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Chapitre 2 : La traduction de personnages queer

2.3 Stratégies et enjeux de la traduction queer

La traduction des identités queer s’inscrit – en partie – dans la pratique de la traduction féministe.

Des stratégies similaires vont donc pouvoir être mises en place afin de produire une traduction queer.

Dans cette partie, je présente la théorie de la traduction queer, ses enjeux ainsi que ses pratiques.

Tout comme pour la traduction de textes féministes, il y a une peur de l'effacement des traits queer d’un texte si la traduction est effectuée par une personne avec des biais LGBTQIA-phobes (Palekar 2017, 12). C’est pourquoi l'objectif de la traduction queer est d'ouvrir l'horizon à de nouvelles représentations, à de nouvelles identités, sans créer de catégories fermées et excluantes, mais également de traduire des textes déjà explicitement queer. Emily Rose (2017, 37-50) explique que la théorie queer cherche à casser les dynamiques de pouvoir et le système patriarcal en brisant les limites et les barrières qui maintiennent ce système en place. Palekar (2017) développe l’idée selon laquelle les traductions, ainsi que la représentation queer, permettent la création d’identités hors de la norme établie. Elle cite Harvey afin de préciser cette idée :

Translated literature occupies a special place within the space of literature for gay readers in that translated texts can suggest models of otherness that can be used in the processes of internal identity formation and imagined community projection. Translations can achieve this through their subject matter itself, if this presents the reader with explicit accounts of homosexual experience and struggle. (Harvey 2000, 159 IN Palekar 2017, 10)42

Dans cette citation, Harvey avance l’idée selon laquelle le lectorat peut se créer sa propre individualité en voyant et en comprenant d’autres manières de percevoir l’identité et le queer. Cela est d’autant plus vrai dans le cas de la littérature traduite, car elle permet de montrer d’autres modèles

42 Traduction : « La littérature traduite occupe une place particulière dans l’espace dédié à la littérature pour un lectorat homosexuel. C’est-à-dire que les textes traduits permettent de suggérer des modèles d’altérité qui peuvent servir aux processus de création d’identité et de projection de la communauté imaginée. Les traductions peuvent réaliser cela à travers leur sujet en lui-même, si celui-ci présente des récits explicites du vécu et des luttes gays. »

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culturels de formation des identités queer. Emily Rose questionne la fonction de la traduction ainsi que les pratiques permettant de construire les identités différemment. Elle cite notamment Judith Butler :

Nobody is born masculine or feminine; we all learn our gender roles as children and they are reinforced by a society over time. Men do not have to be masculine nor women feminine; not because sex is biological and gender cultural but because both are constructed and 'the distinction between sex and gender turns out to be no distinction at all'. This invites the question: 'if gender is constructed, could it be constructed differently...?' (Butler 2006, 10 IN Rose 2017, 38)43

Ces quelques lignes mettent en avant l’idée centrale de la théorie queer : remettre en question les constructions sociales existantes. L’objectif principal de la traduction queer est d’interroger le développement de nos identités et d’explorer des alternatives à ces dernières. Le discours de Rose permet d’identifier les limites de ces pratiques traductives. Palekar souligne le rôle que jouent les traducteurices dans la construction de ces identités et étend le questionnement de Butler :

In the collaboration that I envision between translation and queer studies, and since sexual identity adds another dimension to cultural specificity, one further area of research might include how to factor our Western notions of male homosexuality and representation in translation when analyzing non-Western characterizations of same-sex desire (…). (Palekar 2017, 9)44

Cette citation pointe du doigt les enjeux de la traduction queer que je vais détailler ci-dessous. Elle rappelle l’idée de réflexivité et met en évidence l’importance de questionnements tels que la manière de traduire et de représenter, dans une nouvelle sphère culturelle, une identité propre à une autre culture.

