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La posture énigmatique de Wajdi Mouawad

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Academic year: 2021

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LA POSTURE ÉNIGMATIQUE DE WAJDI MOUAWAD

par Julie Beauvais

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

décembre 2012

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TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ iii ABSTRACT iv REMERCIEMENTS v INTRODUCTION 1 CHAPITRE I : LE PILLEUR 1. Guerre et Paix 6 2. Betrachtung (Regard) 9 3. L’Ombre et le Double 11 4. Visage retrouvé 15 5. Inception (Origine) 19 6. Traduire Sophocle 22 7. Le Chant du Dire-Dire 29 CHAPITRE II : L’ARCHÉOLOGUE

1. Excaver son identité 33

2. Il était une fois… 38

3. Faire escale chez Sophocle 43

4. Chimères littéraires : filiations et fiction 47

5. Mettre les voiles 52

6. Tracer sa trace 59

CHAPITRE III : JANUS

1. Le dieu énigmatique 62

2. Le dieu des portes 65

3. Le dieu à double face 69

4. Le dieu des dieux 78

5. Pile ou face : calme versus polémique 81

6. L’énigme Mouawad 86

CONCLUSION 95

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RÉSUMÉ

Le but de ce mémoire est de se pencher sur la figure énigmatique de Wajdi Mouawad, et ce, en étudiant le quatuor dramatique Le Sang des promesses, les entretiens qu’il a accordés au fil du temps, ainsi que son apparence physique et ses agissements en public. Nous tentons, à l’aide de la théorie de Meizoz, de mieux comprendre la posture de cet écrivain acclamé ici, comme en France. Le premier chapitre aborde, à l’aide de la figure métaphorique du pilleur, la propension du dramaturge à s’approprier les mots des autres, leur parole et même l’histoire d’un peuple pour le bénéfice de sa propre entreprise. Le deuxième chapitre s’intéresse aux fouilles que Mouawad fait, tel un archéologue, dans son passé et à l’origine de la littérature, et ce, tout en fabriquant des traces qu’il aimerait laisser à la postérité. Le troisième chapitre s’attaque à l’ambivalence de l’auteur dramatique qui, à l’image du dieu Janus, semble avoir plusieurs visages contradictoires. Au terme de cette étude, nous comprenons qu’il est impossible de percer le mystère de la posture énigmatique de l’écrivain libano-québécois. Toutefois, il est clair que Mouawad se met en scène, qu’il écrit son histoire à la manière de ses pièces.

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ABSTRACT

The purpose of this master’s thesis is to study the enigmatic figure of Wajdi Mouawad, looking into the dramatic quartet Le Sang des promesses, the interviews the author gave over time, as well as his physic appearance and his public acts. We look to, with the help of the Meizoz’s theory, better understand the "posture" of the writer, claimed as here as in France. The first chapter treats, with the metaphoric figure of the looter, the dramatist’s propensity to take over other people’s words, their speech and even the story of a people for the benefit of his own work. The second chapter shows interest for searches Mouawad makes, as an archeologist, in his past and to the origin of literature, all this building traces he would like to let to posterity. The third chapter addresses the dramatic author’s ambivalence, which like the image of the God Janus, seems to have many contradictory faces. As we learned through this study, it is impossible to crack the mystery surrounding the enigmatic "posture" of the Libanese-Quebecer writer. However, it is obvious that Mouawad stages his own life the same way he stages his plays.

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REMERCIEMENTS

Je voudrais d’abord remercier mon directeur, Alain Farah, qui a su, par son écoute et ses conseils, me motiver tout au long de l’écriture de ce mémoire et me faire retrouver le plaisir de la littérature. Qu’il soit assuré qu’avec mes lunettes roses, ce travail n’aurait pu être possible.

J’aimerais témoigner de ma reconnaissance envers Isabelle Arseneau qui m’a si bien accueillie lors de ma première année au sein du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill.

Mes remerciements sont ensuite destinés à mes parents, Francine et Gilles, et à ma sœur, Mariève, pour leur précieux soutien et leur compréhension.

Merci enfin à mes camarades de classe : Myriam et Catherine, qui ont contribué à la traduction du résumé de ce mémoire, Geneviève et Guillaume.

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Ma vie est une énigme dont ton nom est le mot.

Victor Hugo

Dans L’Encyclopédie canadienne, le critique Keith Garebian écrit que « Wajdi Mouawad est un phénomène rare au théâtre1 ». Plusieurs spécialistes du théâtre s’entendent pour dire que la trajectoire du dramaturge libano-québécois est caractérisée par une ascension fulgurante et une reconnaissance à l’échelle internationale. Au fil des ans, Wajdi Mouawad s’est taillé une place de choix au sein de la communauté théâtrale, et ce, autant au Québec qu’à l’étranger. Ses pièces ont été jouées des deux côtés de l’Atlantique – France, Belgique, Italie, Espagne, Roumanie, Grèce, Liban, La Réunion, Ottawa, Québec, Montréal –, il a reçu de nombreux prix et mentions d’honneur, tel le Prix littéraire du Gouverneur général du Canada (2000), le Molière du meilleur auteur francophone vivant pour

Littoral (prix qu’il a refusé en 2005), le Grand Prix du théâtre de l’Académie

française pour l’ensemble de son œuvre dramatique (2009), un doctorat honoris

causa décerné par l’École normale supérieure de Lyon (2009) et son nom apparaît

désormais dans Le Petit Larousse illustré 2011. À Montréal, il a été directeur

1

Keith Garebian, « Wajdi Mouawad », L’Encyclopédie canadienne,

http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/wajdi-mouawad, page consultée le 13 novembre 2012.

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artistique du Quat’Sous de 2000 à 2004, avant d’occuper les mêmes fonctions, en 2007, au Théâtre français du Centre national des Arts à Ottawa. Par ailleurs, Mouawad a été sélectionné par Hortense Archambault et Vincent Baudriller, directeurs du Festival d’Avignon, pour être l’artiste associé de la 63e édition de cette manifestation internationale célébrant la production artistique contemporaine. Faut-il souligner que ce festival est l’un des plus importants dans le milieu théâtral? Mentionnons finalement que sa pièce Incendies a été l’objet d’une adaptation cinématographique par le réalisateur québécois Denis Villeneuve, long-métrage qui a été en lice dans la catégorie du meilleur film étranger des Oscars 2011.

Avec la position enviable qu’il a acquise tout au long de son parcours artistique et le capital symbolique qu’il détient maintenant, Wajdi Mouawad peut se targuer de suivre une trajectoire peu commune ainsi que d’avoir reçu plusieurs marques de distinction en peu de temps. Il « s’est fait un nom », c’est-à-dire qu’il est connu et reconnu et que le capital symbolique qu’il a obtenu est proportionnel à la reconnaissance et la consécration qu’il a présentement2. Oui, Mouawad est un écrivain dramatique consacré, notamment grâce à son parcours vertigineux qui a atteint des sommets de popularité en quelques années seulement. Sa position est ainsi très enviable et suscite parfois la rivalité, voire la jalousie, de la part de ses collègues dramaturges, metteurs en scène et écrivains, ainsi que de certains critiques et journalistes. Cette lutte a toujours fait rage dans le champ littéraire, entre les dominants – ceux qui ont atteint une position convoitée – et les dominés – les nouveaux entrants dans cet espace de jeu qu’est le champ littéraire3. Cette logique du combat a entre autres mené à la sortie de Serge Denoncourt lors de l’émission Tout le monde en parle à propos du silence de Mouawad pendant la polémique entourant la présence de Bertrand Cantat dans le chœur du spectacle

Des Femmes. L’auteur de la tétralogie Le Sang des promesses a par ailleurs été

l’objet de plusieurs controverses en exprimant des propos litigieux dans la sphère publique. Sa pratique de création suscite la discussion, en particulier son

