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Pile ou face : calme versus polémique

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 86-91)

Pendant l’affaire Cantat220, l’écrivain a consenti – tardivement, selon certains journalistes – à s’entretenir avec Anne-Marie Dussault dans le cadre de son émission 24 heures en 60 minutes sur le Réseau de l’information (RDI). Les habits qu’il portait à l’enregistrement reflètent bien son style vestimentaire en général lors d’apparitions publiques : jeans, veston décontracté, t-shirt kaki uni et souliers sports. La simplicité et la sobriété de ses vêtements font de lui une personne « ordinaire », qui n’est pas excentrique, ni extravagante. Le choix vestimentaire de Mouawad traduit l’image qu’il veut projeter de lui-même et s’agence bien avec sa façon de s’exprimer. Il a tendance à parler bas, lentement et doucement : il joue à l’homme réfléchi, calme et posé. La posture d’un écrivain telle que théorisée par Meizoz est constituée de cette dimension qui n’a pas été abordée jusqu’à présent et qui concerne les éléments externes à l’œuvre, soit « la présentation de soi, les conduites publiques en situation littéraire (prix, discours, banquets, entretiens en public, etc.)221 ». Valérie Stiénon explique ainsi ce qu’entend Meizoz par le concept de posture :

le retour au concept de « posture » est initialement motivé par la nécessité de rendre compte de la part de singularité et de conscience agissante intervenant dans le positionnement littéraire de tout auteur et allant de pair avec la nécessaire dimension de mise en scène à laquelle il se livre dès lors qu’il a à gérer publiquement son image d’écrivain. Sont donc considérées comme participant d’une posture les diverses modalités auctoriales de présentation de soi qui rejouent ou déjouent une position dans le champ littéraire. Ces modalités étant d’ordre verbal (scénographies, éthos, choix stylistiques) et non verbal (look, comportement, conduite de vie), le concept théorisé par Meizoz offre l’avantage fondamental d’une approche conjointe d’éléments "internes" et "externes" à

220

Cette polémique est survenue lors de l’annonce de la participation de Bertrand Cantat, chanteur du groupe rock Noir Désir, au spectacle Des Femmes de Wajdi Mouawad. Condamné pour homicide involontaire dans le décès de Marie Trintignant, Cantat devait, en compagnie d’autres musiciens, incarner le chœur dans les tragédies de Sophocle présentées, entre autres, au Théâtre du Nouveau Monde au printemps 2012. La venue de Cantat a suscité une myriade de commentaires et de vives oppositions dans les médias d’ici et d’ailleurs. Mouawad est demeuré plusieurs semaines silencieux avant d’expliquer son choix en public, ce qui lui a été reproché par plusieurs personnes. Finalement, ce dernier a décidé d’annuler la participation de Cantat dans plusieurs villes, dont Montréal, et de le remplacer par un autre chanteur.

l’œuvre, reposant sur la conciliation de plusieurs outils conceptuels empruntés à diverses modélisations explicatives du fait littéraire (sociologie des champs, analyse du discours, sociocritique, poétique, stylistique)222.

Parce que la posture est une notion englobant aussi bien les éléments verbaux que non verbaux, il est nécessaire de dire un mot sur le style vestimentaire et la façon de s’exprimer de Mouawad. Tous les aspects de la posture, qu’ils soient internes ou externes, s’additionnent pour former une équation plutôt complexe chez l’écrivain en question. C’est en tentant de décortiquer cette phrase mathématique et d’analyser chacune de ses parties – pièces de théâtre, entretiens, discours en public, comportement, choix vestimentaire – qu’il est possible de comprendre les motivations du dramaturge.

À l’émission littéraire La grande librairie223 présentée sur France 5, Mouawad présentait quelque chose de différent sur lui, un tatouage, celui d’un scarabée sur le dessus de sa main droite. L’animateur, François Busnel, a lui- même remarqué cette nouvelle marque sur la peau de l’écrivain et a rapidement interrogé ce dernier à propos de l’insecte. Le scarabée, nous l’avons dit, représente la définition de l’art pour Mouawad et c’est d’ailleurs ce qui se trouve sur la page d’accueil de son propre site Internet :

Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui. Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère. De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.

222 Valérie Stiénon, « Notes et remarques à propos de Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises

en scène modernes de l’auteur », COnTEXTES, http://contextes.revues.org/833?&id=833, page

consultée le 25 janvier 2012.

223 Voir l’épisode du 1er novembre 2012, https://www.youtube.com/watch?v=pOSF8vyr7mo, page consultée le 25 novembre 2012.

Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté224.

Mise à part la présence des traits de la pratique intertextuelle de Mouawad, cet extrait fait connaître la conception de l’art du dramaturge. Le scarabée d’or, « mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères » n’est pas sans rappeler la posture énigmatique de l’artiste libano-québécois. De plus, le tatouage est d’ailleurs l’une des plus grandes traces qu’il est possible de laisser sur soi par un dessin indélébile esquissé sur la peau. Préoccupé par les traces qu’il laissera pour la postérité, le dramaturge laisse des marques sur son corps, mais pas sur n’importe quelle partie. Le scarabée a été tatoué sur sa main, symbole ultime du geste créateur : il fait donc son œuvre pendant l’écriture des textes de Mouawad, tentant, à partir de « la merde du monde », de faire émerger la « beauté ». Ce tatouage est la preuve que l’apparence physique participe de la posture d’un auteur.

