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Le dieu énigmatique

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 67-70)

Depuis le premier chapitre, ce mémoire tente de comprendre le caractère énigmatique de la posture de Mouawad, en analysant les œuvres dramatiques du

Sang des promesses, les entretiens du dramaturge et son comportement en public.

Les figures du pilleur et de l’archéologue ont permis de mieux cerner l’identité littéraire de l’écrivain : ce sont des métaphores qui contribuent à définir plus clairement la posture du Libano-Québécois ou, du moins, à faciliter la compréhension de son entreprise. Elles ont en commun ce mouvement vers le passé, que ce soit par le fait de grappiller dans des œuvres faisant partie du patrimoine littéraire ou par le fait de fouiller le sol pour découvrir des vestiges appartenant aux anciennes civilisations. Pourtant, il serait davantage éclairant, dans le cas de Mouawad, de se tourner nous-mêmes vers le passé pour trouver une figure permettant à la fois de réunir les aspects du pilleur et de l’archéologue tout en correspondant à la posture énigmatique du dramaturge. Il est donc intéressant de se pencher sur la mythologie, cet univers imaginaire débordant de récits et de personnages surhumains, et ce, en sachant que Mouawad se considère lui-même comme une « histoire étrangère ». Rappelons ce qu’il a mentionné à Jean-François Côté : il a le sentiment d’être « une histoire venue d’ailleurs pour la plupart des

spectateurs du Quat’Sous158 ». Le statut de divinité associé à cette nouvelle figure n’est pas sans rappeler l’ascension rapide de l’écrivain vers la reconnaissance, ce qui ne relève pas de la banalité. Dans la revue en ligne Fragil, Julie Laval parle d’une « ascension […] fulgurante et [d’]une telle consécration159 »; sur le site Internet du Théâtre du Passage, on parle d’une « reconnaissance unanime160 »; le Festival de Théâtre des Amériques affirme que « [t]rès rapidement, son théâtre a accédé à une reconnaissance nationale et internationale161 »; le Gouvernement du Québec dit de lui qu’il « est devenu une figure prépondérante du théâtre contemporain [qui a] trouv[é] la consécration en France à Limoges puis au Festival d’Avignon162 » et Renaud Loranger, dans La Presse, écrit que l’invitation de Schaubühne – célèbre théâtre allemand – « tient autant du pari fou que de la consécration163 ». Ce bref échantillonnage de citations démontre à quel point la trajectoire de Mouawad semble spectaculaire et souligne le fait que cette pente ascendante suscite des commentaires dans les médias d’ici et de France.

L’énigme entourant la figure de l’écrivain libano-québécois évoque celle du dieu romain Janus dont les spécialistes n’arrivent pas à bien cerner son origine. Dans le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Pierre Grimal énumère plusieurs informations contradictoires recueillies par des mythographes au sujet de Janus : il était soit un indigène à Rome où il aurait régné avec Camèse, ou bien un étranger originaire de Thessalie et exilé à Rome où il aurait été accueilli par Camèse qui lui aurait partagé son royaume. Il aurait ensuite bâti une cité, Janicule, et serait parti avec sa femme – Camisè ou Camasené – en Italie où il aurait eu des

158 Jean-François Côté, op. cit., p. 121. 159

Julie Laval, « Wajdi Mouawad : le théâtre comme équation mathématique », Fragil, http://www.fragil.org/focus/1264, page consultée le 26 octobre 2012.

160 Théâtre du Passage, « Littoral », http://www.theatredupassage.ch/spectacle-43-198, page consultée le 26 octobre, 2012.

161

Festival de Théâtre des Amériques, « Incendies », http://www.fta.qc.ca/sites/fta.qc.ca/files/archives85-08/03/fr/incendies.html, page consultée le 26 octobre 2012.

162

Gouvernement du Québec, « Wajdi Mouawad "Seuls" sur scène », http://www.mrifce.gouv.qc.ca/portail/_scripts/ViewEvent.asp?EventID=9382&strIdSite=par&lang =fr, page consultée le 26 octobre 2012.