2 Voir Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Points », 1998, p. 247.

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processus d’écriture pendant les répétitions. D’ailleurs, Mouawad a pour objectif de faire advenir la parole. Il souhaite faire parler de lui, des choix de société, de la justice, de la mort, de l’amour, de la guerre, etc. Dans un entretien avec Jean-François Côté, il dit qu’il faut « [p]rendre des risques "en pensant tout haut" devant les autres. C’est une position qui [lui] semble tenable. Chercher, par tous les moyens, à [se] fissurer les yeux, pour voir, bien voir la situation, [sa] situation. [Il est] né aveugle4. » Dire ce qu’il faudrait taire : cela exprime bien la position de Mouawad dans le champ dramatique actuel. L’écrivain n’a pas peur des mots et s’arme d’un crayon pour exposer au grand jour l’horreur et le drame. Dans Le

Poisson soi, il écrit à propos de lui-même : « [I]l a tendu la main pour saisir le

premier objet qui pouvait, un tant soit peu, ressembler à une kalachnikov et ce fut un crayon Staedtler pigment liner 0.05 résistant à l’eau sur papier et à la

lumière5. » Le pouvoir destructeur de l’écriture mouawadienne est bien expliqué dans cette citation, où l’arme est le crayon et les projectiles, les mots. Et, comme la kalachnikov, le crayon laisse des traces, des taches d’encre indélébile qui peuvent secouer et ébranler ceux qui sont en face. Derrière ce geste d’écriture, il y a une volonté de susciter la parole, d’où le théâtre de parole qu’il a fondé avec sa complice Isabelle Leblanc après sa sortie des bancs d’école.

Commençant à écrire dans les années 1990, Mouawad apparaît dans le champ du théâtre après une période de transformation qui a caractérisé la décennie précédente. Alors que le théâtre des années 1970 était engagé politiquement et socialement, celui des années 1980 a vu naître de nouveaux enjeux après le Référendum sur la souveraineté-association. Le questionnement identitaire sur une échelle plus intime, les formes éclatées et l’ouverture à l’ailleurs caractérisent le théâtre de dramaturges tels Normand Chaurette avec les récits emboîtés de

Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans (1981), ceux de René-Daniel

Dubois avec les accents étrangers des personnages de 26 bis, Impasse du Colonel

Foisy (1983) et de Michel Marc Bouchard avec le questionnement des préjugés

homophobes dans Les feluettes (1987). La décennie suivante a vu apparaître une

4

Jean-François Côté, Architecture d’un marcheur. Entretiens avec Wajdi Mouawad, Montréal, Leméac, coll. « L’écritoire », 2005, p. 15-16.

(9)

pluralité de voix axées entre autres sur l’engagement social (Dominic Champagne et Michel Monty) et l’altérité (Marco Micone et Wajdi Mouawad). Dans les dernières années, Marie-Christine Lesage, professeur à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal, a remarqué un changement

dans le statut de l’auteur au Québec qui, de plus en plus, endosse tous les rôles créateurs : il est acteur, metteur en scène (de ses propres textes) et auteur ; il travaille souvent en collectif et sa démarche se rapproche d’une écriture scénique dont un texte sera tiré après-coup6.

Certains auteurs dramatiques « évoluent entre la page et le plateau7 », comme Olivier Kemeid, Évelyne de la Chenelière, Olivier Choinière et Christian Lapointe. Mouawad s’intègre aussi dans cette mouvance de la dramaturgie québécoise en assumant les rôles d’auteur, de metteur en scène et de comédien8.

À moitié ici, à moitié en France, le dramaturge libano-québécois est à l’image de la coédition de ses pièces de théâtre, un partenariat entre Leméac (Montréal) et Actes Sud (Arles). Il a fondé deux compagnies théâtrales : une au Québec avec l’aide d’Emmanuel Schwartz, Abé Carré Cé Carré; une en France, Au Carré de l’Hypoténuse. Alors qu’il a été directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous à Montréal et du Théâtre français du Centre national des Arts d’Ottawa, il a eu l’occasion d’être l’artiste associé à l’Espace Malraux, scène nationale de Chambéry et de la Savoie, au Festival d’Avignon en 2009 ainsi qu’au Grand T de Nantes. Partageant sa vie entre la France et le Québec, Mouawad occupe une position fragmentée entre ici et ailleurs, nageant entre deux eaux.

Il sera question, dans ce mémoire, de la posture énigmatique de Wajdi Mouawad, c’est-à-dire de son identité littéraire au sein du champ artistique. Qui est l’homme qui se cache derrière la figure du dramaturge applaudi aux quatre

6 Marie-Christine Lesage, « La dramaturgie québécoise contemporaine : petits instantanés d’un paysage dramatique en pleine transformation », Pausa 32,

http://www.google.ca/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&ved=0CCEQFjAA&url=h

ttp%3A%2F%2Fwww.salabeckett.cat%2Ffiles%2Fpausa%2Fpausa-32%2Fdramaturgie-

quebecoise-contemporanie&ei=Oq2jUM3SL8jr0gGDxoGIDg&usg=AFQjCNG_EN2V28v3SM401M_L4Uim 2uX82g, page consultée le 14 novembre 2012.

7

Idem.

8 Cette brève revue des dernières années du théâtre québécois est basée sur l’article de Marie-Christine Lesage, cité précédemment.

(10)

coins du monde? Comment a-t-il pu accéder aussi rapidement à la position qu’il occupe présentement? Qu’est-ce qui motive ses choix, ses prises de parole, ses créations théâtrales? Il s’agira également de comprendre comment il peut être aussi doux dans sa façon d’agir et, en même temps, si dur et virulent dans ses propos et ses textes dramatiques. Pourquoi y a-t-il tant d’ambiguïtés et de contradictions dans une seule et même personne? Ces questions seront au cœur de l’analyse de la posture du dramaturge qui, cela dit, requerra une lecture fine des pièces Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, des entretiens que Mouawad a accordés au fil du temps et de l’aspect physique de l’écrivain. En ce qui a trait aux œuvres étudiées, les premières éditions des pièces ont été choisies comme corpus, afin de perpétuer ce mouvement de retour à l’origine qui survient dans plusieurs textes du dramaturge. Les plus récentes éditions parues dans la collection « Babel » présentent de nombreux changements par rapport aux éditions originales; Charlotte Farcet retrace les modifications apportées par Mouawad dans la postface de Littoral9. Il y a ici le désir de s’attaquer au geste créateur initial, plutôt qu’à la réécriture des pièces. À la manière de Walter Benjamin dans Charles

Baudelaire : Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, des figures seront

évoquées tout au long de l’analyse pour mieux comprendre le comportement du dramaturge au sein du champ littéraire ainsi que pour expliciter sa posture. Les quatre pièces du Sang des promesses, les entretiens de l’écrivain et son comportement lors d’apparitions publiques permettront de définir plus clairement l’identité littéraire énigmatique de ce dramaturge devenu si rapidement une figure phare du théâtre contemporain.

9 Charlotte Farcet, « Le mystère des naissances », dans Wajdi Mouawad, Littoral, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, coll. « Babel », 2009, p. 182-190.

(11)

Le plagiat est nécessaire.

Lautréamont

1. Guerre et Paix

Dans l’entretien intitulé Architecture d’un marcheur entre Wajdi Mouawad et Jean-François Côté, le dramaturge explique qu’il a « l’impression, parfois, que tout ce qu[’il] écri[t] part de ce fameux corridor10 », de celui qu’il devait traverser la nuit pour aller boire un verre d’eau dans la cuisine, à Beyrouth. En effet, le thème de l’enfance parcourt son œuvre ; les personnages enfants dans chacun des volets du quatuor dramatique Le Sang des promesses démontrent l’importance de ce sujet pour l’auteur. Faut-il rappeler qu’il a lui-même a vécu une enfance mouvementée? Alors que la guerre civile sévissait au Liban, sa famille a décidé de s’exiler en France à la fin des années 70 avant de devoir émigrer au Québec en 1983, faute de permis de séjour. De son enfance au Liban, l’écrivain libano-québécois garde en mémoire quelques souvenirs, dont celui de l’autobus attaqué par les miliciens phalangistes, événement soulignant le début de la guerre civile. Car l’enfance est intimement liée à la guerre pour cet homme de théâtre. De cette guerre, l’écrivain en fait allusion dans plusieurs de ses pièces : elle gronde dans Littoral, éclate dans Incendies et sourd dans Forêts; elle plane sur Journée de noces chez les Cromagnons, retentit dans Un obus dans le cœur et fait des ravages dans Willy Protagoras enfermé dans les toilettes. Dans un entretien datant de 2006, Mouawad affirme à propos de ses textes que « [c]e ne

