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Chapitre 2 : Analyse

2.2 Analyse du texte et propositions de traduction

Après analyse du texte source, j’ai choisi certains passages qui me semblaient codés queer ou contenant un sous-texte. Je vais les présenter ici, en donner mon interprétation, puis observer la méthode de traduction et déterminer s’il aurait été possible d’utiliser une stratégie pour rendre le texte plus queer.

J’ai choisi d’analyser les épisodes 7 et 8 de la série car ils retracent l’histoire de Jean-Paul Beaubier. Ce sont des épisodes qui fournissent de nombreuses informations sur la construction de l’identité de ce personnage et qui sont chargés de sous-entendus quant à son homosexualité. Les passages que j’ai sélectionnés sont surtout centrés sur un vieil ami de Jean-Paul et la relation qu’il entretient avec lui. Ce personnage, Raymond Belmonde, est codé queer et suggère plusieurs secrets concernant son passé commun avec Jean-Paul. Son prénom est d’ailleurs féminisé dans la version anglophone (Raymonde). La première mention qui est faite de ce personnage révèle immédiatement le ton et l’atmosphère qui résideront autour de lui tout au long de cet arc narratif.

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Après un rendez-vous chez le médecin, Jean-Paul propose d’emmener Jeanne-Marie découvrir un endroit où déjeuner. Celle-ci semble surprise que Jean-Paul connaisse des lieux aussi beaux et raffinés. Commentaire auquel Jean-Paul répond mystérieusement qu’il a une « profondeur cachée » que sa sœur ne connaît pas. La phrase suivante introduit son ami, qui habite près de là. Jean-Paul explique en butant sur ses mots que ce personnage l’a beaucoup aidé dans des périodes difficiles de sa vie. Dans cette première mention de Raymond Belmonde, plusieurs éléments laissent penser qu’il a une certaine importance, que ce soit dans la vie de Jean-Paul ou dans le récit. Dans la formulation de ce passage, on peut imaginer que la « profondeur » dont parle Jean-Paul a un lien direct avec cet ami. Le terme « ami » est d’ailleurs mis en évidence grâce à l’usage du gras et de l’italique, ce qui peut signaler un changement de ton ou une indication de l’auteur. Dans ce contexte, cette mise en avant du terme « ami » sert à attirer l’attention des lecteurices sur la relation entre Jean-Paul et Raymond. Ensuite, on note que Jean-Paul bute sur ses mots, ce qui est assez rare ; il a généralement un discours très fluide. Cette manière de parler lorsqu’il mentionne Raymond Belmonde trahit une émotion forte qui s’ajoute au comportement soudainement mystérieux de Jean-Paul par rapport à ce

« vieil ami ». Jean-Paul et sa sœur sont interrompu’es par un voleur, ce qui laisse leur conversation étrange en suspens.

La traduction de ce passage est assez littérale. Cependant, le discours de Jean-Paul n’a pas le même effet en français qu’en anglais et ne serait pas nécessairement compréhensible de la même façon par le lectorat cible que par le public source. Il y a plusieurs pertes en ce qui concerne les sous-entendus que fait Jean-Paul sur son orientation. Le texte cible semble ainsi relativement plat. Les deux stratégies de traduction féministe les plus pertinentes dans cette situation sont donc la compensation, qui viserait à réinstaurer l’atmosphère particulière et le sentiment que Jean-Paul cache quelque chose, ou le détournement, qui permettrait un discours plus explicite. Dans le premier cas, je proposerais notamment de modifier légèrement la première phrase de Jean-Paul afin d’inférer un sous-texte un peu moins implicite : « J’ai bien plus de… profondeur que tu ne penses, ma sœur. (…) » L’ajout du terme « bien » et l’usage de l’italique et du gras sur le mot « profondeur » mettent l’emphase sur cette facette de Jean-Paul et indiquent qu’il y a quelque chose à comprendre derrière. Dans la deuxième case, je modifierais le discours du personnage comme ceci : « (…) Il… il m’a… aidé à une époque difficile. » Explorer l’hésitation de Jean-Paul offre un regard différent sur son discours et attire l’attention sur ses paroles. Dans le cas du détournement, il serait possible de remplacer le mot « ami » par « amant » et d’assumer pleinement le fait que Jean-Paul et Raymond ont autrefois eu une relation.

Une dernière stratégie de traduction féministe qui est envisageable est la para-traduction. Je propose

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de mettre une note de bas de page dès l’usage du mot « profondeur » et d’expliquer : « Jean-Paul fait ici référence à son homosexualité qui n’est pas encore assumée publiquement ».

