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Mettre les voiles

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 57-64)

Ce retour à l’origine dans la pratique de Mouawad s’accompagne d’un voyage à la source entrepris par les personnages des trois premiers volets du quatuor dramatique. À la mort de leurs parents, Wilfrid, Jeanne, Simon et Loup sont investis d’une mission, celle de retrouver leur origine. Un leitmotiv traverse toutes les pièces du Libano-Québécois : les protagonistes doivent découvrir d’où ils viennent pour connaître leur identité; autrement dit, le passé est un passage obligé pour mieux avancer dans le présent. L’importance de l’enquête entreprise par les jeunes personnages est soulignée par les mots du père dans Littoral : « Nous ne sommes rien. C’est ce que nous cherchons qui est tout128. » La quête détient un caractère fondamental, autant dans le schéma narratif – l’élément déclencheur de la mort des parents entraîne une quête parsemée de péripéties qui conduisent à un dénouement – que dans la vie des protagonistes – la quête identitaire.

Avant même d’amorcer leurs recherches, les jeunes sont aux prises avec des questionnements existentiels qui les tracassent. Wilfrid se pose d’ailleurs mille et une questions à la suite de la mort de son père : « D’où je viens moi? qu’est-ce que je suis? je suis qui moi? je suis qui129? » Comme on peut le constater dans cet extrait, le point d’interrogation est surabondamment utilisé dans les pièces de Mouawad. Ce signe de ponctuation évoque la mission confiée aux enfants – par le biais de lettres (Littoral), d’un testament (Incendies), ou d’un mystère génétique (Forêts) – qui prend la forme d’une énigme laissée par les défunts. L’écriture apparaît ici comme un adjuvant à la quête d’identité : elle informe Wilfrid, Jeanne et Simon de certains détails reliés à leur origine et elle les pousse sur le chemin du voyage, ce chemin qui leur permettra d’éclaircir leur flou identitaire. Dans le premier volet du cycle théâtral, les lettres « raconte[nt] un peu [à Wilfrid] qui était [s]on père, qui était [s]a mère130 ». L’orphelin ajoute que « [s]a vie tout entière sortait des enveloppes qu[’il] ouvrai[t], [s]es souvenirs,

128 Wajdi Mouawad, Littoral, op. cit., p. 103. 129

Ibid., p. 56.

[s]on imagination131 ». Cette source d’informations amène le garçon à vouloir retourner dans le pays natal de son père pour y enterrer le corps du défunt. Cela lui fait comprendre à quel point les mots suivants sont précieux : terre, pays, enfance, mère, mort et amour. L’écriture le guide vers la source; la voix de son père oriente ses pas.

Définie comme « [q]uelqu’un qu’on ne connaît pas très bien personne132 », Nawal fait appel au notaire Hermile Lebel pour être son exécuteur testamentaire et, par conséquent, remettre aux jumeaux les lettres contenues dans son testament. L’une d’entre elles est destinée au père de Jeanne et Simon, tandis que l’autre devra être remise à leur frère dont l’existence n’était pas connue jusqu’à maintenant. La stupéfaction et la frustration des enfants sont grandes lorsqu’ils prennent connaissance des dernières volontés de leur mère. La défunte investit ainsi sa progéniture d’une mission en ces termes :

Jeanne,

Le notaire Lebel te remettra une enveloppe. Cette enveloppe n’est pas pour toi.

Elle est destinée à ton père Le tien et celui de Simon.

Retrouve-le et remets-lui cette enveloppe. Simon,

Le notaire Lebel te remettra une enveloppe. Cette enveloppe n’est pas pour toi.

Elle est destinée à ton frère. Le tien et celui de Jeanne.

Retrouve-le et remets-lui cette enveloppe133.

Après la lecture du notaire, l’étonnement des personnages se fait ressentir par la didascalie contenant le même mot répété à trois reprises : « Silence. Silence.

Silence134. » Malgré eux, Jeanne et Simon devront partir à la recherche de ce père et ce frère inconnus afin de respecter le désir de leur mère. La colère s’empare cependant de Simon qui ne veut pas partir en voyage, qui ne veut pas retourner à l’origine :

131Ibid., p. 56.

132 Wajdi Mouawad, Incendies, op. cit., p. 15. 133

Ibid., p. 14.

