• Aucun résultat trouvé

Chimères littéraires : filiations et fiction

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 52-57)

Durant l’enfance de Mouawad, « [c]e qui comptait par-dessus tout [pour sa famille], c'était l'obéissance aux traditions et valeurs115. » Les parents biologiques de l’écrivain ont décidé de déménager dans un village chrétien maronite entouré de villages de la même confession religieuse à la suite d’une altercation avec les Druzes, des musulmans. Puis, ils se sont installés à Beyrouth, capitale du Liban. Ils sont donc à l’origine des premiers départs et des déchirements qui y sont associés : séparation d’amis, fréquentation d’une nouvelle école, changement de maison, perte de repères… Quitter ses souvenirs est certainement marquant pour un enfant en bas âge. Et nous ne faisons pas encore mention du double exil. Le dramaturge dit d’ailleurs qu’il est entré dans le tragique quand sa mère est allée le reconduire pour la première fois à l’école en France116. Le tragique correspond au moment où sa vision enchantée du monde a été une fois de plus troublée par les épreuves qui se sont présentées à lui, comme l’apprentissage d’une nouvelle langue. Avant de partir pour le Québec, les médecins ont diagnostiqué un cancer chez sa mère qui est morte deux ans plus tard. Lorsqu’il a été accepté à l’École nationale de théâtre du Canada, Mouawad a alors compris qu’il avait une perception erronée de ses parents : « [i]ls [le] voyaient ingénieur ou médecin. Ils [lui] ont dit : "Si c’est ton choix, vas-y117." » L’écrivain « étai[t] sidéré par le

malentendu qu[’il] avai[t] nourri à leur endroit pendant des années118. » Tout ce temps, il se sentait seul dans sa barque, mais il a été soulagé de savoir que ses parents acceptaient sa décision.

Mouawad a tout de même senti le besoin de se trouver des parents dans le champ de la littérature, des parents qui avaient des préoccupations semblables à lui et qui lui ressemblaient davantage. L’écrivain a recours à de grandes figures de

115 Brigitte Salino (propos recueillis par), « Wajdi Mouawad, enfant dans la guerre, exilé sans frontières », Le Monde, 7 juillet 2009, http://www.lemonde.fr/culture/article/2009/07/07/wajdi- mouawad-enfant-dans-la-guerre-exile-sans-frontieres_1215695_3246.html, page consultée le 25 octobre 2011. 116 Idem. 117 Idem. 118Idem.

la littérature qui lui servent d’exemple; nous l’avons évoqué brièvement dans le premier chapitre. Il pense entre autres à Zeus, dieu suprême du panthéon grec, en plongeant à la source de la mythologie. Cela est révélateur des desseins du dramaturge qui aspire à la reconnaissance française et ainsi devenir l’un des dramaturges francophones qui passeront à l’histoire. Dans un entretien à Avignon en 2009, Mouawad s’exprime sur la corrélation entre l’importance qu’il accorde aux histoires et sa quête de reconnaissance française :

Contrairement au Québec, quelque chose en France semblait très compartimenté. La question de l’élite, de la mémoire, de la tradition, du populaire, crée un mélange assez explosif qui est capable du pire et du meilleur, qui peut écraser une écriture comme la propulser, sans nécessairement propulser celle qui devrait l’être et parfois en écrasant celle qui ne le devrait pas. Durant quelques années, j’avais cette faiblesse de ne pas comprendre pourquoi les histoires qui m’occupaient, le théâtre qui me passionnait, étaient plutôt désavoués dans les théâtres les plus symboliques en France. Derrière cette interrogation, se cachait un désir à la fois énergisant et épuisant, à la fois positif et négatif, de vouloir être « reconnu »119.

Il s’est efforcé de faire entrer son théâtre dans les salles de Paris et des environs, il a fondé sa propre compagnie de création en France, Au Carré de l’Hypoténuse, en plus d’avoir été lié à l’Espace Malraux de 2008 à 2010 et d’être, depuis 2011, artiste associé au Grand T. Mouawad a travaillé avec acharnement pour implanter son théâtre dans ce pays; l’obtention de la reconnaissance française n’est pas le fruit d’une popularité subite, mais le résultat des nombreuses initiatives de l’écrivain. Sa volonté d’être reconnu l’a conduit sur les routes de la France et l’a poussé à défoncer des portes pour occuper les scènes de Paris et des environs.