Le choix de l’utilisation d’une stratégie plutôt que l’autre est personnel et dépend de l’objectif traductif. D’un point de vue narratif, sachant que cet épisode est le premier centré sur Jean-Paul, le choix d’une méthode de compensation, qui garde du suspense jusqu’au moment où les lecteurices apprendront de manière certaine que Jean-Paul est homosexuel, est tout à fait justifié. D’un autre point de vue, représenter les identités queer comme des secrets difficiles à avouer, qui ressortent dans l’histoire comme point central de la personnalité d’un personnage, n’est pas toujours apprécié par la communauté LGBTQIA+. Dans la réalité, il est vrai qu’une grande partie des personnes queer doit cacher son identité, d’autant plus à ses proches. Toutefois, les récits de fiction permettent d’imaginer d’autres réalités, où évolueraient côte à côte avec des mutant’es avec des super-pouvoirs et des personnes queer libres de vivre leur identité pleinement, au même titre qu’une personne hétérosexuelle cisgenre. Ma proposition personnelle est d’utiliser une stratégie de compensation pour une partie de l’épisode, afin de garder tout de même une sorte de suspense, et d’utiliser la stratégie de détournement pour expliciter l’identité de Jean-Paul à un moment significatif. Ce choix est motivé par les différents arguments cités précédemment, mais également par mon appréciation personnelle du suspense que crée l’attente d’une révélation comme celle-ci. Tout comme il est possible d’attendre parfois plusieurs centaines d’épisodes avant que les protagonistes hétérosexuel’les s’embrassent pour la première fois, attendre quelques pages avant d’offrir une représentation claire d’un personnage queer peut être une solution appréciable.

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Le prochain passage que je souhaite examiner se trouve quelques pages plus loin. Jeanne-Marie s’est fait attaquer par un voleur, qu’elle a rattrapé et arrêté grâce à ses pouvoirs. Jean-Paul et elle l’ont amené au poste de police et sont en train d’en ressortir lorsqu’ils rencontrent Raymond Belmonde.

Les deux hommes sont manifestement ravis de se revoir et se prennent dans les bras. Ils échangent quelques phrases qui ressemblent à des taquineries typiques des scènes de flirts, et se font couper par Jeanne-Marie qui rappelle sa présence par un raclement de gorge. Cette intervention de Jeanne-Marie laisse penser que les deux hommes sont si heureux de se voir qu’ils en oublient complètement la présence d’une troisième personne. Cela pourrait paraître anodin s’il n’y avait pas les autres éléments appuyant dans le sens d’une relation spéciale entre Jean-Paul et Raymond. On peut considérer que cette scène emprunte ces éléments au romantic coding : la proximité physique, l’inquiétude de Raymond, la façon de parler de Jean-Paul et le fait qu’ils mettent Jeanne-Marie de côté.

Dans cette scène, le message réside autant dans la composition de l’image que dans les éléments textuels. Au niveau de l’image, on peut voir que la présence de Raymond est annoncée par une bulle dans le coin en bas à droite de la première case. Après cette apparition, où Jean-Paul est encore en train de parler à un officier de police, les deux hommes courent dans les bras l’un de l’autre. Le mouvement est suggéré par l’ellipse entre les deux cases, où Jean-Paul passe rapidement de sa discussion avec la police aux bras de Raymond à peine il l’entend l’appeler. Dans ce mouvement, il coupe la route à sa sœur, et la met de côté, visuellement. Jeanne-Marie se retrouve dans un coin de l’image et on ne la voit pas entièrement, car elle est cachée par son frère. Au niveau du texte, c’est le ton joueur entre les deux hommes qui crée cette atmosphère de flirt et de bienveillance. Le fait que Raymond soit inquiet pour Jean-Paul et qu’il ait accouru alors que la personne lésée est Jeanne-Marie est également révélateur de leur lien.

La partie visuelle reste inchangée lors de la traduction et garde le même effet sur les lecteurices.

Cependant, bien que le texte cible reste proche de l’original et capture relativement bien le ton, il y a

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deux pertes dues à des modifications. La première est celle que j’ai mentionnée plus tôt : la traduction du prénom « Raymonde » par « Raymond », qui culturellement, semble moins sophistiqué et plus vieillot. Pour y remédier, il serait envisageable de changer entièrement le prénom de ce personnage pour le rendre plus « queer ». Un prénom mixte tel que « Camille » fonctionnerait bien. La seconde option, qui est celle pour laquelle j’ai opté lors de ma traduction personnelle, est de conserver l’orthographe originale « Raymonde » qui apporte un effet original et un aspect queer.