Elle nous aura fait chier jusqu'au bout! La salope! La vieille pute! La salope de merde! L’enfant de chienne! La vieille câlisse! La vieille salope! L’enculée de sa race! Elle nous aura vraiment fait chier jusqu’au bout! On se disait à chaque jour depuis si longtemps elle va crever, la salope, elle arrêtera de nous emmerder, elle arrêtera de nous écoeurer la grosse tabarnak! Et là, bingo! Elle finit par crever! Puis, surprise! C’est pas fini! Putain de merde! On l’a pas prévue celle-là; hostie que je l’ai pas vue venir! Elle a bien préparé son coup, bien calculé ses affaires la crisse de pute! Je lui cognerais le cadavre! You bet qu’on va l’enterrer face contre terre! You bet! On va y cracher dessus135!

Les jurons, la vulgarité du langage et la myriade de points d’exclamation traduisent l’émotivité du garçon, sa vive colère par rapport à toutes les années de silence de sa mère. Pourquoi prend-elle la « parole » une fois décédée? N’a-t-elle pas le courage d’affronter ses démons intérieurs de son vivant? Qu’a-t-elle essayé de cacher toute sa vie? Non, Simon ne veut pas retourner à la source parce qu’il sait bien qu’il y fera d’horribles découvertes. Confronter le passé nécessite une dose de courage, mais surtout de la lucidité. Jeanne a bien réfléchi avant de faire ses valises et a compris que ce voyage était nécessaire à sa survie :

Simon, je t’appelle pour te dire que je pars vers le pays. Je vais essayer de retrouver ce père, et si je le trouve, s’il est encore en vie, je vais lui remettre l’enveloppe. Ce n’est pas pour elle, c’est pour moi. C’est pour toi. Pour la suite. Mais pour ça, c’est d’abord elle, c’est maman qu’il faut retrouver, dans sa vie d’avant, dans celle que toutes ces années elle nous a cachée. Elle nous a rendus aveugles136.

Cette logique est similaire au travail de l’archéologue qui doit excaver le sol pour retrouver des débris appartenant aux siècles passés. Les personnages de Mouawad, eux, foulent la terre et creusent le temps.

Pour Loup, dans Forêts, c’est la découverte d’un os dans le crâne de sa mère Aimée qui complique le déroulement des funérailles. Le paléontologue l’accompagnant dans ses recherches lui fait comprendre qu’elle ne peut enterrer sa mère sans élucider le mystère de la présence de cet os et, par extension, de sa généalogie. Douglas Dupontel, le spécialiste des êtres vivants provenant de

135

Idem.

différentes époques géologiques, lui pose plusieurs questions pour l’inciter à conduire une enquête sur son passé : « Mais au-delà des remerciements et des baisers, vous ne voulez pas savoir d’où vous venez137! » et

Quand vous ne pouvez plus vivre, que vous ne pouvez plus être amoureux, quand vous êtes obligés d’aller fouiller le passé, aussi épouvantable soit-il, parce que si vous ne fouillez pas, c’est toute votre vie qui éclate en mille morceaux, qu’est-ce que vous faites138?

En effet, les personnages comprendront au fil de leur enquête que c’est en faisant la lumière sur leur passé trouble qu’ils pourront comprendre qui ils sont. Cette idée de fouiller les générations antérieures pour mieux cheminer dans le présent est formulée dans Ciels par Charlie Eliot Johns qui s’adresse à son fils Victor : « Comment tu veux faire pour savoir qui tu es et d’où tu viens si tu ne t’intéresses pas à ce qui a existé avant toi139? »

Cette nécessité de retourner à l’origine des choses s’accompagne d’un déplacement terrestre dans les pièces de Mouawad : les personnages voyagent ainsi à l’étranger pour découvrir leurs racines. Le départ en terres inconnues apparaît ainsi comme une solution. Wilfrid, Jeanne, Simon et Loup s’apprêtent à quitter leur quotidien ainsi qu’à se déplacer dans le temps, faisant un bond en arrière et retrouvant les jeunes adultes qu’ont été leurs parents. Wilfrid, ce « jeune homme qui est revenu sur sa terre d’origine140 », apprend d’ailleurs au fil de ses rencontres qu’il appartient lui aussi à ce pays. Massi, un jeune orphelin, l’encourage dans sa quête : « Regarde. Ces montagnes. Ces arbres, ce soleil et ce ciel, tu viens de là, tout comme nous, et tout comme toi, Wilfrid, nous n’avons plus nos parents141 ». En plus d’appartenir à cet espace, Wilfrid permet à son père de retrouver ce même territoire qui l’a vu naître et d’y demeurer ad vitam