163 Renaud Loranger, « Temps de Wajdi Mouawad : l’ivresse de la création », La Presse, 7 mars 2011, http://www.lapresse.ca/arts/spectacles-et-theatre/theatre/201103/07/01-4376706-temps-de- wajdi-mouawad-livresse-de-la-creation.php, page consultée le 26 octobre 2012.

enfants, dont Tiber. Après la mort de Camèse, il aurait régné seul sur le Latium et accueilli Saturne, chassé de Grèce par son fils Jupiter. On raconte aussi qu’il aurait épousé la Nymphe Juturne avec laquelle il aurait eu un fils, Fons ou Fontus, dieu des sources164. La confusion quant à son origine et le flou entourant les grandes lignes de sa vie contribuent à rendre davantage nébuleuse l’identité du dieu.

Robert Schilling, dans son article « Janus. Le dieu introducteur. Le dieu des passages », parvient à expliquer la raison pour laquelle un tel mystère pèse sur Janus. Les multiples explications contradictoires issues d’auteurs différents font en sorte de laisser le lecteur dans un épais brouillard concernant la vraie nature de la divinité. Il faut dire que la distance temporelle n’aide guère à la découverte d’informations fiables. Schilling fait donc un travail de circonspection : il met en garde le lectorat à propos de la crédibilité de la source des données colligées par certains écrivains. Il faut questionner les origines de Janus et les relations qu’il aurait entretenues avec les autres dieux. Ce sont, pour la plupart, des histoires inventées ou des liens tissés dont la véracité est difficilement vérifiable165. Schilling fait d’ailleurs référence à Ovide qui a consacré un commentaire à Janus – d’une longueur considérable – dans ses Fastes166.

Considéré comme l’un des plus vieux dieux de Rome, Janus symbolise l’obsession du passé de Mouawad, sa propension à retourner du côté des Anciens pour écrire ses pièces de théâtre. Le dramaturge se nourrit d’ailleurs de vieux mythes, dont celui d’Œdipe. Il est tout de même surprenant de constater que la divinité des premiers Romains soit demeurée présente dans l’imaginaire des peuples, en raison de son caractère abstrait et du peu d’informations fiables recueillis à son sujet. Ayant traversé les âges tout en demeurant mystérieuse et

164 Voir Pierre Grimal, « Janus », dans Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1988 [1951], p. 241.

165

Voir Robert Schilling, « Janus. Le dieu introducteur. Le dieu des passages », Mélanges

d’archéologie et d’histoire, vol. LXXII, nº 72, 1960, p. 97-98.

166 Dans le Livre I de ses Fastes, Ovide se penche sur la figure de Janus et évoque, entre autres, sa double face, sa position sous le règne de Saturne qui a été chassé de son royaume par Jupiter, le bâton et la clé qu’il tient dans ses mains, son rôle de gardien des portes et donc de gardien de la paix et ses autres noms – Patulcius (celui qui ouvre) et Clusius (celui qui ferme). Voir Ovide, Les

Fastes, traduction de Henri le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, coll. « La Roue à Livres », 1990,

quelque peu insaisissable, cette figure mythologique a une identité difficilement déchiffrable à cause des mythographes qui lui en attribuent plus d’une, ne pouvant savoir laquelle est la vraie. Du côté de Mouawad, la métaphore de Janus évoque les motivations de l’auteur du quatuor dramatique Le Sang des promesses : un écrivain en quête de reconnaissance dont la posture est énigmatique parce que multiple. Dans Incendies, 1 + 1 = 1167, mais quand il s’agit de la posture de Mouawad, pilleur + archéologue = énigme. Les figures métaphoriques, celles du pilleur et de l’archéologue, sont tellement contradictoires pour être amalgamées dans une seule personne qu’elles engendrent du mystère quant à la posture de l’écrivain. La cohabitation de la dualité ne peut que produire des interrogations, d’où l’énigme, seule réponse envisageable pour cette phrase mathématique.

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 67-70)