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Il était une fois…

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 43-48)

À l’instar des personnages qui, tout au long de la tétralogie, racontent des dizaines d’histoires, Wajdi Mouawad aime répondre aux questions qui lui sont posées lors des entretiens avec de longues explications qui permettent de retracer la source de chacun des événements. Il a, à l’image de ses personnages, une propension à raconter des anecdotes personnelles lorsqu’il dialogue avec d’autres personnes. Simone veut aller raconter « [d]es histoires telles qu[e les gens] seront bien obligés [d’]arracher le visage [des jeunes] ou de venir avec [eux]92 ». Nawal demande à ses enfants de dire que leur « histoire, son origine, / remonte au jour où une jeune fille / Revint à son village natal pour y graver le nom de sa grand-mère Nazira sur sa tombe93 ». Ludivine supplie Edmond à plusieurs reprises de lui « [r]aconte[r] l’histoire94 » et Luce dit à sa petite-fille Loup : « Viens, on va se rapprocher du feu. Chauffe-toi les mains. Je te raconte95. » En fait, le dramaturge retourne lui aussi à l’origine des choses et, par conséquent, explique ses propos par des histoires. Ce souci de précision et de clarté est d’ailleurs présent dans ses textes qui sont reconnus pour l’« insistance à raconter, l’importance de fouiller et le passé et les origines et les ténèbres et la promesse96 ».

Mouawad fait référence à deux types d’histoires dans ses entretiens : d’abord, à son histoire personnelle, c’est-à-dire celle qui relève de l’instance de la personne; ensuite, à l’histoire qu’il rencontre lors de son processus d’écriture,

92 Wajdi Mouawad, Littoral, op. cit., p. 84. 93Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., p. 90. 94 Wajdi Mouawad, Forêts, op. cit., p. 83. 95

Ibid., p. 52.

celle qui est associée à l’écrivain. Même si la question de l’intervieweur ne l’exige pas, le dramaturge revient constamment sur son passé pour mieux expliquer et comprendre le présent. Il raconte ses histoires à partir du tout début, retournant à l’origine des choses, à l’image des personnages qu’il fait vivre dans ses pièces. À titre d’exemple, lorsque Lise Lenne le questionne à propos de la communauté de parole dans ses textes dramatiques, Mouawad donne une réponse très longue, s’étalant sur sept paragraphes et faisant référence à la France, à la psychanalyse, à ses expériences personnelles, à son ami François Ismert, à sa relecture d’Homère et de Sophocle, à la solidarité des ébranlés97 du philosophe tchèque Patocka, etc. Après toutes ces digressions, il avoue ceci : « Vous voyez, j’ai fait un long détour, mais on est obligé98… » Il est important pour lui de bien expliquer les choses, de « surexpliquer », de s’assurer que sa réponse soit claire et compréhensible par tous. Cette volonté d’être compris à tout prix résulte non seulement du contexte familial dans lequel il a grandi où la parole laissait plus souvent qu’autrement la place au silence, mais aussi du contexte social libanais dans lequel vivaient les jeunes. Ces derniers ne pouvaient comprendre ce qui se passait dans leur pays parce que leurs parents taisaient tout ce qui avait trait à la guerre civile, voulant oublier au plus vite cette époque rougie par le sang. Mouawad souligne d’ailleurs l’importance des histoires pour la survie de son peuple :

Mon pays a besoin de se raconter des histoires. C’est capital. Sinon, il ne s’en sortira pas : c’est la seule façon qu’il a de garder sa mémoire, de s’émanciper de la douleur dans laquelle il se trouve. Vous pensez, si on lui enlève les histoires! Alors que c’est une culture qui est faite d’histoires99…

97 Les « ébranlés » désignent les personnes ayant été troublées « dans leur foi en le jour, la "vie" et la "paix" », comme les combattants de la Première Guerre mondiale qui ont fait l’expérience du front. Il s’agit de la solidarité de « ceux qui sont à même de comprendre ce dont il y va dans la vie et la mort et, par conséquent, dans l’histoire. De comprendre que l’histoire est ce conflit de la vie

nue, enchaînée par la peur, avec la vie au sommet, qui ne planifie pas le quotidien à venir, mais

voit clairement que le jour ordinaire, sa vie et sa "paix" auront une fin. » Autrement dit, « [l]a solidarité des ébranlés, c’est la solidarité de ceux qui comprennent. » Jan Patocka, Essais

hérétiques sur la philosophie de l’histoire, traduction d’Erika Abrams, Lagrasse, Verdier, 1990,

p. 212-213.