Dans ses recherches filiales, Mouawad parle aussi de Kafka comme d’un père parce qu’il s’est reconnu dans le personnage de Gregor Samsa et que l’écrivain praguois a su mettre un peu de fantastique dans son quotidien

119 Antoine de Baecque et Jean-François Perrier (propos recueillis par), « Entretien avec Wajdi Mouawad – Avignon 2009 », Educ-theatre-contemporain.net, http://educ.theatre- contemporain.net/pieces/Incendies/biographies/Wajdi-Mouawad/auteur/, page consultée le 15 octobre 2012.

pragmatique120. Il explique d’ailleurs dans une entrevue qu’il y avait un gouffre entre le milieu dans lequel il vivait et ce qui l’intéressait profondément :

Il y avait un fossé entre moi et le lieu d’où je venais. Quand j’étais enfant, au Liban, j’étais fasciné par le merveilleux, le surnaturel. Mon frère me racontait des aventures formidables, avec des animaux qui parlaient, il me faisait croire que j’avais une autre vie la nuit. Kafka a été pour moi une façon de renouer avec le fantastique121.

Le fait de s’inventer des parents permet à Mouawad de ne pas être asphyxié par le milieu dans lequel il vit, mais avec lequel il ne coïncide pas. Il ne croit pas appartenir au groupe qui l’entoure, jusqu’à ce qu’il soit accepté à l’ÉNT, moment qui le libère d’un poids incommensurable :

C'est vraiment un sou-la-ge-ment. Comme si on m'ôtait le sac à dos que je portais depuis qu'on avait quitté le Liban. Au départ, ce sac était vide. Tous les jours, quelqu'un y avait mis un grain de sable. Au cours des ans, je n'avais pas senti le poids s'accumuler. Quand je vois mon nom sur la feuille des lauréats, j'ai le sentiment que le sac est enlevé de mes épaules - un instant, parce que ce poids ne s'enlève pas comme ça -, mais cet instant suffit pour que je sente une élévation122.

Retourner à différentes époques pour s’attribuer des parents fictifs permet à Mouawad de survivre, de se rapprocher tranquillement de cette sensation enfantine d’un monde merveilleux et enchanté.

Finalement, le nom de Gilles Renaud, directeur de la section « Interprétation » alors que Mouawad étudiait à l’ÉNT, apparaît dans la liste des pères du dramaturge. Ce dernier l’affirme clairement à Jean-François Côté :

Dans ma vie de metteur en scène et d’artiste, [Gilles Renaud] tient une place privilégiée. Il a été un père. Ce n’est pas un hasard s’il a incarné le rôle du père dans Littoral. Je ne voyais personne d’autre pour tenir ce rôle-là. Je lui dois d’avoir été une figure autoritaire et juste dont j’avais grandement besoin à la fin

120 En effet, les parents de Mouawad l’encourageaient à lire, non pas pour les univers merveilleux et la poésie qu’il pourrait y découvrir, mais pour améliorer son orthographe. Voir René Solis (propos recueillis par), « Kafka a fait office de guide », Libération, 7 juillet 2009, http://www.liberation.fr/theatre/0101578348-kafka-a-fait-office-de-guide, page consultée le 18 septembre 2012.

121

Idem.

de mon adolescence. Il a été ma référence quatre années durant123.