Dans l’entretien qu’il a accordé à Axel Gyldén, l’écrivain russe Édouard Limonov témoigne de l’importance de l’aspect physique des écrivains et, plus globalement, de tout être humain :

L’apparence, c’est très important. N’allez pas chercher plus loin. Le physique, c’est notre carte de visite, notre essence. J’ai toujours jugé les gens sur leur apparence, leur allure, et je ne me suis presque jamais trompé. Pour qui a le regard aiguisé, observer la physionomie permet de se faire une idée des gens assez précise. Il faut détailler les visages. Ils indiquent si la personne qui se cache derrière possède une énergie ou non. Mais l’apparence, c’est un ensemble de choses qui comprend aussi le vocabulaire, l’intonation et la forme des phrases, le diapason de la voix, la manière de se tenir, etc225.

Effectivement, l’apparence physique participe aussi à la construction de l’identité d’une personne, nommément à la posture d’un écrivain. C’est ce que Limonov

224 Wajdi Mouawad, « Accueil », http://www.wajdimouawad.fr/, page consultée le 25 novembre 2012.

entend par « carte de visite ». Par ailleurs, en parlant d’une « personne qui se cache derrière », l’auteur russe admet qu’il existe des masques et que le déguisement ne reflète pas toujours ce qui se trouve en dessous. Les vêtements contribuent eux aussi à former le masque de l’écrivain : cette enveloppe corporelle, il faut la transpercer pour découvrir ce qui se cache derrière et voir les motivations qui poussent quelqu’un à projeter une image précise. Il s’agit de perforer le visible pour accéder à l’invisible. Porter un veston, une cravate et rire fort ne reflétera pas la même image que de revêtir un jeans et un t-shirt, parler doucement et lentement. La première allure convient à une personne qui veut être digne de considération et qui veut renvoyer l’image de quelqu’un qui a confiance en lui. La deuxième est cependant appropriée pour celui qui veut se mettre au même niveau que tout le monde pour être accessible et qui est préoccupé par la compréhension de ses propos tout en demeurant calme et posé. Voilà pourquoi le choix vestimentaire d’un écrivain n’est pas complètement dénué d’intention.

Toutefois, l’objet des discours de Mouawad transmet une image complètement différente de lui. Les propos du dramaturge sont parfois cinglants et ils suscitent quelques fois la controverse. Pensons à la violence de la guerre dans ses pièces, aux relations incestueuses, aux parricides et au sang dégoulinant de peinture rouge dans ses mises en scène. Pensons à son entrevue avec Catherine Pont-Humbert pour l’émission À voix nue226 présentée sur France Culture dans laquelle il soutient des propos condescendants concernant les Québécois qui, à son avis, parlent mal et enseignent mal la langue française. La réponse de Patrick Lagacé à cette entrevue, parue dans La Presse sous le titre « Le Québec selon Wajdi Mouawad227 », démontre à quel point les allégations du dramaturge, surnommé dans cet article « Mouawad le mange-Québécois », suscitent la controverse et ont des répercussions dans les médias québécois. Souvenons-nous aussi de la polémique qu’il a créée à l’automne 1999 lors de sa sortie contre les

226

Voir Catherine Pont-Humbert, « Les exils de la langue », À voix nue, http://cyberpresse.media.streamtheworld.com/audio/entrevue_wajdi_mouawad_101168561.mp3, page consultée le 13 octobre 2011.

227

Voir Patrick Lagacé, « Le Québec selon Wajdi Mouawad », La Presse, 5 juillet 2011, http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/patrick-lagace/201107/05/01-4415033-le-quebec-selon- wajdi-mouawad.php, page consultée 24 novembre 2012.

commanditaires d’institutions théâtrales, contre les affiches publicitaires posées de chaque côté de la scène du Théâtre du Nouveau Monde, alors qu’il y présentait

Don Quichotte. Il aurait aimé « balancer allégrement pisse et merde aux visages

des pétasses argentées, des connards assurés et des gros tas cellularisés qui s’imaginent que le théâtre, dans un pays si monstrueusement en paix, doit être un lieu de divertissement228 ». Les mots acerbes de Mouawad ont une fois de plus suscité des débordements dans les médias, et ce, même à long terme, puisque Sophie Durocher y a fait référence douze ans plus tard dans une lettre adressée à l’écrivain, « La nausée (Lettre à Wajdi Mouawad)229 ». Rappelons-nous finalement de l’affaire Cantat qui a monopolisé plusieurs plates-formes médiatiques – journaux imprimés, bulletins de nouvelles télévisés, émissions de radio, blogues, etc. – pendant plusieurs semaines, le temps que le metteur en scène fasse une apparition publique pour expliquer ses choix et qu’il annonce, quelques jours plus tard, le retrait de Bertrand Cantat lors des représentations à Montréal et à Ottawa. Il y a ainsi, à l’image de la double face de Janus, une profonde contradiction entre l’image de soi qu’il projette de l’extérieur (habillement et façon de s’exprimer) et ce qu’il véhicule comme discours à travers ses pièces, ses entretiens et ses lettres ouvertes qui sont d’une violence et d’une provocation désarmantes. Wajdi Mouawad est un homme provocateur, non pour susciter la violence, mais pour faire advenir la parole, la discussion, la prise de position. Il veut faire autant parler de lui que des rôles social et politique du théâtre et des grands questionnements existentiels que sont la justice, l’amour et la mort. Il est un alliage de douceur et de violence; il est un pilleur archéologue.

228 Wajdi Mouawad, cité par Luc Boulanger, « Quand les hommes vivront d’amour », Voir, 4 octobre 2001, http://voir.ca/scene/2001/10/03/wajdi-mouawad-quand-les-hommes-vivront- damour/, page consultée le 24 novembre 2012.

229

Sophie Durocher, « La nausée (Lettre à Wajdi Mouawad) », 24 Heures, 8 avril 2011, http://www.24hmontreal.canoe.ca/24hmontreal/chroniques/sophiedurocher/archives/2011/04/2011 0408-083216.html, page consultée le 24 novembre 2012.

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 86-91)