(12)

sont pas des pièces qui traitent de la guerre, ce sont des pièces qui parlent de la tentative de rester humain dans un contexte inhumain11. » La guerre se présente comme une trame de fond, un contexte, un cadre dans lequel vivent les personnages malgré eux. Dans ce cas, l’attentat contre l’autobus apparaît comme le symbole de la guerre civile au Liban, comme une image bouleversante et traumatisante. L’anthropologue Aïda Kanafani-Zahar témoigne d’ailleurs de l’importance de cet événement qui marque le début de la guerre : « Il est généralement admis de dater [le] commencement [de la guerre civile au Liban] avec "l’affrontement meurtrier" impliquant les Phalanges Libanaises et les Fedayin palestiniens à ‘Ayn al-Rummâni le 13 avril 197512 ». En effet, cet événement prend la forme d’une vive altercation entre des miliciens phalangistes – chrétiens maronites – et vingt-sept passagers d’un autobus qui furent tués, pour la plupart des Palestiniens. Ceci marqua le début de quinze années de violence et de terreur. Cette image, celle de l’autobus, est ainsi gravée dans l’imaginaire de tout un peuple; elle appartient à la collectivité. Pourtant, dans Le Sang des

promesses ainsi que dans les entretiens, Mouawad se l’approprie pour la

construction de l’un de ses personnages. Dans Incendies, le moyen de transport public devient l’une des plus grandes peurs de Nawal, la mère de Jeanne et Simon :

JEANNE. Pourquoi vous pensez à notre mère chaque fois qu’un

autobus s’arrête?

HERMILE LEBEL. À cause de sa phobie! JEANNE. Quelle phobie?

HERMILE LEBEL. Sa phobie… Des autobus. Tous les papiers

sont là et sont conformes. Vous ne saviez pas?? JEANNE. Non!

HERMILE LEBEL. Elle n’est jamais montée dans un autobus. JEANNE. Est-ce qu’elle vous a dit pourquoi?

11

Laure Dubois (propos recueillis par), « Conversation sur le théâtre avec émotions », http://www.evene.fr/theatre/actualite/interview-mouawad-forets-theatre-71-519.php, page consultée le 5 novembre 2011.

12

Aïda Kanafani-Zahar, Liban : La guerre et la mémoire, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2011, p. 25.

(13)

HERMILE LEBEL. Oui. Quand elle était petite, elle a vu un autobus de civils se faire mitrailler devant elle. Une affaire effroyable13.

L’épisode de l’autobus se transforme ainsi en une phobie relative à un individu dans le deuxième volet de la tétralogie : Mouawad s’approprie la réalité pour faire advenir la fiction, c’est-à-dire qu’il se sert de l’Histoire pour raconter une histoire – celle de Nawal, Jeanne, Simon et Wahab –, tout en s’emparant d’un moment historique appartenant à la collectivité afin d’enrichir l’histoire de sa pièce et d’attribuer un trait distinctif au protagoniste. L’ombre du pilleur, celui qui, dans un sens figuré, aime « prendre à son compte14 » ce qui ne lui appartient pas, se jette déjà sur l’histoire de Nawal.

La guerre devient par ailleurs un motif récurrent dans les œuvres littéraires du dramaturge, dans ses entretiens, mais aussi dans son processus d’écriture. Dans un petit recueil de textes intitulé Les tigres de Wajdi Mouawad, la guerre est envisagée comme un moyen de produire des œuvres d’art :

L’œuvre d’art est un feu obligeant le locataire en moi à se faire connaître, à révéler son identité à l’immeuble que je suis pour qu’en courant partout, il ouvre enfin les portes derrière lesquelles se terrent les trésors les plus intimes et les plus bouleversants de mon être. […] L’œuvre d’art comme un geste de guerrier qui engage en moi un combat dont je suis à la fois le terrain, l’ennemi, l’arme et le combattant. Entrer en guerre pour une guerre intérieure15.

Cette guerre intérieure, Mouawad la mène vraisemblablement à ses souvenirs d’enfance, lui qui considère que « [l]’écriture se rattache à des fils tellement invisibles qui nous renvoient souvent à l’enfance, des fils qui se rattachent à la mémoire, dans ce qu’elle a de plus fragile16. » Ce serait, dans son cas, une guerre contre la guerre. Une « tentative de "retrouver le monde", un monde arraché par la

13 Wajdi Mouawad, Incendies, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, coll. « Papiers – Actes Sud », 2003, p. 46.

14 Il s’agit de l’une des acceptions possibles du verbe « piller », selon le Trésor de la Langue Française. Voir http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3258799020;, page consultée le 7 août 2012.

15

Wajdi Mouawad, « Nous sommes des immeubles », dans Collectif, Les tigres de Wajdi

Mouawad, Nantes, Éditions Joca Seria, coll. « Les carnets du Grand T », 2009, p. 55.

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guerre, par l’Histoire, monde de l’enfance et de l’enchantement17. » Se battre pour sa survie, quel qu’en soit le prix. Se battre par tous les moyens, quelles qu’en soient les conséquences.

2. Betrachtung (Regard)

Dans Architecture d’un marcheur, Mouawad explique comment il a revécu l’événement historique de l’autobus brûlé lorsqu’il est retourné au Liban et qu’il a visité l’appartement dans lequel il vivait, enfant :

J’ai revu le fameux balcon. J’y jouais lorsque la guerre du Liban a débuté le 13 avril 1975. C’était en bas, dans la rue. Tous les Libanais s’en souviennent. Un autobus rempli de civils palestiniens a été mitraillé par des milices chrétiennes pour venger l’assassinat de leur chef par des milices palestiniennes. Ils ont arrêté un autobus et ils ont tiré. Je l’ai vu depuis le balcon. Je me suis placé là où j’étais quand, petit, j’ai regardé ce massacre; j’ai regardé dans la rue et j’ai essayé de me souvenir comment l’autobus était positionné et où était placé l’un des tireurs. C’était très clair18.

Bien qu’il fasse référence au peuple libanais, le dramaturge raconte l’épisode de l’autobus de son point de vue à lui ou, du moins, avec les yeux qu’il avait en 1975. La troisième phrase, « C’était en bas, dans la rue. », témoigne bien de la subjectivité ainsi que de la « restriction de champ19 » caractéristiques de la focalisation interne. Étant donné que l’écrivain se trouvait sur le balcon de son appartement lorsque les événements sont survenus, la scène est vue et racontée en plongée. Est-il nécessaire de préciser que ce ne sont pas tous les Libanais qui ont assisté à cette scène depuis leur balcon, et qu’ils ne peuvent dire à leur tour : « C’était en bas »? Mouawad s’approprie ainsi cette tranche d’Histoire et la

17

Charlotte Farcet, « L’opacité des planchers et la transparence des plafonds », dans Wajdi Mouawad, Incendies, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, coll. « Babel », 2009, p. 167.

18 Jean-François Côté, op. cit., p. 79. 19

Georges Blin a d’ailleurs étudié la restriction de champ chez Stendhal, écrivain qui a considérablement usé de la focalisation interne dans ses œuvres littéraires. La restriction de champ relève du réalisme subjectif, c’est-à-dire que les événements sont vus par les yeux d’un seul protagoniste dans le roman. Ce qui est raconté s’inscrit alors dans un rapport subjectif et ce procédé est à l’opposé de l’usage du narrateur omniscient.

