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Le dieu des dieu

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 83-86)

On dit aussi de Janus qu’il est « la divinité […] en tête des dieux (diuum

deus), le dieu de l'ouverture (Patulci), le dieu qui est à l'origine de la création

(Cerus duonus), le dieu chef de file (potissimum meliosum recum), le portier (Ianituos)212. » Il occupe ainsi un rôle capital dans la mythologie romaine en étant le dieu des dieux, celui qui contrôle l’ouverture et la fermeture des portes, celui qui « préside normalement au passage d’un mois à l’autre213 », celui qui est considéré comme « "la porte ouvrante" et la "porte fermante" de la religion romaine214. » Quand il s’agit de Mouawad, on ne peut s’empêcher de penser que son entreprise théâtrale est intimement liée à son désir de gloire et de reconnaissance, à la convoitise d’occuper une place importante et influente au sein du champ dramatique. Cette quête est inévitablement liée à la France, fière d’une grande tradition littéraire. Cette association entre le pays français et l’importance de sa pratique littéraire teinte les objectifs professionnels de Mouawad. Lino, artiste peintre qui a créé plusieurs affiches de théâtre pour ses pièces ainsi que les premières de couverture de près de la totalité de ses textes dramatiques parus chez Leméac/Actes Sud, témoigne de l’admiration profonde de son ami pour la France :

À l’automne 2001, j’avais le projet d’aller passer une année en France. Projet que Wajdi saluait avec beaucoup d’enthousiasme :

- Tu vas voir Paris c’est fantastique! Il y a les ponts, la Seine, le jardin des Tuileries, on peut marcher pendant des heures, se perdre et toujours tomber sur un kiosque de crêpes! Impossible de mourir de faim et je viendrai te visiter tu verras, on pourra marcher ensemble et je te parlerai de mon prochain spectacle,

Incendies215.

Les proches de l’écrivain savent combien cette contrée compte pour lui : elle incarne tout ce qu’il y a de mieux dans les sphères culturelle et intellectuelle. La France, c’est l’endroit où il fallait être – pensons à la Révolution française – et

212Robert Schilling, op. cit., p. 96. 213

Ibid., p. 108.

214

Ibid., p. 90.

c’est le pays des grands hommes de lettres. L’affection que porte Mouawad pour Paris prend encore plus d’ampleur dans l’Architecture d’un marcheur : « Mais pour moi, la ville par excellence, ça reste Paris216. » Il en vient même à comparer Montréal et Paris, préférant nettement cette deuxième à la métropole québécoise : « [À Paris, il] n’y a pas de décalage; la rigueur qu’on m’apprenait à l’école, quand je sortais dans la rue, je la voyais. Ici, [à Montréal,] la rigueur qu’on tente d’apprendre aux enfants, quand [les gens] sortent dans la rue, ils ne la voient pas217. » Ce penchant pour la Ville Lumière qui apparaît dans cette comparaison prendra davantage de force dans les pages subséquentes de l’ouvrage de Côté au cours desquelles le dramaturge jugera de la supériorité culturelle et intellectuelle de la France par rapport au Québec : « Alors qu’en France, j’étais celui qui en savait le moins, au Québec, en secondaire IV, je devenais, avec les mêmes connaissances, celui qui en savait le plus218. » Il faut dire que la France brille si fort aux yeux de Mouawad qu’il en est lui-même aveuglé.

Ce berceau d’une grande partie de la production littéraire francophone est synonyme de qualité et de tradition. Pour Mouawad, la France est une personnification de la Littérature, celle avec un grand « L », celle qui a enfanté les écrivains les plus importants, les plus brillants. Le dramaturge a une certaine conception de la littérature qui met sur un piédestal des écrivains, les grands maîtres du crayon perchés haut dans le ciel, parmi les étoiles, inatteignables. Le choix du Libano-Québécois de s’établir en France n’est pas anodin : il révèle les aspirations de Mouawad à gravir les échelons de la scène littéraire dans l’espoir qu’un jour, il pourra s’asseoir aux côtés de Baudelaire, Hugo, Proust, Duras, Lautréamont, Rimbaud et Sand, ces écrivains qui ont laissé des traces en marquant la mémoire du champ littéraire. Dans une entrevue avec Joël Le Bigot à l’émission J’avais vingt ans diffusée à la Première Chaîne de Radio-Canada, Mouawad confie qu’il a une soif profonde d’habiter la vie à la hauteur de ses aspirations. La banalité ne l’intéresse guère. Il souhaite ainsi se démarquer des autres en prenant une longueur d’avance dans la course au devenir des grands

216 Jean-François Côté, op. cit., p. 65. 217

Idem.

écrivains. Sa trajectoire est présentement bien amorcée avec la reconnaissance qu’il a acquise au fil de ses productions théâtrales. Les nombreux prix littéraires dont il a été lauréat en France ne font qu’augmenter ses chances d’accéder à une place de choix dans le palmarès des élus littéraires.

Mise à part cette obsession de la France pour conquérir le champ littéraire, Mouawad a la volonté de passer à l’histoire comme l’ont fait avant lui les pères qu’il s’attribue. Dans l’imaginaire de la mythologie, il se lie de parenté avec nul autre que le dieu suprême des Grecs, Zeus. Rappelons cette citation issue de l’entretien avec Jean-François Côté : « Je suis fils de Zeus par mon aïeul Agénor, roi de Phénicie et père d’Europe qui, un jour, fut enlevée par un Taureau blanc219. » Sur le plan littéraire, Kafka, reconnu pour être l’un des écrivains majeurs du XXe siècle grâce aux romans Le Procès et Le Château, apparaît comme une figure paternelle, à cause de la résonance personnelle qu’a trouvée Mouawad dans la nouvelle La Métamorphose. Enfin, dans le champ du théâtre québécois, Gilles Renaud fait office de père pour l’étudiant qu’a été le Libano- Québécois à l’École nationale de théâtre du Canada. Renaud est non seulement un grand acteur au cinéma et à la télévision, mais également un comédien dont la réputation n’est plus à refaire sur les planches des différentes salles de théâtre du Québec. Comme la majorité des enfants, Mouawad désire vraisemblablement suivre les traces de ses « pères » et s’inscrire dans l’imaginaire d’un peuple. Parce que Zeus est issu d’un univers bien différent de celui où l’écrivain se positionne, il ne sera jamais le dieu des dieux, mais il envisage certainement l’accès à une position importante au sein du champ théâtral. Deviendra-t-il un grand dramaturge dont la lecture des pièces sera incontournable? Ou bien un paria, démasqué et méprisé par ses pairs qui ont aussi soif de succès?

219Ibid., p. 128.

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 83-86)