Le deuxième message qui est perdu dans la version francophone est dans la phrase « But what on earth are you doing here? Not looking for me, surely? », et plus précisément dans la deuxième partie de la question, qui a été traduite par « Tu n’es pas venu me chercher tout de même ? ». La différence majeure est dans la mise en évidence des termes. D’un côté, « me » qui met l’accent sur le personnage et sa relation avec Raymond ; de l’autre, « chercher » qui souligne l’action et non pas la personne envers qui elle s’adresse. Cependant, la version francophone gagnerait à être étoffée car, tout comme le passage précédent, il y a quelques pertes au niveau du sens. Cette question rhétorique est une manière de confirmer le lien qu’ont les deux personnages. En français, j’opterais pour une stratégie de compensation qui établirait un ton plus joueur, comme « Tu ne serais pas venu me chercher, tout de même ? » ou « Tu n’es certainement pas venu me chercher, si ? ». Ces deux solutions mettent en avant le fait que Jean-Paul connaît déjà la réponse et cherche simplement à la confirmer, de manière taquine. La réponse de Raymond est satisfaisante dans la version française. Ses deux premiers mots,

« Selon toi ? » conservent très bien l’idée d’un lien fort et joueur entre les deux hommes qui ne se sont plus vus depuis longtemps. L’inquiétude de Raymond s’ajoute à ce lien et il est indéniable que Jean-Paul et lui ont de l’affection l’un pour l’autre.

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Dans la case suivante, il y a un nouveau sous-entendu, cette fois-ci dans le discours de Raymond.

Lorsque Jeanne-Marie déclare que Jean-Paul lui a tout raconté de lui, Raymond rétorque que ça le surprendrait. Cette réponse laisse penser qu’il y a un secret entre eux. Dans cette case, ainsi que dans les suivantes, on observe un personnage plutôt maniéré, qui reprend certains codes gays et queer : il a un langage sophistiqué, un prénom féminin, un sens de la mode, il est très cultivé et il est propriétaire d’un petit restaurant.

La première phrase de Raymond, « he has? that surprises me a little, dear. », est relativement explicite et fonctionne également en français. L’unique nuance que je proposerais d’apporter est d’utiliser le conditionnel, pour ajouter du ton : « ça m’étonnerait ». La suite du discours de Raymond complimente à la fois Jean-Paul et Jeanne-Marie. Cet aspect est perdu dans la version française qui met plus en avant la beauté de Jeanne-Marie. Dans la traduction de cette phrase, il y a un glissement dans l’orientation que l’on pourrait attribuer à Raymond. Dans la version originale, il peut sembler être attiré autant par les hommes que par les femmes. Son compliment est formulé de manière queer.

Il en profite pour dire qu’il trouve Jean-Paul très beau, et sa sœur aussi, d’une autre manière. La traduction francophone est plus hétéronormée et n’a pas le même effet. C’est une phrase sur laquelle j’ai moi-même dû beaucoup réfléchir pour trouver une solution satisfaisante car le terme

« handsome » est intraduisible en français. J’ai finalement décidé d’utiliser une stratégie détournante et de rendre Raymond explicitement queer dès le départ. Cette phrase se formulerait donc en mettant plus d’emphase sur le fait qu’il trouve Jean-Paul très beau et sa sœur charmante, car elle lui ressemble, ce qui donne : « Vous êtes une femme charmante. Vous êtes chanceuse : Mère Nature vous a doté des mêmes traits que votre frère. Sa grande beauté est plaisante sur vous aussi. » ou « Vous êtes charmante. J’ai toujours trouvé que Jean-Paul était un très bel homme, évidemment,… et ses traits vous vont à ravir ».

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Dans le passage suivant, c’est surtout la première bulle qui est intéressante. Raymond insiste à nouveau sur un potentiel secret que Jean-Paul n’aurait pas osé révéler à sa sœur. Il le fait en mettant l’accent sur le fait qu’il aurait été particulièrement étrange (odd) que Jean-Paul ait tout dit à sa sœur à propos de Raymond. Cela se traduit par l’accentuation en gras et italique des termes « odd » et

« all » dans le texte source. C’est également dans cette case que nous apprenons que Raymond est propriétaire d’un petit restaurant.

Dans le monde occidental, certains métiers sont jugés « féminins » (sage-femme, infirmière, esthéticienne) et d’autres plus « masculins » (maçon, bûcheron, informaticien). C’est également un élément du queer-coding d’attribuer un métier dit féminin à un homme (coiffeur, styliste) ou un métier dit masculin à une femme (ouvrière, mécanicienne). Le stéréotype du coiffeur homosexuel est très connu par exemple. En outre, les personnes queer ayant été longtemps (et étant toujours) stigmatisées et marginalisées, il existe un besoin de la communauté de créer des espaces de soutien et un sentiment d’appartenance. Dans ces sphères, une « identité queer » s’est développée et certains traits stéréotypés sont considérés comme queer. Ce ne sont généralement pas les mêmes stéréotypes imaginés par la société hétéronormée cisnormée et imposés à la communauté queer, mais une identité commune créée par ce groupe social afin de se reconnaître et de partager cette appartenance. Le fait d’apprécier ou non certaines choses peut en faire partie ; notamment certains animaux sont considérés comme faisant partie de l’identité queer, mais aussi des vêtements, des artistes ou certaines boissons.