(15)

raconte à partir de son point de vue. L’événement apparaît également dans le premier roman de l’écrivain, Visage retrouvé :

Un autobus passe. Plein à craquer. Il s’arrête devant moi. À la radio une chanson joyeuse. Je regarde les passagers. Ils sont drôles. Il y a des femmes. Des vieux. Il y a des gros. Des minces. Des maigres. Ils suent. Un enfant de mon âge me sourit. Je m’approche. Je lève la main. L’autobus ne bouge plus. En arrière, on klaxonne pour que ça avance. Le garçon me lance par-dessus la cohue : Kif el yôm byo’dar baad yodhar mén el

layl? C’est une phrase de la chanson : Comment le jour peut encore sortir de la nuit? Je fais semblant que je suis une

danseuse du ventre. J’exécute des mouvements. On rigole. Lui dans l’autobus, moi dans la rue. Plus rien n’avance. Le chauffeur est en colère, il engueule tout le monde. Une voiture arrive en sens inverse et freine. Les pneus hurlent. Les portières claquent. Des gens courent. Je ne comprends pas. Mon ami ne me quitte pas des yeux. Tout va trop vite. Un homme arrive avec un boyau d’arrosage et inonde la carrosserie de l’autobus. Je repense à ma mère et à ses conseils pour arroser les herbes délicates. L’eau a une drôle d’odeur. Les passagers sont éclaboussés. Un mouvement de panique s’empare d’eux. Ils hurlent. Veulent sortir mais ils ne peuvent pas. Quelqu’un a bloqué la porte du véhicule. Des gens courent. Ils crient. "Ce n’est pas de l’eau. Ce n’est pas de l’eau. C’est de l’essence. De l’essence." Je regarde mon ami. Il est trempé. Il fait chaud. Il a les yeux grands ouverts. L’homme arrose toujours. Le chauffeur le supplie : Au nom de ta mère, au nom de ta mère! Va te faire foutre, lui répond l’autre, et il lui tire une balle dans la tête. On crie. Le chauffeur tombe sur le klaxon. Des hommes partout. Mitraillettes entre les mains. Une femme veut sortir par la

fenêtre. Trois longues rafales :

Tatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatata Tatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatata Tatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatatata

Et d’un coup, d’un coup vraiment, d’un coup, l’autobus flambe. Il flambe avec les vieux, les femmes et les gros. Il flambe. Tout flambe20.

Voilà un extrait qui montre à quel point l’écrivain est habité par ce souvenir d’enfance. Ici, le garçon qui adresse la parole à Wahab, personnage principal du roman, et qui deviendra son « ami » par la suite, rend le souvenir davantage personnel. Bien que plusieurs phrases paraissent neutres et qu’elles puissent être liées à l’imaginaire collectif (« Il y a des femmes. Des vieux. Il y a des gros. Des minces. Des maigres. Ils suent. » et « Le chauffeur est en colère, il engueule tout

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le monde. Une voiture arrive en sens inverse et freine. Les pneus hurlent. Les portières claquent. Des gens courent. »), la présence de l’ami permet de relier l’événement historique au jeune Wahab. La question du regard est aussi en jeu : le lecteur comprend que la scène est vue par les yeux du garçon (« Je regarde mon ami. ») et non par ceux des Libanais qui ont assisté à cette scène tragique. Le jeune garçon raconte ce qu’il voit; c’est lui le point de focalisation.

Ce procédé récurrent de focalisation interne permet de poser le fait suivant : Mouawad se met au centre de tout. C’est lui qui voit, qui entend et donc qui raconte. Il a « vécu » la guerre civile, il pense ainsi pouvoir légitimer sa prise de parole. Il prend la liberté de s’approprier les faits en les racontant à sa façon, que ce soit lors des entretiens ou dans ses pièces. D’ailleurs, les personnages dans son œuvre ont souvent des prénoms débutant par un « w » - lettre qui apparaît dans le prénom et le nom de famille de Wajdi Mouawad. Wahab et Wilfrid peuvent être considérés comme des alter ego de l’écrivain. Ainsi, quand Wahab raconte la scène de l’autobus incendié, c’est un peu la parole de Mouawad qui est en jeu. Non seulement ce dernier s’approprie-t-il l’événement historique de la guerre civile du Liban dans les entretiens, mais il se met aussi à contribution dans ses textes pour faire sien ce récit de guerre et transformer la réalité en fiction.

3. L’Ombre et le Double

Mis à part le motif guerrier, l’histoire des protagonistes se mêle également à d’autres événements historiques qui ont bouleversé tout un peuple. Loup, dans

Forêts, doit d’ailleurs sa vie à la tuerie des quatorze femmes de Polytechnique :

après avoir vu un reportage à la télévision concernant le drame qui venait tout juste de survenir, sa mère a décidé qu’elle « n’en tuer[ait] pas une quinzième21 ». Mouawad relie la fiction – la naissance d’un personnage – à la réalité – la tuerie de Polytechnique. Il procède de la même façon dans sa vie personnelle, c’est-à-dire qu’il associe un épisode de l’ordre de l’intimité – la mort de sa mère – à un

21 Wajdi Mouawad, Forêts, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, coll. « Actes Sud – Papiers », 2006, p. 27.

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événement de l’ordre de la vie publique et de l’Histoire – les attentats du 11 septembre 2001. À la question de Jean-François Côté qui lui demande pourquoi la chute des deux tours l’a touché, le Libanais d’origine répond :

Le sens personnel, intime, a été le premier à exploser en moi à la vue de ces tours qui implosaient. Une explosion sensorielle et intérieure à laquelle je ne parvenais à rattacher aucune image. Elle me rapportait en fait, et de manière inconsciente, à un événement très important que je n’ai pu ramener à ma mémoire qu’une semaine plus tard, lorsque j’ai été en mesure d’associer le sentiment éprouvé à la vue de la chute des tours à celui, ressenti il y a longtemps, lorsque j’ai vu ma mère mourir dans son lit d’hôpital. Je ne sais pas. La chute des tours m’a donné un sentiment de déjà-vu. Lorsque j’ai associé ces deux événements, l’un qui concernait le monde et l’autre qui ne concernait que moi, je me suis souvenu que j’ai réagi de la même manière aux deux catastrophes. À la vue de ces tours s’écroulant, tout comme à la vue de ma mère mourant, je me suis tu, flottant au milieu de rien, avec l’impression détestable d’être un acteur tenant un rôle dans un mauvais film, devenant froid, détaché de ces deux événements pour me voir dans cette situation, devenant l’unique spectateur d’un film dont je suis l’unique acteur22.

Alors qu’il s’approprie des événements historiques et qu’il les associe à des moments de sa vie personnelle, Mouawad tente de représenter, dans certains de ses entretiens, un groupe, une communauté, voire la collectivité et la société en général, et ce, en faisant l’usage de la première personne du pluriel. Cependant, dans les entrevues et les entretiens, il est courant d’entendre l’interviewé utiliser le « nous » plutôt que le « je » pour représenter un mouvement auquel il appartient ou une communauté particulière dans laquelle il s’inscrit en tant que membre :

[L]a présentation de soi de l’écrivain ne se restreint pas dans l’entretien à la personnalité et à la vie de l’auteur : elle est étroitement liée à la position qu’il occupe dans le champ littéraire et dans l’espace social. L’interview est donc entre autres menée dans le but d’entendre, de la bouche de celui qui se voit érigé en porte-parole, des déclarations concernant le mouvement qu’il représente ou exprimant la communauté à laquelle il appartient, sur des sujets qui débordent le domaine de ses intérêts personnels et de son œuvre particulière23.

22 Jean-François Côté, op. cit., p. 38-39.

23 Galia Yanoshevsky, « Les entretiens de Robbe-Grillet et de Sarraute ou le retour inopiné de l’auteur », dans Les discours du Nouveau Roman. Essais, entretiens, débats, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 179-180.

