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Faire escale chez Sophocle

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 48-52)

Le processus de création de Mouawad s’organise la plupart de temps selon un mouvement oscillatoire, la tête du dramaturge se tournant vers le passé pour ensuite revenir vers l’avant et projeter son regard sur l’avenir. Autrement dit, l’écrivain scrute les textes littéraires d’auteurs qui ont fait date, comme Shakespeare, Dostoïevski, Céline, et il s’inspire de leurs œuvres pour écrire la sienne. Certes, le premier chapitre a montré que le verbe « s’inspirer » chez Mouawad pouvait être synonyme de plagiat ou d’emprunt. Cette façon de travailler relève bien entendu de la posture du pilleur. Toutefois, à la base de cette

109 Jean-François Côté, « Un théâtre dans la tête », dans Architecture d’un marcheur. Entretiens

pratique se trouve un mouvement vers l’arrière, un retour à l’origine de la littérature, une visite chez les tragédiens grecs. Nous savons aussi à quel point les pièces de Sophocle ont été utiles pour l’écriture du Sang des promesses. Mouawad, en tant que dramaturge, a besoin de savoir d’où il vient pour écrire ses propres textes dramatiques. Il doit faire un pas en arrière pour mieux cheminer dans sa trajectoire littéraire.

Cet exercice s’inscrit tout à fait dans la logique de sa deuxième posture, celle de l’archéologue, qui déterre des vestiges du passé dans la perspective de les préserver le plus longtemps possible. Il fouille donc dans l’histoire littéraire pour en extraire des auteurs et des textes qui l’inspirent dans sa démarche et avec lesquels il établit une parenté littéraire. Mouawad procède par gradation : il commence par dire qu’il a davantage d’affinités artistiques avec les Européens qu’avec les Québécois ou les Libanais parce que les questions narratives et émotives ne posent plus problème avec les premiers110; il énumère ensuite les noms de ceux avec qui il a des atomes crochus (Kafka, Hubert Aquin, Romain Gary, Giono111); il termine par s’attribuer des parents fictifs en les dépoussiérant de leurs siècles passés et de la pesanteur du temps accumulé. Il remet d’ailleurs au goût du jour des tragédiens grecs en se nourrissant de leurs textes pour écrire ses propres pièces, mais aussi en créant des mises en scène contemporaines de textes anciens. Le « projet Sophocle » est à ce titre un exemple idoine : en cinq ans, Mouawad compte monter sept tragédies de Sophocle (Ajax, Antigone, Œdipe roi,

Électre, Les Trachiniennes, Philoctète et Œdipe à Colone) qu’il a regroupées en

trois cycles – Des Femmes, Des Héros et Des Mourants. Faire revivre ces histoires provenant des débuts de la littérature tient assurément du travail de l’archéologue. L’étymologie du mot « archéologue » est éloquente à ce sujet : le préfixe « archéo » vient du grec ancien arkhaîos qui signifie « ancien » et le suffixe « logue » est issu de logos qui a pour sens « discours, étude ». Le

110 Voir Hugues Le Tanneur (propos recueillis par), « Wajdi Mouawad : l’entretien », Les Inrocks 10 juin 2009, http://www.lesinrocks.com/2009/06/10/actualite/wajdi-mouawad-lentretien- 1139324/, page consultée le 15 octobre 2011.

dramaturge semble effectivement jouer à l’archéologue en étudiant le passé, ici des tragédies grecques, pour préparer son projet.

