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Chapitre 1 : La traduction féministe

1.3 Stratégies de traduction féministe

1.3.4 Autres stratégies

Françoise Massardier-Kenney (1997) présente des stratégies supplémentaires qui sont centrées soit sur l’auteurice soit sur la traductrice. Elle précise qu’il existe d’autres façons de classifier les textes, mais que ces deux catégories sont particulièrement pertinentes dans le contexte de la traduction féministe, car elles mettent en exergue l’importance d’avoir des femmes autrices et traductrices. Dans les stratégies centrées sur l’auteurice, Massardier cite la canonisation (recovery), le commentaire (commentary) et la résistance (resistancy)30. Parmi celles qui se concentrent sur le point de vue des traductrices, elle cite à nouveau le commentaire, ainsi que l’usage de textes parallèles (use of parallel texts) et la collaboration (collaboration). Massardier précise que par « auteurice » elle entend

« producteurice de textes » (1997, 59) et que les stratégies centrées sur l’auteurice visent à rendre le texte accessible (ibid., 62). Elle situe également sa deuxième catégorie, centrée sur la traductrice, comme une alternative au discours classique centré sur les lecteurices. Elle souhaite observer non pas la réception du texte ou le public cible, mais la position des traductrices, leurs motivations et leurs intentions.

28 Traduction : « femmes et hommes ».

29 Citation originale : « “Masters” of the kitchen » (Von Flotow 1991, 79).

30 La traduction de ces trois stratégies est une proposition personnelle.

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1.3.4.1 Canonisation

La traduction féministe n’a pas uniquement pour but de mettre en avant le féminin dans un texte, mais aussi de promouvoir des textes féministes et/ou des textes écrits par des autrices oubliées. Cette pratique a notamment permis de faire redécouvrir des textes de George Sand ou de Germaine de Staël, qui sont entrés dans le canon et sont maintenant considérés comme des classiques en littérature, notamment française et francophone. Selon Massardier-Kenney :

The first author-centred strategy, recovery, consists of the widening and reshaping of canon. One possible way to define what feminist means in the context of translation is to take "women's experience as a starting point", as de Lotbiniere-Harwood has suggested (1991 :73), and to contribute through translation to a rethinking of the canon from which women's experience has been excluded. (Massardier-Kenney 1997, 59)31

Ces quelques phrases de Françoise Massardier-Kenney mettent en lumière un problème essentiel dans la visibilisation des femmes au sein de la société, le fait qu’elles soient exclues du canon. Les femmes ont toujours été productrices de textes. Simplement, leur travail a rarement, voire jamais, été retenu comme suffisamment important, intéressant et pertinent. La canonisation (recovery) est une stratégie qui permet de rechercher ces textes et de les intégrer au canon. Elle permet également de déconstruire le concept de canon et de réfléchir à ce qui y est généralement admis.

Cette stratégie n’est pas une stratégie de traduction à proprement parler. Elle ne consiste pas à faire des modifications ou des adaptations du texte, mais à choisir de traduire certains textes plutôt que d’autres. Elle agit donc au niveau de la distribution et de la promotion de textes féministes, de textes écrits par des femmes ou des minorités, et de textes avec un style non-conventionnel ou différent de la norme imposée par les auteurs hommes blancs cisgenres, hétérosexuels et valides.

Le risque de cette stratégie est de tomber dans des biais d’oppression entre femmes. Si un point de vue intersectionnel et transnational n’est pas adopté, il est probable d’assister à la naissance d’un nouveau canon incluant les femmes, mais uniquement les femmes blanches.

31 Traduction : « La première stratégie centrée sur l’auteurice, la canonisation, consiste à élargir et à repenser le canon.