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Il est donc fréquent, dans ce genre de corpus littéraire, d’assister à ce rapport métonymique, où l’individu – dans ce cas-ci Mouawad – se substitue au tout – le peuple libanais, la société actuelle ou la communauté artistique. L’écrivain dit d’ailleurs à propos de sa génération : « Au Liban, petits, nous voulions tous être américains, nous voulions tous être des cow-boys, nous voulions tous tuer des Indiens, effet pervers de tous ces films que nous voyions au cinéma du village. Nous voulions tous parler anglais24. »

Cette relation métonymique entre le tout et la partie apparaît aussi dans les pièces à l’étude. Dans Littoral, le père de Wilfrid devient le père des autres orphelins et, parce qu’il est mort, il permet à ces derniers de faire leur deuil à leur tour. Sabbé s’adresse ainsi à Amé25 : « Amé, que tu le veuilles ou non, ce corps [celui de Thomas, le père de Wilfrid] est le corps de ton père. […] Ouvre les yeux et reconnais en lui le père disparu, le père assassiné, le père ensanglanté. Reconnais en lui le père de toutes nos douleurs26. » Wilfrid, quant à lui, fait office de représentant à l’égard de tous les jeunes qu’il rencontre sur son chemin qui, comme lui, entreprennent une quête identitaire. Il écoute donc les autres lui dire : « Tu as accepté de nous permettre de vivre notre propre deuil, celui qu’aucun de nous ici n’a pu vivre27. » et « Tu as accepté d’une certaine façon que nous tous ici nous devenions toi et que toi tu deviennes chacun de nous28. » La relation existant entre l’individu et la collectivité présente une parenté avec la relation entre l’histoire et l’Histoire : la partie (l’individu et l’histoire) se substitue au tout (la collectivité et l’Histoire). En d’autres mots, Mouawad se sert des propos des autres et des événements historiques à des fins personnelles, c’est-à-dire pour le bien de sa propre entreprise (par exemple, ses pièces de théâtre et, plus largement, sa consécration). Les personnages principaux ont tendance à représenter plus que leur simple personne ; ils sont aussi le reflet de toute une génération (Littoral) ou

24 Jean-François Côté, op. cit., p. 120.

25 Ce sont deux jeunes personnages que Wilfrid rencontre pendant son voyage au pays natal de ses parents.

26 Wajdi Mouawad, Littoral, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, coll. « Actes Sud – Papiers », 1999, p. 102.

27

Ibid., p. 110.

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d’un événement historique (Forêts). Bien qu’il soit fréquent de voir l’utilisation du « nous » par une seule personne dans les entretiens, ce procédé renforce l’idée d’une posture de pilleur. Le dramaturge utilise les autres pour son propre bien et s’autoproclame porte-parole du groupe auquel il appartient.

Charlotte Farcet, dramaturge ayant travaillé sur plusieurs spectacles du Libanais d’origine et signé les postfaces de la deuxième édition de Littoral et d’Incendies, abonde dans le même sens à propos des liens entre intimité (histoire) et collectivité (Histoire) : « Sans s’en rendre compte, peut-être, Wajdi Mouawad trace une ligne entre histoire et Histoire, incertaine, interrogative, qui révèle ce qui habite son geste et lui échappe tout à la fois29. » Dans une lettre à Randa Chahal, réalisatrice franco-libanaise, Mouawad formule aussi cette idée de « laisse[r] la réalité [l]’envahir pour faire naître la fiction30. » Le dramaturge se représente lui-même comme un voleur, voire un pilleur. Par le discours qu’il tient lors des entretiens et par ses textes de fiction, Mouawad s’approprie indûment ce qui ne lui appartient pas. Il excelle dans l’art de la falsification en reproduisant dans ses propres créations – mot dont l’emploi est discutable quand on parle de ses œuvres dramatiques, en particulier Littoral et Incendies, puisqu’elles sont plutôt des recréations, des reproductions de tragédies grecques farcies de « copier-coller » – des événements historiques et des citations d’écrivain.

La posture du pilleur est une persona, c’est bel et bien un masque que porte l’écrivain en public. Il s’agit de son identité littéraire. Le sociologue Jérôme Meizoz travaille d’ailleurs sur ces questions (posture, identité littéraire, mise en scène de l’auteur) et formule ainsi la définition d’une posture : « La "posture" est la manière singulière d’occuper une "position" dans le champ littéraire. […] La posture constitue l’"identité littéraire" construite par l’auteur lui-même, et souvent relayée par les médias qui la donne à lire au public31. » Il ajoute plus loin :

Disons que j’entends par posture quelque chose de commun à tous les écrivains (et à tous les artistes en général), attaché à

29Ibid., p. 135-136.

30 Wajdi Mouawad, Le Sang des promesses. Puzzle, racines, et rhizomes, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 2009, p. 36.

31 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007, p. 18.

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leur statut même : une façon de faire face, comme on dit, littéralement : faire (bonne ou mauvaise) figure aux avantages et désavantages de la position qu’on occupe dans le "jeu" littéraire ou plus généralement artistique32.

Les éléments de la dimension discursive – les entretiens, par exemple – participent à la construction de l’image de soi que projette l’écrivain dans les médias et permettent de caractériser la posture de l’auteur en question. Mais il ne faut pas négliger l’œuvre littéraire pour autant : elle est révélatrice d’une posture puisqu’elle « constitue aussi une image de soi proposée au public33. » Voilà pourquoi les deux différents corpus (les textes de fiction et les propos tenus publiquement par l’écrivain) contribuent à cerner la manière dont Mouawad se comporte dans le champ littéraire.

4. Visage retrouvé

Ruth Amossy, dans Images de soi dans le discours : la construction de

l’ethos, affirme que « [t]oute prise de parole implique la construction d’une image

de soi34. » En d’autres mots, tout ce que les écrivains disent en entrevue, lors d’entretiens et, plus largement, en public participe à la constitution de leur posture, de leur identité littéraire. Il est donc nécessaire de s’intéresser aux propos du dramaturge afin d’observer s’il joue avec un seul ou plusieurs masques. L’entretien avec Claudine Landreville, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise déposé à l’Université du Québec à Montréal, laisse présager la possibilité d’une pluralité de masques dans le cas de Mouawad, ce qui pourrait expliquer le caractère énigmatique de sa posture. L’écrivain de théâtre se dédouble, il parle de deux individus – un Wajdi de l’enfance et un Wajdi de l’âge adulte – pour se désigner lui-même :

Comment se fait-il que je suis ici aujourd’hui, en train de parler avec vous d’un roman que j’ai écrit, alors qu’il n’y a pas très

32Ibid., p. 20. 33Ibid., p. 19.

34 Ruth Amossy, « La notion d’ethos de la rhétorique à l’analyse de discours », dans Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours : la construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, coll. « Sciences des discours », 1999, p. 9.

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longtemps, je ne parlais pas français, j’étais au Liban avec des moutons, puis je pensais que les statues bougeaient. Et il n’y a pas très longtemps de cela! La différence entre les deux individus est tellement grande, et en si peu de temps, qu’il faut que je trouve une source symbolique pour raconter ça. […] [L]a différence [est] si grande, en vingt ans, entre là où j’étais et là où je suis : dans la langue, l’activité, le décor. Entre le village libanais de la montagne et le théâtre du Quat’Sous… C’est vraiment incroyable, je vous jure35!

Cette duplication tient d’une scission dans la trajectoire du dramaturge entre deux modes de vie diamétralement opposés, soit la période où il ne pratiquait pas le théâtre et celle où il en a fait son métier (l’absence de théâtre versus l’omniprésence du théâtre). Cet art de la parole prend tellement d’importance dans sa vie qu’il s’en réclame pour définir son identité qui est, ceci dit, doublement littéraire : premièrement, parce qu’il est metteur en scène et trouve des filiations en certains auteurs et personnages; deuxièmement, parce qu’il se met lui-même en scène lors des différents entretiens et apparitions publiques, d’où l’idée de posture. Mouawad est par ailleurs conscient d’appartenir à plusieurs familles, où les liens de sang cohabitent avec les liens d’encre. Dans la préface de Littoral, il écrit :

[Isabelle Leblanc et moi] avons réalisé que si nous avions peur d’aimer, nous n’avions pas peur de mourir, car la peur, en ce qui concerne la mort, tournait autour de nos parents, en ce sens que nous n’avions pas tant peur de notre propre mort que de la mort de ceux qui nous ont conduits à la vie, et dans la vie; cela ne concernait pas uniquement nos parents naturels, mais aussi nos parents dans la création36.

Par la dissociation faite entre ses divers types de parents, Mouawad reconnaît que sa personne et son métier d’écrivain constituent deux instances distinctes. Dans le domaine de l’écriture, il se dit tchèque et juif, comme Kafka, parce que la lecture de La Métamorphose est la toute première à l’avoir autant bouleversé. Lorsqu’il est arrivé à Montréal avec sa famille, il s’est senti comme le personnage du jeune garçon qui se transforme en insecte. Il ne voulait pas changer

35 Claudine Landreville, « Le berceau de la création : entretien avec Wajdi Mouawad », dans

Marcher vers l’écriture : le rituel déambulatoire dans l’œuvre de Wajdi Mouawad, mémoire de

maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2005, p. 109-110. 36 Wajdi Mouawad, « De l’origine de l’écriture », dans Littoral, op. cit., p. 5.