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Certains sont plus récents et se développent ces dernières années grâce aux réseaux sociaux, comme le fait d’aimer particulièrement les grenouilles, les champignons ou le café glacé, et d’autres sont là depuis plus longtemps comme le fait de porter des chemises en flanelles, de retrousser son pantalon en jean ou d’apprécier certain’es artistes emblématiques comme Lady Gaga ou Freddie Mercury.

Parmi ces traits, il y a le rêve d’indépendance. Indépendance de la société patriarcale et capitaliste.

Être saon propre chef’fe et être propriétaire d’une boutique, café, ou cottage fait partie de ce rêve queer. C’est pourquoi le fait que Raymond réalise en partie ce rêve, sans succès puisqu’il n’a pas de client’es, est un élément supplémentaire qui vient s’ajouter à son identité.

La traduction de ce passage infère le même ton que le texte source. Il y a une mise en évidence des termes « tout » et « étrange », comme dans la version anglophone. Cependant, elle gagnerait à être explicitée. Cette traduction pourrait suffire si le reste du texte était traduit de manière féministe et queer, mais ici, puisque ce n’est pas le cas, je propose la stratégie de para-traduction. Ma suggestion est d’ajouter une note à la fin de la première bulle de Raymond, en expliquant : « Raymond fait notamment référence à son orientation ». Cette solution permet d’expliciter l’homosexualité du personnage auprès du lectorat, tout en gardant l’ellipse entre la case précédente et celle-ci qui ne révèle pas en détail la nature de la conversation entre Jeanne-Marie et Raymond.

Le passage suivant se déroule peu après. Les trois personnages sont toujours en pleine conversation dans le restaurant désert lorsque la fille de Raymond apparaît, ce qui surprend beaucoup Jean-Paul.

La réaction de Jean-Paul et les mots choisis pour l’exprimer sont assez troublants. Il est surpris d’apprendre que Raymond a une fille, mais surtout, il demande comment la chose est possible (how).

S’il l’on imagine que Jean-Paul a connu Raymond alors qu’il avait des relations avec des hommes, il peut se demander comment il a eu une fille. Jean-Paul se rattrape maladroitement, en butant à nouveau sur ses mots et en précisant qu’il n’était simplement pas au courant de l’existence de cette fille. Ce que dit Raymond ensuite va confirmer la légitimité de la surprise de Jean-Paul et en fournir une explication aux lecteurices. Raymond déclare que sa fille, Danielle, est réapparue récemment dans sa

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vie et qu’elle est un souvenir précieux de l’homme très différent qu’il a été un jour. Il est sous-entendu qu’il était dans une relation hétérosexuelle, peut-être même marié, et a eu une fille avant de changer complètement de style de vie et de vivre pleinement son homosexualité (ou bisexualité).

La version francophone reste toujours relativement fidèle bien qu’elle soit plus plate. La traduction littérale ne permet pas de stratégie de compensation et perd en spontanéité et en mordant. Une expression comme « I mean », qui a une signification et un usage particulier en anglais, ne traduit pas le même ton lors de la formulation française « Je veux dire ». Une solution envisageable serait d’ajouter plus d’hésitation dans ce début de phrase : Jean-Paul pourrait, par exemple, buter sur ses mots et dire quelque chose comme « euh.. je.. je veux dire… Tu ne m’as jamais parlé d’une fille ».

La phrase « She is a treasured reminder of the very different man I once was » traduite par « C’est un trésor, un souvenir de l’homme si différent que j’étais » perd elle aussi son effet sur les lecteurices.

L’ajout de la virgule et la liste de deux éléments (« un trésor » et « un souvenir ») en français, attire l’attention sur cette partie de la phrase et non plus sur la révélation que Raymond a été un homme très différent par le passé. Si une stratégie de détournement était mise en place dès le départ pour confirmer l’identité queer de Raymond, la traduction de cette case serait parfaitement cohérente et il n’y aurait pas besoin d’appuyer plus sur son orientation. Cependant, si son identité n’est pas établie, j’opterais pour une stratégie de compensation qui accentuerait ce discours, ou une note de bas de case qui expliciterait le style de vie de Raymond en donnant une explication à ses propos mystérieux et détaillant son passé. La note pourrait être formulée de cette manière « Raymonde a été marié et a eu une fille avant de découvrir son attirance pour les hommes et de changer de style de vie ».

Après cela, le méchant de cet épisode, qui persécute Raymond, va venir le tuer. La réaction de

Après cela, le méchant de cet épisode, qui persécute Raymond, va venir le tuer. La réaction de

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