aeternam en plongeant son corps dans la mer avec, pour seule ancre, des bottins

contenant les noms de tous les habitants du pays. Par l’entremise de son fils,

137 Wajdi Mouawad, Forêts, op. cit., p. 36. 138Ibid., p. 37.

139 Wajdi Mouawad, Ciels, op. cit., p. 72. 140 Wajdi Mouawad, Littoral, op. cit., p. 81. 141Ibid., p. 108.

Thomas devient un « gardeur de troupeau142 » qui, à l’image de l’archéologue, préserve les traces d’une mémoire, mais dans un mouvement inverse, c’est-à-dire qu’il plonge dans la mer ce qui appartient au passé – la plupart des noms qui se retrouvent dans les bottins sont ceux des vaincus de la guerre – plutôt que d’extraire de la terre les traces des civilisations passées. Mouawad se prête par ailleurs à un jeu d’homonymie avec les mots « mer » et « mère », faisant de l’étendue d’eau la patrie du défunt, celui-là même qui, dans un sens figuré, retourne dans le ventre de sa mère. Lors des dernières répliques, le père conclut que « [s]on pays [l]’a conduit à [s]on pays143 », phrase qui aurait pu sortir de la bouche de Wilfrid, si l’on considère que le premier pays est différent du second. À l’image de Mouawad qui est autant Libanais que Québécois, le jeune homme appartient à plusieurs contrées : il a trouvé dans ce nouveau paysage un territoire auquel il est attaché, au même titre que les autres jeunes dont il a fait la connaissance sur son chemin.

Ce retour à l’origine rappelle le penchant de Mouawad à pratiquer un théâtre d’odyssée, contrairement à Robert Lepage qui se trouve davantage du côté de la quête. Dans Seuls : chemin, texte et peintures, le dramaturge d’origine libanaise définit et distingue la quête de l’odyssée :

[J]’ai été frappé par le fait que les histoires racontées par Robert Lepage mettaient toujours en scène un personnage qui, quittant sa maison, tentait de découvrir le monde; cela m’apparaissait comme l’exact opposé de mes propres histoires qui mettaient en scène un personnage égaré, tentant de rentrer chez lui. Cela me rappela ces mots de George Banu lors d’une émission à Radio- Canada : "La quête, c’est la tentative de découvrir le monde; l’odyssée, c’est la tentative de rentrer chez soi."144

Dans cet extrait, il ne se réclame pas de n’importe qui, mais d’un des plus grands dramaturges francophones toujours vivant : Robert Lepage. À l’instar de Mouawad, Lepage assume plusieurs rôles dans l’univers du théâtre : auteur dramatique, acteur et metteur en scène qui est reconnu à l’échelle internationale

142

Ibid., p. 60.

143

Ibid., p. 125.

144 Wajdi Mouawad, Seuls : chemin, texte et peintures, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 2008, p. 45.

pour l’utilisation des nouvelles technologies. Pensons d’ailleurs à La Trilogie des

dragons, au Projet Andersen, au Moulin à images, à sa collaboration avec le

Cirque du Soleil (KÀ et TOTEM) et à sa participation au sein du monde de l’opéra dans des salles prestigieuses (Opéra national de Paris et Metropolitan Opera de New York). Le choix de convier Lepage dans l’exemple de Mouawad n’est pas anodin : il démontre l’envergure des ambitions de ce dernier et son désir d’être en mesure de concurrencer les artistes les plus influents. L’auteur du Sang des

promesses ne souhaiterait pas seulement découvrir l’os d’un crâne dans la terre; il

voudrait étendre ses fouilles pour trouver une cité au grand complet avec des centaines d’objets et de squelettes.