Une manière de définir le sens du terme "féministe" dans le contexte traductif est de "prendre l’expérience des femmes comme point de départ", comme de Lotbinière-Harwood l’a suggéré (1991, 73) et de contribuer, grâce à la traduction, à cette modification du canon, duquel les femmes et leurs expériences ont toujours été exclues. »

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1.3.4.2 Commentaire

La stratégie du commentaire (commentary) consiste à utiliser le métadiscours accompagnant la traduction afin d’expliciter l’importance des femmes et du féminin au sein du texte cible. Le commentaire ressemble à la stratégie de para-traduction (footnoting and prefacing) décrite par Von Flotow. La différence majeure qu’en fait Massardier-Kenney est la distinction entre author-centred (centré sur l’auteurice) et translator-centred (centré sur la traductrice). L’idée de centrer le commentaire sur l’auteurice apporte une dimension nouvelle à la para-traduction, qui n’était pas suggérée par Von Flotow dans son texte datant de 1991. C’est donc une nouveauté qu’observe Massardier-Kenney dans les usages concernant la rédaction de préfaces. Il s’agit de traductrices qui arguent de l’importance de traduire le travail de l’auteurice qu’elles traduisent. Le but est de présenter son œuvre et d’expliquer pourquoi le texte en question est significatif et pourquoi il est pertinent de le traduire. Ces préfaces peuvent également servir à apporter une critique ou à analyser les limites du texte original (Massardier-Kenney 1997, 60). Françoise Massardier-Kenney apporte un point de vue très intéressant avec cette citation :

This type of metadiscourse reminds the reader that translating is an activity which creates authority for the writer translated, that the translator is a critic responsible for introducing and marketing a specific 'image' of that writer. (Ibid.)32

Cette phrase met en avant le rôle des traductrices comme diffuseuses de connaissance. Les traductrices permettent de partager le travail d’auteurices qui ne seraient pas lu’es autrement. En cela, la traduction est créatrice d’autorité. Le métadiscours, rédigé par les traductrices, présentant l’auteurice et son œuvre, joue alors un rôle important dans l’image publique que cet’te auteurice crée auprès d’une audience cible. Le risque de cette pratique est de ressentir un faux sentiment de proximité, presque de familiarité, avec l’auteurice étranger’e, sans réellement connaître son œuvre, mais en se fiant à ce qu’en dit sa traductrice.

La stratégie du commentaire (commentary) centré sur la traductrice fonctionne de la même manière, avec un but différent. Dans des préfaces centrées sur la traductrice et sa pratique, ce qui est exposé sont ses motivations à traduire ce texte et la manière dont celles-ci influencent ses choix de traduction. L’objectif ici est de faire preuve de transparence et de réflexivité, afin d’éviter de reproduire des schémas oppressifs (Massardier-Kenney 1997, 63).

32 Traduction : « Ce type de métadiscours rappelle aux lecteurices que l’activité traduisante façonne l’autorité de l’auteurice traduit’e, et que lea traducteurice est un critique responsable d’introduire et de vendre une « image » particulière de cet’te auteurice. »

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1.3.4.3 Résistance

Le terme « resistancy » est créé par Lawrence Venuti (1992, 1995) qui présente cette stratégie et encourage à l’utiliser (Massardier-Kenney 1997, 60). Cette stratégie consiste à rendre apparent le travail des traductrices sur le texte par des moyens linguistiques qui ont un effet dé-familiarisant (defamiliarizing). Le texte est donc moins fluide et idiomatique, toutefois, il laisse transparaître les caractéristiques de l’original. Massardier-Kenney précise que la résistance fonctionne particulièrement bien lors de la traduction de textes féministes expérimentaux, qui défient déjà les conventions linguistiques patriarcales (ibid., 61). Elle cite l’exemple des textes de Monique Wittig qui expérimente d’autres façons de structurer le genre en grammaire française. Il serait donc pertinent de traduire ce texte en questionnant, à son tour, le fonctionnement sexiste de la langue anglaise.