Dans les pièces de Mouawad, il y a fréquemment une imbrication des événements de la vie réelle de l’écrivain et des éléments fictionnels dans ses histoires : le père qu’est Gilles Renaud joue le rôle du père dans Littoral. Le réel et la fiction s’interpénètrent constamment chez le dramaturge. Mouawad a requis la présence de parents différents des siens lors de son adolescence, des pères qui pouvaient le comprendre dans son tempérament, dans ses goûts, dans sa manière d’agir et de réfléchir. Il s’agit de parents correspondant à ses ambitions et dont il pourra suivre les traces. Le dramaturge fouille ainsi dans plusieurs types d’archives pour comprendre qui il est et ce qu’il doit écrire. À travers la recherche de ses parents, il retourne à la source du monde (la mythologie et Zeus), à l’origine d’un choc littéraire (Kafka et La Métamorphose) et au commencement de sa formation théâtrale (Gilles Renaud). Mouawad a plusieurs pères, plusieurs origines et plusieurs postures. Cette multiplicité engendre du mystère et accentue le caractère énigmatique de son identité littéraire.

Dans un entretien avec David Martens, Jérôme Meizoz explique qu’il y a un répertoire de postures avec lequel les écrivains se familiarisent lorsqu’ils baignent dans le champ littéraire pour ensuite se les approprier. « Il y a donc, par agrégations ou couches, des répertoires posturaux disponibles et les auteurs les intériorisent au cours de leur socialisation à la vie littéraire124. » Il donne d’ailleurs l’exemple de Rousseau qui, par sa conduite en public et ses discours, fait comme Jésus125. Dans l’article « "Postures" d’auteur et poétique (Ajar, Rousseau, Céline, Houellebecq) », Meizoz explique, à partir d’un extrait d’une lettre écrite par Rousseau et destinée à un pasteur, que la posture de l’auteur des

Confessions se réfère à un modèle relatif au Christ :

Le « ton » et l’ethos discursif relèvent ici d’un discours prophétique (au sens de Max Weber) qui met en relation la pauvreté, la solitude et le désintéressement (c’est à dire l’indifférence à la réussite mondaine) avec l’aptitude à dire le

123 Jean-François Côté, op. cit., p. 95.

124 David Martens (propos recueillis par), op. cit., p. 204. 125Idem.

vrai. La vocation au retrait extra-mondain […] contribue à singulariser définitivement Rousseau sur un mode de sainteté, largement inspiré des catégories théologiques126.

Mouawad pratique lui aussi le « faire comme » en empruntant par exemple le genre de la tragédie et le complexe d’Œdipe à Sophocle pour ses textes dramatiques. En ce qui concerne les conduites sociales, l’écrivain se situe davantage dans ce que Meizoz appelle la « fabrique de singularités », c’est-à-dire que même si l’auteur est ou a été associé à un groupe littéraire lié à une posture particulière, cet auteur « joue[ra] […] [tout de même] sa propre partition127. » Mouawad fait plutôt cavalier seul dans son domaine; il entreprend ses projets à sa manière. Sa pratique singulière – écriture pendant les répétitions – n’a pas toujours fait l’unanimité dans les salles de spectacle : elle demande beaucoup de temps pour les répétitions et exige une grande confiance de la part du directeur artistique du théâtre puisque le texte n’est pas écrit lorsque le dramaturge va présenter sa pièce. Mouawad agit un peu comme le chef d’une fouille archéologique qui participerait lui-même aux excavations, et ce, en contrôlant toutes les étapes de la construction de ses pièces et de leurs représentations (écriture, mise en scène et parfois jeu). Il semble donc piger lui aussi dans ce grand bassin de postures disponibles, mais pour former une combinaison originale. Ce qu’il y a de particulier chez lui, c’est la dichotomie du pilleur et de l’archéologue que l’on peut difficilement amalgamer, à cause de leurs valeurs et de leurs motivations contraires. Pourtant, à la base, les deux postures participent d’un même mouvement de retour aux sources qui s’engage cependant dans deux avenues complètement opposées par la suite. Malgré leur première apparence, les figures du pilleur et de l’archéologue ont quelque chose en commun, elles sont unies par un seul point, telle une tangente.

126 Jérôme Meizoz, « "Postures" d’auteur et poétique (Ajar, Rousseau, Céline, Houellebecq) »,

Vox-Poetica, www.vox-poetica.org/t/articles/meizoz.html, page consultée le 22 octobre 2012.

Dans le document La posture énigmatique de Wajdi Mouawad (Page 52-57)