Dans la postface d’Incendies, Charlotte Farcet ajoute que, dans les pièces de Mouawad,

[l]’histoire s’apparente toujours à une odyssée, un personnage, adolescent ou jeune adulte, entreprend un voyage qui le ramène aux lieux de son origine, pour comprendre "comment tout cela a commencé". La narration épouse la forme d’une enquête, d’une énigme à résoudre; la vérité s’apprend par bribes, par étapes, dans un suspens et une montée de tension qui éclate à l’instant de la révélation. Ce qui était ignoré surgit de l’obscurité, ce qui était épars trouve une unité, ce qui était incompris, un sens. Le dénouement est le lieu où se constitue une cohérence, celui où est rompu le silence. Poursuivre devient possible et l’espoir d’une réconciliation apparaît145.

« [L]a tentative de rentrer chez soi » ou le « voyage qui […] ramène [le personnage] aux lieux de son origine » caractérisent assez bien les lignes qui tendent l’écriture de Mouawad, écrivain qui se demande fréquemment : « Comment tout cela a-t-il commencé146? » « Cette question parcourt son écriture, au-delà de son dessein narratif147 », précise Farcet, et elle apparaît à deux reprises dans l’ouvrage Le Poisson soi, paru dans la collection Liberté grande chez Boréal : une première fois, elle se tient seule sur la page, autonome, avec une taille démesurée et proportionnelle à son importance dans la trajectoire du

145 Charlotte Farcet, « L’opacité des planchers et la transparence des plafonds », op. cit., p. 161- 162.

146 Charlotte Farcet, « Le mystère des naissances », op. cit., p. 151. 147Idem.

dramaturge148; une seconde fois, dans le fil du texte, se fondant dans la masse de mots149. Cette mise en page traduit l’importance du retour à l’origine chez Mouawad, lui qui a écrit dans l’incipit du même essai : « Je ne sais plus où sont les routes asphaltées ni les chemins de terre qui me ramèneront vers la table où le couvert m’attend150. » Le chemin du retour s’avère un long processus, mais il est indispensable pour dénouer l’intrigue des pièces. D’ailleurs, les idées de continuité, d’avancement et de mouvement sont exploitées tout au long de l’Architecture d’un marcheur, et ce, par les titres des différentes parties de l’entretien qui contiennent les mots suivants : chemin, route, sentier, ruelle, détour, piste, voie, montée et plongée. L’enquête à l’étranger constitue une solution dans les textes dramatiques parce qu’elle implique un retour aux origines pour les jeunes adultes et, conséquemment, une meilleure connaissance de leurs filiations. La seule issue possible qui semble se dessiner pour les protagonistes est de se déplacer vers le pays natal de leurs parents : ils n’ont pas le choix d’aller au- devant de leur passé en découvrant qui étaient réellement leur père et leur mère, en comprenant les circonstances de leur naissance. Le passé permet ainsi de faciliter l’accès à la vérité : les personnages qui sont spécialistes du passé, de la mort ou de la mémoire incarnent cette idée et en sont l’un des exemples les plus probants. Le légiste et le thanatologue dans Littoral, le notaire Hermile Lebel dans

Incendies et le paléontologue Douglas Dupontel dans Forêts accompagnent les

jeunes tout au long de leur enquête; ils les guident et leur permettent de réussir leur mission151.

Nonobstant le fait que cette pièce ait été écrite dans une autre logique que celle des trois premiers volets du quatuor dramatique, Ciels présente aussi des scènes – dans une moindre mesure que dans Littoral, Incendies et Forêts – dans lesquelles certains protagonistes doivent retourner dans le passé d’un personnage pour résoudre une situation énigmatique. Ainsi, les membres de l’équipe

148 Voir Wajdi Mouawad, Le Poisson soi, op. cit., p. 29. 149

Ibid., p. 90.

150

Ibid., p. 13.

151 Voir Laurence Cazaux et Étienne Leterrier (propos recueillis par), « Le visage odyssée », Le

internationale de l’opération Socrate, « [d]epuis une semaine, […] fouille[nt] tout le passé de Valéry152 » pour trouver la cause de son suicide. À l’image de leur créateur, les personnages mouawadiens deviennent des archéologues, déterrant les indices du passé pour comprendre qui ils sont et ce qu’ils sont venus faire ici-bas. Le retour à l’origine est donc un élément crucial dans la diégèse et apparaît comme le reflet de la posture d’archéologue de Mouawad.

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 57-64)