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son accent, ni effacer son étrangeté : « Une fois arrivé à Montréal, je me suis refusé à toute métamorphose. J’étais cancrelat37. » Fils de Kafka, Mouawad se voit comme un personnage, comme quelqu’un qui fabrique de la littérature et, en ce sens, qui est le successeur de grands écrivains. Il se perçoit aussi comme celui qui est dans cette pâte de mots, dans la littérature, en l’incarnant, en agissant à l’intérieur d’elle, tel Gregor Samsa. Le dramaturge joue ainsi sur plusieurs niveaux de fiction et de réalité puisqu’il campe son identité littéraire au sein d’une nouvelle. Il fait de sa vie une fiction dans laquelle le temps ne s’écoule plus en ligne droite. Tout est perturbé. En 2005, la définition de son identité lors de l’entretien avec Jean-François Côté apparaît comme un mélange entre ses identités personnelle, professionnelle et littéraire : « Je suis fils de Zeus par mon aïeul Agénor, roi de Phénicie et père d’Europe qui, un jour, fut enlevée par un Taureau blanc. On en revient à ça. Libanais? Français? Québécois? C’est comme : romancier? dramaturge? réalisateur38?... » Plusieurs éléments se retrouvent sur un même plan, qu’ils soient de l’ordre de la vie intime, du travail ou de la culture en général. Wajdi Mouawad est Libanais, Français et Québécois; il est dramaturge, comédien et metteur en scène; il est le fils de Kafka, de Zeus, de Gilles Renaud à l’École nationale de théâtre du Canada39 et les Phéniciens sont ses ancêtres40. Pourtant, en 2008, dans un article paru dans La Presse, il dit à Marc Cassivi : « Je suis un artiste québécois. Je me suis toujours défini comme ça41. » La confusion s’intensifie et conduit vraisemblablement à la conclusion suivante : l’auteur libano-québécois n’a pas qu’une seule posture, mais plusieurs. Néanmoins, il est difficile de bien les cerner. Celle du pilleur a déjà été évoquée. Quelle serait alors cette deuxième identité littéraire, cet autre masque? La complexité de la tâche tient en partie à la multiplicité d’identités revendiquées par l’écrivain et à la contradiction qui s’installe peu à peu entre les différentes prises

37 Jean-François Côté, op. cit., p. 84. 38

Ibid., p. 128.

39 À ce propos, voir Ibid., p. 95.

40 Voir Wajdi Mouawad et Robert Lepage, « J’ai onze ans », dans Collectif, Les tigres de Wajdi

Mouawad, op. cit., p. 32.

41 Marc Cassivi, « Wajdi Mouawad : responsabilité civile », Montréal, La Presse, 16 septembre 2008, http://www.cyberpresse.ca/arts/200809/19/01-672152-wajdi-mouawad-responsabilite-civile.php, page consultée le 4 juin 2012.

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de parole. À quel jeu se prête-t-il? Meizoz emploie d’ailleurs la métaphore filée du théâtre pour expliquer sa théorie : « [la posture] est construction de soi dans et

hors du discours, parce qu’elle rejoue une position dans la performance, se donne

comme le lieu de l’artifice, de la mise en scène42. » Mouawad, dans ce cas, semble prendre plaisir à cette mascarade.

En se réclamant de toute une série d’écrivains renommés pour la construction de son identité littéraire, Mouawad perpétue l’existence de la posture du pilleur, et ce, en s’attribuant des parents aussi célèbres. Il devient à son tour un enfant célèbre, un écrivain qui vaut la peine d’être médiatisé, surveillé et qui, éventuellement, pourra lui aussi accéder à une position privilégiée, voire devenir un roi43. Il fait en sorte de s’élever lui-même à un rang prestigieux par l’usage de techniques plutôt rusées. Galia Yanoshevsky confirme que la forme de l’entretien participe à la fabrication de la valeur d’une œuvre littéraire :

[L]’entretien fait partie de l’appareil de production et de circulation de l’œuvre, et contribue activement à l’élaboration de son sens comme de sa valeur. C’est parce que l’écrivain y investit des explications concernant son œuvre et sa personne, explications qui à leur tour son utilisées pour interpréter son œuvre. C’est dans le cadre de l’interview également que l’écrivain peut se positionner explicitement dans le champ littéraire, en parlant non seulement de son œuvre, mais aussi des travaux des autres et de son attitude à leur égard44.

Le dramaturge profite de cet échange qu’est l’entretien pour injecter de la valeur non seulement à son œuvre, mais également à son statut d’écrivain. Mouawad n’attend pas après les autres; il s’arrange pour obtenir ce qu’il désire. Il aspire à la reconnaissance publique. Il s’autoproclame souverain.

42

Jérôme Meizoz, « "Postures" d’auteur et poétique », dans L’œil sociologue et la littérature, Genève, Slatkine Érudition, 2004, p. 63.

43 Référence à l’ouvrage de Pierre Michon, Corps du roi, dans lequel l’auteur explique que les écrivains sacrés (les rois) – Shakespeare, Joyce, Beckett, Dante, entre autres – ont deux corps : celui immortel de l’écrivain intronisé par son texte et celui mortel de la personne dans sa vie intime. Cela évoque les instances de la personne et de l’écrivain dans la théorie de Maingueneau que nous évoquerons plus tard. Voir Pierre Michon, Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002, p. 13-16.

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5. Inception (Origine)

À l’image des filiations complexes de Mouawad, les protagonistes de la tétralogie Le Sang des promesses entretiennent eux aussi des relations familiales épineuses. À propos de l’épilogue du quatuor dramatique, Mouawad affirme que « [t]out sépare […] Ciels des trois premières pièces45 » du cycle théâtral; pourtant, il est évident que ce texte aborde la thématique des filiations, comme Littoral,

Incendies et Forêts l’ont fait avant lui. Dans l’œuvre mouawadienne, les liens de

parenté entre les protagonistes ne relèvent pas de la simplicité : ils sont plutôt tordus, les enfants éprouvant de l’amour et de la haine envers leurs parents à un degré tel que cela donne lieu à des relations incestueuses et à des parricides. Ces actes terribles apparaissent d’abord dans Littoral, mais d’une manière édulcorée et renversée. Wilfrid a l’impression d’avoir tué sa mère lorsqu’il est né et d’avoir fait l’amour avec son père lorsque ce dernier se mourrait. Il dit ceci au chevalier Guiromelan, une créature de son esprit qui personnifie sa conscience :

Ma mère est morte en me mettant au monde, mon père est mort pendant que je fourrais comme un perdu, fait que maintenant je suis tout seul et je m’en veux un peu, tu comprends? Je m’en veux un peu d’avoir tué ma mère et d’avoir couché avec mon père, parce que, oui, quand tu fourres, tu fourres avec tous ceux qui meurent au moment où toi tu te répands au fond de quelqu’un, et moi je me suis répandu au fond de mon père comme j’ai répandu le sang de ma mère, la laissant là, gisant là, au fond de son lit46.

L’inceste et le parricide sont affaiblis par leur non-existence – il ne s’agit que d’une impression de la part de Wilfrid – et sont inversés parce que le père a cédé sa place à la mère, le parricide devenant un matricide. L’un des personnages secondaires, cependant, commet réellement le meurtre de son père. Amé, réincarnation contemporaine d’Œdipe, prince de Thèbes, n’a pas reconnu son père à la croisée des chemins et « [d]ans le noir [il l’a] tué47. »

45

Wajdi Mouawad, « Le cri hypoténuse », dans Ciels, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, coll. « Actes Sud – Papiers », p. 8.

