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Le tournant des années 2000 : du constat de crise aux nou- nou-velles politiques

1 Le retour des politiques industrielles

1.2 Le tournant des années 2000 : du constat de crise aux nou- nou-velles politiques

1.2.1 Désindustrialisation, délocalisations, décrochage

Le « réveil soudain» des politiques français au début des années 2000 procède selon E. Cohen de trois principaux facteurs. Au constat déjà évoqué des limites de l’action européenne, s’ajoute la menace d’une désindustrialisation alimentée par les délocalisations et d’un décrochage de la France sur le plan de la science et de l’innovation (Cohen2007).

Ces deux derniers processus tendent à saturer le discours politique et appellent une réaction qui prend dans un premier temps la forme de rapports commandés à des experts.

On pourrait multiplier les exemples de ces rapports (entre autres, Aghion et Cohen 2004 ; Debonneuil etFontagné 2003 ; Académie des technologies 2004 ; Levet 2004 ;Betbèze2005 ;FontagnéetLorenzi 2005) mais trois d’entre eux ont pesé plus particulièrement :

– le rapportPour un écosystème de la croissance, rendu en 2004 par C.Blanc, ancien préfet et ancien PDG d’Air France,

– le rapport élaboré par la DATAR, toujours en 2004, La France, puissance indus-trielle. Une nouvelle politique industrielle par les territoires,

– et enfin le rapport de Jean-LouisBeffa, PDG de Saint-Gobain, remis au président de la République en 2005 et intitulé Pour une nouvelle politique industrielle. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans le détail de ces analyses ou dans le débat de la réa-lité du processus de désindustrialisation mais plus modestement de montrer comment les thèses défendues dans ces rapports ont influencé la nouvelle politique industrielle française.

Ces dernières peuvent être résumées par un triple processus de délocalisation, décrochage et désindustrialisation. Comme d’autres études avant eux (par exemple, Postel-Vinay 2000), ces rapports pointent à la fois le recul de la part du secteur industriel dans l’emploi et dans la production de valeur ajoutée et son caractère stratégique dans le développement

Figure 2.1 – Poids de la France dans le total de la valeur ajoutée des industries manu-facturières des pays de l’OCDE à 15 (Source : Beffa 2005, p.18)

de l’économie. L’industrie est en effet le moteur des exportations et joue un rôle d’entrai-nement pour de nombreux secteurs des services (DATAR 2004). Elle est également le principal moteur de la R&D d’un Etat et posséde « un pouvoir très fortement structurant sur la diffusion de l’innovation technologique à l’ensemble de l’économie et, par exten-sion, sur sa productivité globale » (Beffa 2005, p.16). Si le rapport de C. Blanc, alors parlementaire, est plus politique et parle d’« un état d’urgence économique et social », tous s’accordent sur le constat d’un recul de l’industrie (et pour cause, puisque plusieurs de ces rapports citent les mêmes sources ou se citent mutuellement). Si la France reste une des toutes premières puissances industrielles du monde (la cinquième à l’époque pour les exportations) et possède des secteurs et entreprises d’excellence, plusieurs indicateurs mettent en lumière un recul non seulement dans le temps mais aussi par rapport aux autres grands pays industriels. Le recul de la part de la France dans la création de valeur ajoutée par les pays de l’OCDE (figure 2.1) est considéré comme le signe d’une baisse mar-quée de la compétitivité de ses industries, notamment depuis les années 2000 (Fontagné et Lorenzi2005).

La concurrence des pays émergents mais aussi des autres pays industrialisés ne suffit pas selon ces rapports à expliquer ce décrochage. La faiblesse des efforts de R&D est considérée comme un handicap majeur et concerne notamment la R&D privée qui stagne autour de 1,5% du PIB contre 2 à 2,5 % pour les Etats-Unis et le Japon (dépenses in-térieures de recherche et développement des entreprises). Le même « décrochage » est observé pour les brevets et les publications scientifiques, puisque la part de la France en Europe passe de 17% à 15,6% entre 1995 et 2001, alors que la part de l’Allemagne augmente (DATAR 2004, p.46). Le rapport Beffa pointe en outre la trop faible spécia-lisation française dans les hautes technologies et une forte spéciaspécia-lisation sur les industries

de basse technologie, qui expliquent le retard pris par rapport aux autres pays (l’effort de R&D français par secteur n’est pas inférieur à celui des autres pays, le retard est lié à la structure sectorielle de l’industrie française). C.Blancestime de même que la France est en retard dans les grandes vagues d’innovation que sont les biotechnologies et les TIC Si le rapport de la DATAR nuance le propos, invitant à parler de mutations industrielles plutôt que de désindustrialisation ou d’internationalisation des entreprises plutôt que de délocalisation (ibid., p. 16 et 30), le constat dressé par ces rapports semble partagé. En revanche, les réponses proposées diffèrent sensiblement.