98 Lise Lenne, op. cit., page consultée le 13 mars 2012. 99Idem.

Les Libanais ont besoin d’histoires pour exister et pour préserver leurs souvenirs, comme l’écrivain libano-québécois doit raconter des histoires afin de témoigner de son parcours et des épreuves qu’il a dû surmonter dans sa jeunesse. En effet, Wilfrid, Jeanne, Simon et Loup sont le reflet du petit Mouawad, de celui qui a subi l’exil, appris une autre langue, perdu sa mère, cherché ses origines… Rappelons sa propension à truffer de « w » les prénoms de ses personnages : Wilfrid, Nawal, Wahab, Sawda. Qui plus est, l’écrivain et philosophe allemand Walter Benjamin écrit dans son essai Le Conteur100 que « [l]e conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience : la sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui. Et ce qu’il raconte, à son tour, devient expérience en ceux qui écoutent son histoire101. » Il ajoute aussi que « la vie [est] la matière dont sont faites les histoires102 ». Les histoires de Mouawad sont à l’origine des histoires de ses pièces; l’écrivain-archéologue fouille parfois dans son propre passé pour écrire les grandes lignes de ses œuvres dramatiques.

Toujours dans le registre des explications interminables, Mouawad raconte en détails à Jean-François Côté le souvenir qu’il a de sa rencontre avec La

Naissance de Vénus de Botticelli à Florence, se penchant sur la particularité de sa

nudité, de son sourire et de la transparence de sa peau, et ce, pour expliquer que « [l]es grandes œuvres semblent taire un secret103 ». Ces récits de souvenirs, qui apparaissent plus d’une fois par chapitre dans l’Architecture d’un marcheur, témoignent de l’affection que porte Mouawad pour les histoires, lui qui ne se considère pas comme un membre à part entière de la société québécoise et même des autres territoires auxquels il est lié. Il ne se sent jamais vraiment chez lui. Partout où il passe, il correspond plutôt à l’« ailleurs » qu’à l’« ici ». Au Liban, il se sent étranger parce qu’il a perdu l’usage de sa langue maternelle104; en France,

100 Ce texte est parfois traduit sous un autre titre, Le Narrateur.

101 Walter Benjamin, « Le Conteur », dans Œuvre 3, traduction de Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2001, p. 120-121.

102Ibid., p. 130.

103 Jean-François Côté, op. cit., p. 16. 104

Wajdi Mouawad avoue qu’il ne parle presque plus l’arabe dans un entretien au Festival d’Avignon pour le spectacle Seuls. Voir Jean-François Perrier (rencontre animée par), « Wajdi Mouawad pour Seuls », Theatre-video.net, 18 juillet 2008, http://www.theatre-

il est aussi Libanais et Québécois, et à Montréal, il comprend qu’il a quelque chose d’exotique : « Ce qui me tenait à cœur, ce sont les histoires. Des histoires venues d’ailleurs. Pour être à mon image. Je crois être une histoire venue d’ailleurs pour la plupart des spectateurs du Quat’Sous105. » Une fois de plus, il joue dans le domaine de la fiction, se percevant parfois comme un personnage – pensons à Gregor Samsa –, d’autres fois comme une histoire, celle d’une culture étrangère. Pour lui, raconter des histoires depuis leur origine, c’est dire lors d’un entretien : « Il y a longtemps, quand j’étais encore tout à fait enfant, je ne parlais pas106. » Il retourne ainsi à son origine personnelle. Alors que l’archéologue essaie de retrouver dans le sol des vestiges de l’Histoire, l’écrivain cherche en lui pour retracer sa propre histoire.

Mise à part cette histoire personnelle, Mouawad aborde souvent la fiction littéraire dans ses entretiens. L’écrivain personnifie la pièce de théâtre qu’il s’apprête à écrire, il la rend vivante, faite de chair et d’os telle une femme rencontrée dans la rue. Il raconte d’ailleurs à Claudine Landreville comment il a rencontré Forêts à Montréal :

Je me promenais près d’ici, sur Prince-Arthur. C’était à l’automne passé. Je tourne le coin de rue et là, je vois arriver une femme d’une quarantaine d’années. Je n’avais jamais vu une femme pareille. Ce qui m’avait étonné, c’est que malgré que c’était bondé […] il n’y avait personne qui la regardait. Elle était vraiment, vraiment incroyable. […] Elle s’approche de moi, me regarde et me demande : "Excusez-moi, est-ce que vous êtes Wajdi?". Je dis : "Oui". Alors elle me dit : "Ça fait longtemps que je voulais vous rencontrer, c’est une amie à moi qui m’a dit de venir vous voir parce qu’on pourrait peut-être s’entendre. Cette amie, vous la connaissez, elle s’appelle