43 Traduction : « Personne ne naît homme ou femme ; nous apprenons toustes nos rôles de genre en étant enfants et ils sont ensuite renforcés par une société au fil du temps. Les hommes ne sont pas obligés d’être masculins et les femmes d’être féminines ; non pas parce que le sexe est biologique et le genre culturel, mais parce que les deux sont construits et

"la distinction entre sexe et genre se trouve être inexistante". Ceci suscite la question suivante : "si le genre est construit, pourrait-il être construit différemment… ?" »

44 Traduction : « Dans la collaboration que je conçois entre les études de la traduction et du queer, partant que l’identité sexuelle ajoute une autre dimension à la spécificité culturelle, un domaine de recherche supplémentaire serait la gestion de nos notions occidentales de l’homosexualité et de la représentation dans la traduction lors de l’analyse des personnages non-occidentaux présentant leurs identités queer (…). »

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2.3.2 Enjeux et déconstruction

L'identité queer est mouvante et ses contours sont parfois flous, car elle se construit différemment des dichotomies traditionnelles. Les contributions des différent’es auteurices dans l’ouvrage Queer in Translation, édité par B. J. Epstein et Robert Gillett (2017), explorent tour à tour diverses sphères culturelles afin de contraster la notion « queer ». Maria Viteri explique, en parallèle à la notion

« Latino » :

U.S. identity categories such as 'queer' and 'Latino/a' are not stable categories but are constantly reinvented and politicized according to diverse constructions of race and sexuality where notions of 'queer' space (US) are blurred with narratives from the homeland. That is to say, LGBT Latinos/as' refusal to occupy a 'queer' and 'Latino' fixed identity acts as a way to contest, negotiate and re-signing a 'western' (colonial, Eurocentric) 'authority' embodied by these scripts and labels in a translation/border crossing continuous flux. (Viteri 2008, 63 IN Palekar 2017, 9)45

Andrea Bachner, de son côté, mentionne le fait suivant :

After all, even as acts and articulations that we now describe as queer have existed in different epochs and cultures, the modern understanding of sexuality, and thus also the bases for the theorization of non-normative sexualities and queer politics, are Western inventions (...) (Bachner 2017, 77)46

Ce qui ressort de ces deux citations est l’idée d’intersectionnalité. Bachner et Viteri mettent en avant l’importance de déconstruire le système eurocentré (colonial) afin d’élargir réellement la notion queer. Les identités queer existent depuis longtemps et se sont développées différemment dans plusieurs cultures. Ainsi, il est nécessaire de prendre en compte ces différentes constructions et d’éviter la production d’un modèle globalisant. Cependant, il est également indispensable de faire attention à ne pas romantiser le queer des autres cultures et de s’interroger sur l’expression queer dans notre propre sphère culturelle. Dans l’histoire de la représentation queer, il y a une grande tradition qui va dans le sens de cette romantisation de l’altérité, comme l’explique Palekar. Elle dit : « However, it must also be kept in mind that homoeroticism/homosexuality has also been a consistent trope of exoticization and Orientalism in literature and films produced by Western writers »47 (Palekar 2017,

45 Traduction : « Les catégories identitaires américaines comme "queer" ou "latino’a" ne sont pas fixes mais constamment réinventées et politisées en fonction de différentes constructions de race et de sexualité où les notions d’espace "queer"

(US) sont mélangées avec des récits du pays natal. C’est-à-dire que les Latino’as LGBT refusent d’adopter une identité figée telle que "queer" ou "latino’a". C’est une façon de contester, négocier et réinventer l’"autorité" "occidentale"

(coloniale, eurocentrée) qu’incarnent ces labels et récits. Iels recréent ces catégories grâce à un effort constant de traduire et traverser les frontières. »

46 Traduction : « Après tout, bien que des actes et situations que nous décrivons maintenant comme étant queer aient existé dans diverses époques et cultures, la compréhension moderne de la sexualité, et donc également les bases de la théorisation des orientations sexuelles non-normatives et de la politique queer, sont des inventions occidentales. »

47 Traduction : « Cependant, il ne faut pas oublier que l’homoérotisme/homosexualité a été un sujet consistant de l’exotisme et de l’Orientalisme dans la littérature et les films produits par des auteurices occidentaux’ales. »

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14). C’est pourquoi, comme l’indique Abu Assad (2017), il est primordial de questionner la transmission de culture et les récits créés par la tradition coloniale (Abu Assad 2017, 26). Nour Abu Assad explique les risques du groupe LGBT48, qui sont les mêmes que pour les féministes essentialistes. Le principe du queer est de sortir des catégories et de questionner les identités, et non pas de créer de nouveaux labels auxquels se conformer. La théorie queer ne remet pas en cause le besoin de créer une communauté, mais interroge les récits qui la constituent et la façon dont cette communauté est représentée.