46 Wajdi Mouawad, Littoral, op. cit., p. 32. 47Ibid., p. 95.

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Dans Incendies, les actes ne sont plus seulement que de l’ordre de l’invention, ils deviennent concrets. Détenue dans la prison de Kfar Rayat, Nawal a été violée à de maintes reprises par le bourreau Abou Tarek, alias Nihad Harmanni, aussi connu sous le nom de Wahab, son propre fils. De cette relation incestueuse sont nés Jeanne et Simon, les jumeaux qui tentent, tout au long de la pièce, de faire la lumière sur leurs sombres origines. Chamseddine, qui a connu Nihad pendant la guerre, dévoile à Simon les horreurs de son passé :

Ton frère était ton père. Il a changé son nom. Il a oublié Nihad, il est devenu Abou Tarek. Il a cherché sa mère, l’a trouvée mais ne l’a pas reconnue. Elle a cherché son fils, l’a trouvé et ne l’a pas reconnu. Il ne l’a pas tuée car elle chantait et il aimait sa voix. […] Oui, oui, tu comprends bien, il a torturé ta mère et ta mère, oui, fut torturée par son fils et le fils a violé sa mère. Le fils est le père de son frère, de sa sœur48.

Le lieu de la naissance des jumeaux, la prison, n’est pas fortuit dans l’histoire : c’est le symbole de l’interdiction, de la punition, de la privation de liberté. Le bourreau a détruit la vie de sa victime en s’emparant de son innocence. Lorsqu’elle a appris l’identité de son agresseur, Nawal a perdu la parole, arme de défense par excellence dans les pièces de Mouawad. Elle a ainsi plongé sa vie et celle de ses enfants dans un silence très lourd, les privant de la vérité.

Forêts, quant à elle, constitue sans aucun doute le volet de la trilogie dans

lequel le traitement des filiations tordues est le plus développé. Dans la famille Keller, Albert se marie avec Odette pour échapper au pouvoir paternel, mais il ne sait pas que sa femme est enceinte de son propre père, Alexandre. Le couple de nouveaux mariés s’installe dans la forêt des Ardennes où ils font construire un zoo et y vivent comme des animaux. Albert et Hélène, l’enfant illégitime, entretiennent des rapports sexuels alors qu’ils savent que tous les autres membres de la famille sont au fait de leur relation incestueuse. Inévitablement, la jeune femme tombe enceinte. Animé par une fureur meurtrière, Edgar, n’en pouvant plus de ce cirque malsain, poignarde son père pendant qu’il fait l’amour à sa soeur Hélène et viole celle-ci, « plantant et replantant et replantant et replantant encore et encore et plus profondément encore et violemment et sans cesse son sexe dans

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celui de sa jumelle49 ». D’ailleurs, la répétition du geste d’Edgar est transposée dans le texte par la triple occurrence du participe présent « replantant », de l’adverbe « encore » et de la présence de la conjonction de coordination « et » qui apparaît à sept reprises dans cette citation. L’écriture de Mouawad et la diégèse s’imbriquent l’un dans l’autre pour former un tout cohérent : le dramaturge fait ressentir au lecteur ce qui se déroule dans la fiction, et ce, par son geste d’écriture. Tout est relié chez l’écrivain : ses textes de fiction, son processus de création et ses paroles tenues en public ou lors d’entretiens font partie d’une même entreprise qui vise à bonifier son œuvre et à aspirer à la consécration, tout en étant le reflet d’une certaine posture. Il s’agit pour lui de « dire » et « faire » simultanément. Ce procédé souligne la corrélation qui s’installe entre les éléments internes – tout ce qui a trait au texte – et les éléments externes – les entretiens et la façon d’agir en public. Pour en revenir à Forêts, Odette, devenue folle à force d’assister à la violence monstrueuse de ce viol, se jette dans la fosse aux animaux sauvages. La colère, le sang et la folie se mêlent comme dans les autres volets de la tétralogie, mais à un degré supérieur. Cette pièce expose la douleur d’une grande famille au sein de laquelle chaque génération présente des liens filiaux tordus, et ce, à divers niveaux d’intensité. La famille Keller vivant dans la forêt s’avère la plus affectée en ce qui concerne ces relations insanes; les autres générations, quant à elles, se caractérisent plutôt par des changements d’identité, des relations inexistantes entre la mère et la fille, des promesses trahies et des tatouages sur le corps comme signe d’appartenance à une famille.

Contrairement à la troisième pièce du Sang des promesses, un seul personnage dans Ciels commet des actes d’une violence insensée, perpétrant l’acte irréversible du meurtre de ses trois filles et de leur père. Dolorosa Haché s’adonne à une boucherie l’instant d’une soirée où elle fait subir la douleur de son nom à ses enfants et son mari. Elle charcute leur vie et met fin à leur existence à cause de la vision désenchantée qu’elle a du monde dans lequel elle vit. Elle est cependant assez lucide pour reconnaître que « [l]a poésie et la beauté peuvent

49 Wajdi Mouawad, Forêts, op. cit., p. 85.

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devenir destruction50 » surtout lorsque des attaques terroristes se préparent. En effet, les messages codés – qui prennent la forme de poèmes – du regroupement terroriste informent la cellule de l’endroit où aura lieu l’attentat. Alors oui, dans ce cas, des événements dévastateurs peuvent être issus de textes poétiques et de beauté, et ce, comme dans les autres volets de la tétralogie où la beauté des liens familiaux se transforment en relations horrifiques. Les personnages commettant ces actes pillent, parfois consciemment ou non, la vie de leur victime et de leur famille. Ils leur volent leur innocence, leur vision du monde, leur quiétude morale et parfois même leur voix. Au Wajdi Mouawad pilleur d’événements historiques et de filiations littéraires s’ajoute des personnages s’emparant d’une partie de leurs victimes, faisant de ceux-ci des êtres qu’on ne reconnaît plus, dévastés par l’atrocité du geste dont ils ont été la proie. Un pilleur fabricant de pilleurs…

6. Traduire Sophocle

On pourrait considérer l’intertextualité comme une autre forme de pillage dans les pièces mouawadiennes par l’emprunt et le plagiat, procédés de plus en plus caractéristique de la nouvelle production littéraire. Pensons, en littérature, à la polémique entourant La carte et le territoire de Michel Houellebecq; au théâtre, à L’Énéide d’après Virgile d’Olivier Kemeid; en danse, à Orphée et Eurydice de Marie Chouinard. Les citations, allusions et références dans les différentes formes d’art d’aujourd’hui appellent le lecteur ou le spectateur à découvrir l’hypotexte – terme de Genette définit comme un texte antérieur A sur lequel se greffe un texte B appelé hypertexte51 – par les différents indices et traces laissés dans l’œuvre actuelle. Nous nous situons donc dans une « logique de l’archive », comme l’entendait Maingueneau, où les contemporains aiment revisiter les anciens. Dans son Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature, le théoricien expose l’idée qu’aujourd’hui, les écrivains font de plus en plus appel à des pratiques intertextuelles pour construire leur histoire, au sens de récit : « Dans ce passage

50 Wajdi Mouawad, Ciels, op. cit., p. 67.

51 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 11.

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d’une logique du champ à une logique de l’archive, la concurrence entre positionnements cède devant le parcours d’une immense bibliothèque, désinvesti d’enjeu52. »

Mouawad participe d’ailleurs à cette logique par la parenté littéraire qu’entretiennent ses textes avec Œdipe roi de Sophocle. Plusieurs liens sont à tisser en ce qui concerne ces divers emprunts : la réactualisation des thèmes du parricide et de l’inceste, la récupération de certains rôles assumés par les personnages et la reprise de formules clés. Le complexe d’Œdipe, introduit par Sophocle dans la tragédie grecque et ensuite récupéré par la psychanalyse, apparaît avec quelques retouches dans près de la totalité des pièces du Sang des

promesses. Dans Littoral, l’inceste et le parricide sont doublement inversés

puisque Wilfrid croit qu’il a tué sa mère et fait l’amour avec son père. Le jeune homme dit entre autres à propos de son père décédé : « J’ai l’impression d’avoir couché avec, d’avoir fourré avec, d’avoir couché avec la mort53! » Il y a d’abord la permutation du rôle de la mère et du père, donnant lieu à un matricide plutôt qu’à un parricide et, ensuite, la création de l’imaginaire de ces événements qui surviennent dans la tête du protagoniste et qui sont de l’ordre du rêve, de la fabulation. Par contre, le personnage d’Abou Tarek dans Incendies viole réellement sa mère dans la prison de Kfar Rayat. Il ne sait pas que c’est elle, elle ne sait pas que c’est lui, ils se sont cherchés toute leur vie durant, mais le pire se produit et l’inceste engendre la naissance des jumeaux. En effet, « [l|es fruits de la femme qui chante sont nés du viol et de l’horreur, ils sauront renverser la cadence des cris perdus des enfants jetés dans la rivière54. »

La situation d’aveuglement entre la mère et son fils tient par ailleurs de ce qu’entend Aristote de la tragédie dans sa Poétique : « Il est possible également que des personnages accomplissent l’acte terrible, mais l’accomplissent sans le savoir, et par la suite reconnaissent leur alliance avec la victime, comme l’Œdipe

52 Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature, Paris, Belin, 2006, p. 155.