Le plus grand risque lié à la résistance est de produire un texte moins facile à aborder, donc moins accessible. Kwame Anthony Appiah (1993) propose une autre stratégie, qui permet de conserver une traduction transparente et lisible, tout en apportant les clés de compréhension nécessaires aux lecteurices. Elle la nomme « thick translation »33. Dans le cas de textes issus de cultures différentes, cette stratégie peut être particulièrement utile. La traductrice fournit alors des explications, des définitions, des glossaires, et le contexte culturel nécessaire à la compréhension du texte et de ses significations. Cette stratégie permet d’évaluer les enjeux d’un certain texte dans une culture donnée.

1.3.4.4 Usage de textes parallèles

Les stratégies suivantes sont centrées sur la traductrice, ses intentions et sa manière de traduire. La première stratégie que présente Massardier-Kenney (1997, 64) est l’usage de textes parallèles (use of parallel texts). Dans le contexte de la traduction féministe, les textes parallèles sont les œuvres en langue cible écrites dans des conditions similaires au texte source. Massardier-Kenney explique que le genre est un facteur à prendre en compte lorsque l’on pense à ces « conditions similaires » à la création d’un texte. Elle cite l’exemple de Maryse Condé et de Virginia Woolf dont les textes et l’approche sont proches. Cette proximité, comme l’explique Massardier-Kenney, est inattendue puisque le travail de Condé et de Woolf est très différent. Cependant, le facteur genre les rapproche plus entre elles que des hommes qui ont écrit des textes dans le même genre littéraire qu’elles. Si le but n’est pas de partir du postulat qu’il existe une « écriture féminine » (Massardier-Kenney 1997, 64), il est pertinent d’observer que la tradition d’écriture des femmes est différente des conventions hétéropatriarcales de l’homme blanc. Cette stratégie d’usage des textes parallèles sert à définir et à

33 Littéralement, « traduction épaisse ».

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comprendre cette tradition comme un contexte qui influe nécessairement sur la manière d’écrire et qui doit être pris en compte lors de la traduction.

Bien que cette méthode soit intéressante et mette en avant des textes de femmes, elle peut rapidement tomber dans un versant essentialiste. Le risque est de rester dans cette vision très binaire

« Homme vs. Femme » et de ne pas prendre en compte les différences qu’il y a au-delà de cette dichotomie. Ce risque peut être contré si cette stratégie est utilisée en parallèle à la thick translation par exemple. En utilisant des méthodes de para-traduction, il est également possible de justifier ces choix.

1.3.4.5 Collaboration

La dernière stratégie que présente Massardier-Kenney afin de produire une traduction féministe est celle de la collaboration (collaboration). Il s’agit de traduire un texte avec plusieurs autres traductrices. Massardier-Kenney affirme que cette pratique pourrait permettre de « renforcer l’idée de la traduction en tant que coopération avec le texte, l’auteurice et d’autres traductrices », et non plus consister en un exercice « solitaire » de « maîtrise du texte »34. Elle-même a utilisé cette stratégie de collaboration avec Doris Y. Kadish (1994). Elle enseigne que cette stratégie permet d’éviter la dichotomie traditionnelle auteurice/traductrice (Massardier-Kenney 1997, 65). Au lieu d’avoir ces deux points de vue subjectifs, la collaboration entre l’auteurice et la traductrice offre une possibilité de créer un troisième discours en accord avec les deux parties. Le processus de collaboration entre traductrices est une négociation et une recherche de sens entre les différentes interprétations du texte.

Ce processus est réflexif par essence ; tout point de vue sera questionné et réfléchi par les autres traductrices. Cela accorde donc un plus grand contrôle sur l’œuvre et sa réception. Cette stratégie offre aussi une légitimité au discours puisqu’il est appuyé et validé par plusieurs personnes et non pas par une traductrice unique.

Massardier-Kenney invite à utiliser la collaboration pour traduire des textes de manière féministe, mais également à fournir une réflexion sur ce procédé, dans une préface notamment (1997, 65). Cette réflexion peut refléter les raisons et les enjeux de la collaboration, ainsi que ses défis, et la mise en place de compromis au fil du texte.

34 Citation originale : « This practice can reinforce the idea of translation as cooperation with the text, the author and other translators, rather than a lonely struggle to 'master' the text. »

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