2.3.3 Stratégies de traduction

Palekar explique qu'il n'existe pas de méthodologie officielle pour créer des traductions queer, mais que le travail de William Butcher, comme le note Kieran O'Driscoll dans la citation suivante, est une piste afin d'en créer une.

The 'gay' case study presented in this article has offered examples of how a translator such as William Butcher can, through the use of both his translational linguistic choices and paratextual commentary, present new and sometimes radical interpretations of a canonical work of literature. (O'Driscoll 2008, 28-29 IN Palekar 2017, 12)49

Les deux méthodes citées par O'Driscoll sont les choix linguistiques explicitement queer (et décoloniaux)50 ainsi que le commentaire grâce au paratexte. Ces deux stratégies étaient mises en place par les traductrices féministes dans les années 1980. Les femmes, ainsi que les personnes queer, cherchent à créer de nouveaux messages et à déconstruire leurs identités dans un système patriarcal oppressif. C'est pourquoi les stratégies sont sensiblement les mêmes, avec une adaptation au cas par cas selon ce que les traducteurices souhaitent mettre en évidence. Epstein donne différents exemples d’altérations qui s'offrent aux traducteurices queer :

They [Queer translators/translators of queer texts] can focus on the queerness of a character or a situation, or they can push a reader to note how a queer character is treated by another character or by the author, or they can otherwise 'hijack' a reader's attention

48 J’utilise ici cet acronyme en contraste avec celui de LGBTQIA+, comme plus excluant et répétant le schéma dichotomique dominant. C’est en ces termes qu’Abu Assad l’utilise également.

49 Traduction : « L’étude de cas "gay" présentée dans cet article a offert plusieurs exemples concernant la façon dont un traducteur comme William Butcher peut, grâce à ses choix linguistiques transnationaux ainsi que ses commentaires paratextuels, proposer de nouvelles, parfois radicales, interprétations d’une œuvre littéraire canonique. »

50 Stratégie qui peut s’apparenter à celle de la transformation grammaticale et orthographique utilisée notamment par Lotbinière-Harwood.

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by bringing issues of sexuality and gender identity to the fire. Such strategies can be called 'acqueering', as they emphasize or even increase queerness. (Epstein 2017, 121).51

Dans ces quelques phrases, Epstein cite notamment le fait d'ajouter des identités ou des pratiques queer dans les textes, de créer des situations avec des enjeux queer, de supprimer ou, au contraire, de mettre en exergue l'homophobie, la biphobie ou la transphobie, et d’utiliser des techniques d'écriture inclusive ou d’orthographier différemment certains termes afin d'en faire ressortir l'aspect queer. Les stratégies de paratexte et de para-traduction sont également préconisées par B. J. Epstein.

Certaines stratégies de traduction queer consistent à rendre le queer plus visible dans le texte.

Plusieurs traducteurices, notamment Dmitriev, ont exercé cette stratégie en rendant plus explicite la relation d'un personnage à son identité. Au contraire, Margaret Sönser Been explore des traductions qu'elle nomme "ratées", et analyse comment le renforcement de l'homophobie via notamment des termes insultants (2017, 68) permet de choquer le lectorat et de le faire réfléchir sur ces mécanismes de haine. Enfin, comme la tradition de traduction féministe, la traduction queer utilise des stratégies proches du détournement (hijacking) via une « réinterprétation radicale » du texte source (Palekar 2017, 12). Ces stratégies permettent une déconstruction totale du texte, du récit et du langage (ibid.).

Ce sont donc des stratégies qui remettent en question aussi bien le fond que la forme et qui permettent la création de nouvelles définitions. C’est sur la base de ces stratégies que je vais analyser le texte présenté dans la partie Analyse.

51 Traduction : « Les traducteurices queer et traducteurices de textes queer ont plusieurs possibilités : se concentrer sur le caractère queer d’un personnage ou d’une situation ; pousser un’e lecteurice à observer comment le personnage queer est traité par un autre personnage ou par l’auteurice ; ou détourner l’attention du lectorat par l’ajout de questionnements sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Nous pouvons nommer ces stratégies

"acqueering", car elles mettent l’emphase sur le queer, voire l’amplifient. »

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