53 Wajdi Mouawad, Littoral, op. cit., p. 19. 54 Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., p. 67.

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de Sophocle55. » Mouawad ne s’intéresse pas seulement aux thèmes présents dans

Œdipe roi, mais aussi au genre dramatique pratiqué par Sophocle. Comme

l’entend Aristote à propos des tragédies56, les pièces de Mouawad peuvent se scinder en deux parties : le nœud (du début jusqu’au retournement) et la résolution (retournement jusqu’à la fin). Les personnages de Littoral, Incendies et Forêts sont dès les premières pages plongés dans une enquête identitaire qu’ils devront mener tout au long de l’histoire. Le retournement survient toujours à la fin de la pièce lorsque les jeunes parviennent à dénouer leurs filiations tordues. Aristote ajoute que, dans Œdipe roi, la reconnaissance résulte des actes accomplis par le personnage. Cela crée un effet de surprise qui est, selon lui, la meilleure reconnaissance qui soit57. Le voyage en pays étranger et les diverses rencontres permettent à Wilfrid, Jeanne, Simon et Loup d’agir pour découvrir l’identité de leurs parents, les circonstances de leur naissance et les liens de parenté entre les individus faisant partie de leur arbre généalogique. La surprise est grande dans

Incendies lorsque les jumeaux découvrent que leur frère et leur père ne sont

qu’une seule personne. L’importance de la tragédie dans le travail de Mouawad se manifeste aussi dans son « projet Sophocle » qui consiste à mettre en scène sept tragédies grecques de Sophocle, et ce, en trois volets thématiques intitulés Des

Femmes, Des Héros et Des Mourants.

En ce qui concerne les relations tordues dans Forêts, Albert et la fille de son père entretiennent des rapports sexuels, tandis que Edgar poignarde son père et viole sa sœur Hélène dans la forêt des Ardennes. Il s’agit du volet du quatuor dramatique où les thèmes du parricide et de l’inceste sont les plus présents. Rappelons aussi que Dolorosa Haché a tué ses enfants et son mari dans Ciels, faisant perdurer l’obsession de Mouawad envers les filiations complexes, mais également envers l’une des plus vieilles tragédies grecques dont il a fait la mise en scène en 1998 au Théâtre Denise-Pelletier.

55

Aristote, Poétique, traduction de Michel Magnien, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 1990, p. 106.

56

Ibid., p. 112.

(30)

Quelques personnages de Littoral assument des fonctions similaires à ceux d’Œdipe roi, prouvant une fois de plus l’influence de ce texte dans l’écriture de Mouawad. Dans l’hypotexte, Tirésias, atteint de cécité, détient la vérité à propos des filiations d’Œdipe et c’est lui qui informera le jeune homme à propos de ses origines et de l’identité du meurtrier de Laïos. Œdipe dit à l’aveugle : « Toi qui scrutes tout, Tirésias, ce qui s’enseigne comme ce qui ne se dit pas, les choses du ciel aussi bien que celles qui foulent la terre, tu as beau être aveugle, tu sais de quel fléau la ville est affligée58. » Il s’agit d’un aveugle clairvoyant. Récupéré dans la première pièce de la tétralogie, Tirésias apparaît sous les traits d’Ulrich, savant personnage qui a le pouvoir d’interpréter et d’anticiper les événements se présentant à lui. Empreint de sagesse, il constate que plusieurs villageois sont aveuglés par leur propre passé. Il leur pose donc cette question pleine de sens : « Qui est l’aveugle ici, qui59? » À l’instar de Tirésias, Ulrich sait qu’il a accès à la vérité absolue et qu’il connaît peut-être mieux que quiconque le sort de chacun des personnages. Il oriente tout d’abord Simone et Wilfrid en les présentant l’un à l’autre; c’est ainsi que le groupe des jeunes orphelins prend forme. Ulrich se dit à lui-même : « Et moi je suis l’aveugle qui lit en pleine nuit60! » Mouawad aime travailler les contradictions, comme c’est le cas avec le personnage aveugle qui fait preuve de discernement.

Essayant tant bien que mal de trouver un lieu de sépulture pour son père, Wilfrid porte le corps du défunt sur ses épaules, faisant du trajet sur la route une épreuve physique et morale. Ici, la référence intertextuelle est claire : il s’agit bel et bien d’une réactualisation de la scène de L’Énéide de Virgile dans laquelle Énée porte son père Anchise sur ses épaules en fuyant la ville de Troie en flammes. D’ailleurs, plusieurs peintres ont été inspirés par cette scène, dont Raphaël qui lui a consacré un détail de l’Incendie du Borgo se retrouvant au musée du Vatican. Selon Charlotte Farcet, cependant, l’idée de transporter le corps d’une personne morte pour l’enterrer dans sa ville natale proviendrait du

58

Sophocle, Œdipe roi, traduction de Robert Davreu, Arles, Actes Sud, coll. « Actes Sud – Papiers », 2012, p. 12.

59 Wajdi Mouawad, Littoral, op. cit., p. 70. 60Ibid., p. 65.

(31)

roman Tandis que j’agonise de William Faulkner61. Toutes les lectures de Mouawad peuvent être une source d’inspiration, donnant lieu à un personnage, une scène, une phrase clé ou même un titre dans ses propres écrits.

La reprise de formules constitue un moyen encore plus révélateur de cette posture du pilleur qu’adopte Mouawad parce qu’il ne s’agit pas seulement ici de s’inspirer d’une thématique et de la récupérer dans des textes, mais de reprendre une citation de l’hypotexte et de la transformer quelque peu pour la faire sienne. Après la révélation de Tirésias à Œdipe concernant l’identité du meurtrier de Laïos, Jocaste dit à Œdipe : « Or, d’après la rumeur, ce sont des étrangers, des brigands qui l’ont assassiné à la croisée des trois chemins62. » La dernière portion de cette citation, « à la croisée des trois chemins », apparaît plusieurs fois dans

Littoral, mais Mouawad y a retranché le déterminant numéral. Ainsi, on retrouve

quatre fois la citation sous la forme suivante (« À la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre!63 »), sept fois sans la dernière partie de la formule (« la croisée des chemins64 ») dont une occurrence dans le titre d’une scène et une autre dans une didascalie. De plus, dans Incendies, Mouawad reprend, avec quelques modifications, la formulation de Sophocle concernant le rôle de père et de frère d’un même personnage, c’est-à-dire que le frère (Œdipe et Nihad) est aussi le père de ses enfants qu’il a conçus avec sa mère (Jocaste et Nawal). Alors que Robert Davreu traduit les mots de Sophocle ainsi (« On le verra tout à la fois frère et père de ses propres enfants65 »), le dramaturge libano-québécois écrit à la fin de sa pièce : « Le fils est le père de son frère, de sa sœur66. » Détenant une importance considérable, les mots « frère » et « père », attribuables à la même personne et faisant de ces citations des phrases-clés qui occasionnent une nouvelle tournure dans le cours de l’histoire, sont tous deux situés au cœur de la proposition, au milieu de la phrase. En effet, l’énigme des deux pièces repose en grande partie sur l’identité des personnages et leur état d’aveuglement par rapport à leurs filiations.

61 Charlotte Farcet, « Le mystère des naissances », op. cit., p. 155. 62 Sophocle, op. cit., p. 25.

63Wajdi Mouawad, Littoral, op. cit., p. 68-69-88. 64

Ibid., p. 82-83-95.

65 Sophocle, op. cit., p. 17.

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