Incendies, m’a dit qu’on devrait se rencontrer parce qu’on

pourrait peut-être faire quelque chose ensemble." J’ai dit : "Bon. Allons prendre un café." Je me suis attablé avec elle, avec des cafés et j’ai dit : "O.k., je vous le dis tout de suite avant de commencer : je peux m’attacher trop facilement. Si c’est le cas, je deviens vachement fragile alors on y va vraiment doucement. Je ne sais pas où ça va nous mener, mais moi, les belles histoires, je m’y attache. Il ne faut pas me laisser tomber parce que ça peut être terrible." Elle dit : "Moi non plus, je ne

video.net/video/Conference-de-presse-du-18-juillet-1274?autostart, page consultée le 22 octobre 2012.

105 Jean-François Côté, op. cit., p. 121. 106Ibid., p. 144.

veux pas m’attacher à n’importe quel auteur." "Comment vous appelez-vous?" "Je m’appelle Forêts." "Est-ce que vous avez été chez d’autres auteurs, en avez-vous rencontré?" Elle me dit : "Oui, mais vraiment, je ne suis jamais entrée en contact. J’ai parlé avec Incendies et elle m’a dit que nous allions bien nous entendre107."

Le recours à la prosopopée, figure de rhétorique qui consiste à prêter la parole à une chose personnifiée, dans le cas présent une histoire, témoigne de cette forte présence de la fiction dans le quotidien de l’écrivain. Cette rencontre fortuite prend des allures de rendez-vous amoureux : l’histoire prenant les traits d’une femme « incroyable » et unique en son genre, Mouawad l’invitant à prendre un café. Les précautions du type « je peux m’attacher trop facilement » relèvent également du registre amoureux. La personnification de l’histoire, devenant alors l’être aimé, témoigne de la relation privilégiée et sentimentale qui existe entre l’écrivain et sa fiction. Le dramaturge aime d’amour ses histoires, comme il aime parler de leur rencontre.

La métaphore est une autre figure de style qui apparaît dans les entretiens de Mouawad; ce procédé vise à rendre encore plus intelligibles ses explications, et ce, en usant de l’abstraction. Une métaphore contribue à générer de la fiction dans la réalité, à injecter de l’imaginaire dans l’ordinaire, d’où la métaphore du tigre pour définir l’art :

L’art, c’est un tigre à dents de sabre affamé qui rentre tout à coup dans la maison. Essayez seulement de le calmer. De deux choses l’une : soit il vous dévore, soit vous le tuez. Être artiste aujourd’hui, en ce qui me concerne, c’est accepter de se faire dévorer pour devenir, dans le ventre du tigre, le tigre108!

La métaphore permet de rendre intelligible ce qui pourrait sembler trop abscons aux yeux de certains. D’ailleurs, dans la préface de son entretien avec le dramaturge, Jean-François Côté souligne l’importance du choix des mots pour son interlocuteur :

Quand je pense à parler avec Wajdi, je vois cette attention précieuse portée aux mots et au choix des mots, attention soutenue par une tension de tous les instants qu’inspire chaque

107 Claudine Landreville, op. cit., p. 115-116. 108 Jean-François Côté, op. cit., p. 36.

moment de la vie. Je vois une présence entière, forte et timide en même temps, recueillie et ouverte, avide d’un regard confirmant l’échange des voix. Je vois le temps suspendu au rythme de la parole, je le sens défiler au travers des pensées qui veulent le retenir encore un peu, pour y déposer le sens d’une réflexion qui serait un engagement définitif vis-à-vis du moment présent. Je sens la concentration et la confiance qui se délivrent de leurs démons et qui forment une expression dense et colorée, fendant l’espace directement et par le biais d’arabesques métaphoriques où le monde apparaît soudainement transformé109.

L’écrivain libano-québécois est effectivement attentif et sensible à tout ce qui se passe autour de lui : il est en quête de perfection, rien de moins. Ce souci de précision accompagné de cette recherche constante dans le choix des mots utilisés n’est pas sans rappeler la posture de l’archéologue qui, par un travail méticuleux, tente de fournir davantage d’explications sur les anciennes civilisations, les conditions de vie, les objets usuels, etc. Les fouilles qui lui permettent de retourner à l’origine sont indispensables dans son parcours parce que le fruit de ces recherches lui enseigne qui il est et ce dont la vie est faite. Contrairement au pilleur, l’archéologue se sert des vestiges du passé pour répondre à des questions, étendre ses connaissances et reconstituer le fil du temps. Expliquer le réel par l’imaginaire, le présent par le passé : voilà la méthode de Mouawad.

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 43-48)