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Tracer sa trace

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 64-67)

Alors que les protagonistes doivent trouver des traces du passé, Mouawad laisse intentionnellement des traces d’une pièce à l’autre dans ses mises en scène, en utilisant, par exemple, des matériaux qui font référence à ses productions théâtrales antérieures. Depuis quelques années, la peinture est une matière fréquemment exploitée dans le travail du metteur en scène. Seuls, pièce solo jouée et mise en scène par le Libano-Québécois, gravite autour du Retour du fils

prodigue de Rembrandt, tandis que le dénouement de Ciels repose sur L’Annonciation du Tintoret. Le choix de ces toiles rappelle l’exemple avec Robert

Lepage; Mouawad se mesure à de grosses pointures et cela indique dans quelle ligue il souhaite jouer. Ces célèbres tableaux côtoient aussi la peinture, en tant que matière, dans les différents spectacles : les corps des comédiens sont parfois recouverts de couleur qui dégouline, la peinture est aussi projetée sur d’immenses toiles et elle est d’autres fois utilisée comme symbole. Lors de la représentation intégrale de la trilogie (Littoral, Incendies et Forêts), des seaux de peinture ont été déposés sur la scène au début de Littoral. Beaucoup de rouge, du blanc aussi. Rouge, symbole d’amour, de sang, de liens filiaux. Blanc pour la mort, tel un cadavre livide. L’utilisation de la peinture permet ainsi au dramaturge d’explorer d’autres langages sur scène, faisant de ses mises en scène de véritables tableaux. Il s’agit également pour lui de faire des traces en temps réel par des gestes effectués devant les yeux des spectateurs. Le théâtre est un art du présent qui est éphémère; Mouawad n’a d’autres choix que de créer ses propres traces s’il ne veut pas être la

proie de l’oubli. Le dramaturge québécois Olivier Choinière a d’ailleurs écrit dans la revue Jeu : « Le théâtre est l’art qui nous rappelle au présent153. » Parce que survivre au temps qui passe est synonyme de laisser des marques et des empreintes sur le sol pour la postérité. La volonté du dramaturge est si forte pour rester dans la mémoire du champ dramatique qu’il s’essouffle à lancer de la peinture dans tous les sens sur la scène.

Dans un entretien avec le critique de théâtre et professeur à la Sorbonne George Banu, Mouawad raconte comment il voulait exploiter la thématique de la mémoire dans sa mise en scène :

L’idée a été de faire Littoral et d’encadrer le plancher de

Littoral sur lequel Incendies se jouait. Puis de dérouler un tapis

blanc qui effaçait mais conservait l’en-dessous. Cet en-dessous ressurgissait quand de l’eau tombait peu à peu sur la toile blanche qui, mystérieusement, se re-tachait de rouge. Du rouge qui était en dessous et qui faisait en sorte qu’à la fin, ces histoires racontées ressurgissaient par les pieds des acteurs154.

Cette idée de faire ressurgir quelque chose n’est pas sans rappeler la pratique intertextuelle du dramaturge qui grappille dans les œuvres des autres écrivains. Par contre, dans ce cas, il n’emprunte pas à quelqu’un d’autre, mais à lui-même, faisant de l’intertextualité mouawadienne dans sa propre mise en scène. Il teinte son travail d’éléments utilisés dans ses spectacles précédents pour créer une mémoire et fabriquer des traces. Les éléments qui reviennent d’une mise en scène à l’autre, comme l’utilisation de la peinture, ne sont pas les seuls à participer à cette forme d’intertextualité interne : les prénoms des personnages y contribuent aussi. Wahab est le prénom du père de Nihad dans Incendies, mais aussi celui du personnage principal du roman Visage retrouvé, tandis que celui de Léonie apparaît dans Forêts et dans le plus récent roman de Mouawad, Anima. Puis, il y a ces phrases qui reviennent d’un livre à l’autre, créant un écho au sein même de l’œuvre de Mouawad. Dans Anima, Wahhch Debch dit au coroner que c’est lui qui a « planté et planté et replanté et replanté encore le couteau dans son ventre

153

Olivier Choinière, cité par Elsa Pépin, « Le théâtre en vie », Voir, 16 août 2012, http://voir.ca/chroniques/sentinelle/2012/08/15/le-theatre-en-vie/, page consultée le 19 novembre 2012.

154 George Banu, « Wajdi Mouawad ou le désir de peinture », Alternatives théâtrales (Désir de

avant d’éjaculer dans la plaie155 ». Cette citation rappelle la scène troublante de

Forêts dans laquelle Edgar se met à violer sa sœur, « plantant et replantant et

replantant et replantant encore et encore et plus profondément encore et violemment et sans cesse son sexe dans celui de sa jumelle156 ». Mouawad crée lui-même des traces à travers ses œuvres littéraires, formant ainsi une piste que les lecteurs peuvent suivre tout au long de leur lecture. Tracer des traces, c’est aussi faire état de sa présence et marquer son propre passage dans le champ du théâtre. La posture d’archéologue se manifeste donc par les diverses fouilles que Mouawad doit faire dans son passé personnel et à l’origine de la littérature, mais le dramaturge se prête aussi au jeu du fabricant de traces, celui qui est sensible au temps qui passe et à la postérité littéraire. Il y a donc ce double mouvement de trouver et créer des pistes, de travailler dans le présent à partir du passé, et ce, tout en ayant conscience de ce que le dramaturge lèguera aux futures générations d’écrivains. Plus précisément, il s’agit de laisser des vestiges et d’être lui-même un vestige. La première étape consistait à piller les autres, à prendre exemple sur des auteurs influents et suivre leurs traces. La deuxième étape se résume à se nourrir de son propre passé pour écrire ses œuvres dramatiques. La troisième et dernière étape sera vouée à l’union des figures du pilleur et de l’archéologue, à la production de mystère, à la formation d’une entité bicéphale. Mouawad tourne simultanément son regard vers l’arrière et vers l’avant. Sa posture énigmatique est entre autres attribuable à la pluralité de masques qu’il range dans son placard : ceux du pilleur et de l’archéologue. Souvent, il arbore les deux en même temps, faisant de lui un être à deux visages.

155 Wajdi Mouawad, Anima, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 2012, p. 36. 156 Wajdi Mouawad, Forêts, op. cit., p. 85.

Écrire, c’est affronter un visage inconnu.

Edmond Jabès

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 64-67)