1.2.2 Un constat partagé et des réponses multiples

Les trois rapports principaux déjà cités sont souvent présentés comme un tout homo-gène et comme l’origine directe des nouvelles politiques nationales. Pourtant, les réponses qu’ils apportent aux enjeux industriels et économiques sont loin d’être les mêmes. La lecture détaillée de ces textes montre d’ailleurs des différences avec le résumé qui en est communément fait.

Il faut tout d’abord rappeler, même si cela peut sembler être une évidence, que leurs auteurs sont issus de sphères différentes et que les rapports abordent ces questions sous des angles différents et répondent à des projets spécifiques. Le rapportPour un écosystème de la croissance se place sur un plan très politique et se donne pour objet un champ qui dépasse largement celui de l’industrie et concerne l’ensemble des politiques économiques et sociales, dans sa philosophie comme dans ses préconisations. Le rapport Beffa est lui beaucoup plus focalisé sur les formes et les moyens de l’intervention concrète de l’Etat dans l’industrie. Le rapport de la DATAR est par essence moins polémique et s’inscrit dans une perspective plus large d’aménagement du territoire. Il n’est là encore pas question de donner une lecture détaillée et exhaustive de ces rapports. L’objectif est plutôt de pointer les logiques adoptées par chacun pour faire le lien avec la politique des pôles de compétitivité.

Christian Blanc est souvent donné comme l’inspirateur de la politique des pôles de compétitivité. Dans les faits et conformément au titre de son texte, il adopte une approche beaucoup plus large de l’ensemble de l’ « écosystème » de l’innovation. Ses propositions s’articulent autour de trois grands axes que sont le transfert de l’économie de la connais-sance aux Conseils Régionaux, la refonte en profondeur du système universitaire et de recherche et le financement et l’organisation de l’innovation. Ce dernier point qui se rap-proche le plus des pôles de compétitivité tels que la politique du même nom les a créés ne représente qu’une dizaine de pages sur cinquante pages de propositions. La construc-tion de pôles de compétence autour d’universités, de grandes écoles et d’organismes de

recherche réformés et réorganisés occupe une place bien plus importante. L’entreprise et l’industrie ne sont en fait que peu citées et l’auteur concentre son propos sur les acteurs publics et leur contribution au pilotage stratégique et au développement de l’innovation.

Si quelques exemples comme la Silicon Valley, le plateau de Saclay ou la technopole gre-nobloise donnent des pistes de ce que pourraient être les pôles de compétitivité, le propos reste assez imprécis. Leur définition se fait de manière indirecte par une revue des poli-tiques de ce type menées à l’étranger et par la recension des atouts des clusters. Le pôle de compétitivité est défini comme « l’addition d’un cluster industriel et d’une base scien-tifique ou la synergie d’un pôle d’excellence ou d’un tissu d’industries » (Blanc 2004, p.26). Contrairement à l’idée communément retenue d’une sélectivité extrême, il invite à

« voir les pôles de compétitivité dans un sens plus large » : « devenir un pôle de com-pétitivité pour une région française, c’est tirer un parti maximal des forces scientifiques, technologiques et industrielles existantes, fût-ce à l’état natif sur son territoire » (ibid., p.31). S’il estime que seules trois ou quatre d’entre elles « en ont la possibilité au sens de la Silicon Valley » (ibid.), il n’exclut pas les autres de l’analyse. On peut souligner que dans ces dernières phrases, le terme de pôle de compétitivité désigne plus une région qu’un cluster proprement dit. Le lien direct entre ce rapport et la politique des pôles doit donc être nuancé. Il convient par exemple de signaler qu’il n’envisage pas de rôle pour l’Etat, la politique d’innovation devant revenir en totalité aux Régions.

Par contraste, le rapport de la DATAR est beaucoup plus évocateur et concret. La filiation est établie assez nettement avec les politiques declustersd’autres pays européens ou les SPL, même si le texte affirme la nécessité d’intégrer les territoires urbains et les districts de haute technologie, peu représentés dans les politiques précédentes. L’accent mis sur l’aménagement du territoire est indéniable et le rapport s’interroge par exemple sur les infrastructures matérielles indispensables aux pôles ou sur les politiques de ressources humaines à mener dans chaque territoire. L’innovation et le rapprochement de l’industrie et de la recherche sont bien sûr présents mais la DATAR fait une large place aux enjeux productifs, ce qui montre l’empreinte laissée par les SPL. De manière générale, les pistes proposées sont beaucoup plus proches du terrain et concernent aussi les modalités de mise en œuvre d’une telle politique. Le rapport suggère ainsi le recours à la procédure de l’appel à projet et de la labellisation ou s’interroge sur les modalités pratiques d’identification des pôles de compétitivité à soutenir.

Le rapport Beffa quant à lui adopte lui une approche beaucoup plus focalisée. S’il affirme le rôle clé de l’innovation, les clusters et réseaux d’entreprises en sont absents.