Il s’agit de comprendre et de créer dans le présent à partir de l’origine des choses ainsi que de ses propres racines. Il suffit, pour Mouawad, de retrouver l’enchantement du monde, quête perpétuelle à travers ses pièces qui se manifeste par des dénouements de réconciliation, faible lumière parmi l’ensemble du texte qui est davantage sombre et éprouvant. Il faut dire que le dramaturge tombe plus souvent qu’autrement dans le pathos et les émotions fortes. D’ailleurs, le Libano- Québécois a dit lors d’un entretien : « Sophocle décrit un monde qui prend conscience de son désenchantement; son siècle comprend que le monde est souffrance, douleur et indifférence des dieux. Cela me touche profondément tant ce me semble au cœur des chagrins de notre époque112. » Cette recherche d’enchantement évoque la découverte du désenchantement à l’époque des tragédiens grecs. Mouawad, pour sa part, a pris conscience de la laideur du monde très tôt, lors de la guerre civile au Liban. Les brefs moments de réconciliation surviennent à la fin des trois premiers volets du Sang des promesses : Littoral se termine par la découverte du lieu de sépulture du père de Wilfrid et par la possibilité qu’ont les jeunes orphelins de vivre leur deuil; Jeanne et Simon découvrent l’identité de leur père et de leur frère dans Incendies et ils peuvent désormais comprendre le silence de Nawal; Loup, dans Forêts, reconstitue son arbre généalogique et se réconcilie avec sa grand-mère. Seul Ciels, considéré comme le point d’orgue de la tétralogie, échappe à cette série. Les membres de la cellule d’enquête parviennent à localiser les endroits où se produiront les attentats terroristes, mais Victor, le fils d’un de ces membres, ne survit pas au carnage et meurt au Musée des beaux-arts de Montréal. La réconciliation cède la place au sentiment de défaite dans ce dernier volet.

Dans plusieurs entretiens, Mouawad exprime le désir de voir le monde se réenchanter sous sa plume. Il voudrait retrouver ces années d’insouciance d’avant la guerre, où il partait de la maison sans manteau, courir dans la forêt, sous les

112 Agnès Santi (propos recueillis par), « Entretien sur Des Femmes », http://www.avignon-en- scenes.fr/article_desc.php?men=1&id_art=983, page consultée le 3 mars 2012.

figuiers113. Le fait de ne pas porter de manteau, les références à la nature et la course symbolisent la légèreté de la liberté qui a précédé à la pesanteur de toutes les épreuves – la guerre civile, l’exil, l’apprentissage d’une nouvelle langue, le décès de sa mère – qu’il a dû surmonter depuis. À l’origine du geste d’écriture de Mouawad, il y a

le désir de raconter une beauté ancienne. Il y a là quelque chose de métaphysique, et en même temps, qui touche à ce sentiment quand, enfant, on était émerveillé par le bleu du ciel, la grandeur du monde. C’est pour cela que Littoral, Forêts,

Incendies et Ciels rappellent les quatre éléments. Ces éléments

sont le lieu où on peut retrouver l’enchantement du monde, de l’enfance114.

L’écrivain parle d’une « beauté ancienne », celle liée à l’enfance où l’enchantement du monde n’était pas remis en question, mais aussi celle associée aux prémices de la littérature, nommément aux tragédies grecques. Il a compris la portée de ce retour aux sources – celles de sa vie et celles de son champ d’expertise – dans la création de ses pièces. Cette tentative d’enchanter de nouveau son existence nous laisse toutefois dubitatif quant à son efficacité. A-t-on réellement l’impression que le ciel est bleu après la lecture de ses pièces, après avoir assisté à la représentation de celles-ci? Non, le lectorat et les spectateurs ont plutôt un goût désagréable dans la bouche et ont le sentiment d’être confrontés à la laideur du monde. Même s’il y a des dénouements plutôt positifs à la fin de ses pièces, les histoires sont d’une telle violence qu’elles entraînent une certitude : Mouawad ne porte pas de lunettes roses. Il jette un regard brutal sur son passé; il ne fait qu’exposer devant le public les trouvailles d’un temps révolu, ces vestiges de l’enfance qu’il est allé chercher au fond de lui avec une pioche et une truelle.

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Mouawad raconte cet épisode lors d’un entretien de la SACD à Avignon à l’occasion du Festival, entrevue qui a été diffusée le 26 juillet 2008 sur France culture. Voir SACD, « Auteur Studio : Wajdi Mouawad », http://www.sacd.fr/Auteur-Studio-Wajdi-Mouawad.531.0.html, page consultée le 22 février 2012.

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Catherine Makereel, « Entre littoral et ciels », Le soir,

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