Le PDG de Saint-Gobain prône un retour aux politiques de grands projets des années 1960 et 1970 et privilégie une approche sectorielle et a-spatiale, pour réorienter l’indus-trie française vers les hautes technologies. Les grands programmes (PMII, programmes

mobilisateurs pour l’innovation industrielle) qu’il appelle de ses vœux auraient vocation à soutenir des pôles de compétences sectoriels pilotés par une grande entreprise et asso-ciant un réseau de PME. L’Etat n’aurait, contrairement aux grands projets colbertistes, qu’un rôle de catalyseur en finançant sur le long terme des programmes de R&D pour encourager la prise de risque des entreprises. Ces dernières assureraient la coordination de ces partenariats publics-privés. Ce rôle des grandes entreprises ou l’Agence de l’Inno-vation Industrielle (AII) préconisée par J.L.Beffaont clairement influencé les politiques nationales.

Ce rapide panorama des propositions présentées pour pallier les lacunes de l’industrie française montre bien que le consensus évoqué doit être nuancé. Comme le suggère le rapport Blanc, les enjeux ne s’arrêtent pas à la sphère de l’industrie. La construction de pôles de compétitivité est en effet accompagnée par une réflexion sur l’organisation des systèmes universitaires et de recherche.

1.2.3 La refonte du système universitaire et de recherche

La place croissante accordée à l’innovation, et, dans ce contexte, à la mise en relation des entreprises et des laboratoires de recherche publics, explique que les réflexions sur la recherche publique et sur les politiques industrielles soient concomitantes. Le constat du décrochage français concerne en partie la recherche publique et notamment sa capacité à diffuser l’innovation vers la sphère industrielle. Le lien entre politiques industrielles et politiques d’innovation et de recherche est d’ailleurs ancien et les grands programmes colbertistes ont largement modelé le système de recherche français (Cohen 2007).

Cette image doit toutefois être nuancée comme le montre une étude qui décrit les évolutions de la politique de recherche et d’innovation entre 1980 et 2000 (Mustar et Larédo 2002). Ces auteurs souhaitent déconstruire l’image d’un système centralisé et colbertiste, pertinente vingt ans plus tôt mais qui continue selon eux de prévaloir dans la littérature. Le financement de la recherche par le biais de grands programmes a en effet diminué de manière drastique, voire disparu dans certains domaines, dans les années 1990.

De même, la séparation entre la recherche fondamentale et les universités s’est effacée dans un processus d’« hybridation » (Mustar, Larédo, 2002, p. 60) qui a opéré une redistribution importante des effectifs du CNRS vers les universités. Des liens étroits se sont de même tissés entre les instituts de recherche thématiques nationaux (précédemment vus comme des «governement labs ») et les universités. Dans le même temps, la place et le rôle de ces organismes ont évolué avec la montée en puissance de la recherche contractuelle avec les industriels (dans la foulée de leur transformation en EPST et de la rupture des liens exclusifs avec les ministères de tutelle au profit du ministère de la recherche). Malgré des

résultats jugés insuffisants, la valorisation et le transfert se sont imposés comme une des missions de la recherche publique, faisant une place croissante aux PME aux côtés des liens traditionnels avec les grands groupes. A la fin des années 1990, la loi Allègre a renforcé cette dimension en incitant les chercheurs publics à s’investir dans le transfert de leurs travaux voire à créer des entreprises. Les grands programmes européens (PCRD) et la montée en puissance des régions ont signé l’apparition de nouveaux acteurs. P.

Mustar et P.Larédovoient dans ces évolutions, le passage d’ « une politique nationale de recherche » à « une recherche publique » (Mustar etLarédo 2002, p.68).

Au début des années 2000, plusieurs auteurs pointaient toutefois le décalage entre ces structures et la réalité des processus d’innovation et des besoins des entreprises. Le pilotage stratégique de la recherche publique était également critiqué et plusieurs études préconisaient la création d’une agence de moyens au côté du CNRS L’organisation territo-riale de la recherche publique est également considérée comme un enjeu important pour le développement de l’innovation. C.Blancdéfendait ainsi l’idée d’un rapprochement entre universités, grandes écoles et grands laboratoires nationaux pour construire des campus ou pôles d’excellence. Les organismes de recherche, conçus initialement selon une logique nationale, ne seraient de même pas capables de développer une véritable politique régio-nale, ni de s’adapter au contexte régional (Esterle 2003). Un hiatus apparaît de fait entre ces modes de fonctionnement hérités et le modèle des pôles mis en avant par la plupart des rapports : « La dimension régionale de la recherche et le développement de pôles de compétences et d’excellence ne sont pas favorisés par le dispositif existant alors que la structuration en pôles est perçue par tous les acteurs comme une condition sine qua non de l’attractivité du territoire en termes de R&D, et de principal support aux liens entre la recherche publique et privée » (ibid., p.6).

De la même manière que les politiques industrielles ont connu un renouvellement ma-jeur dans la première moitié des années 2000 (BranciardetVerdier2003), la recherche et l’université ont fait l’objet de réformes importantes, à la suite du plan Université 2000 ou de la mise en œuvre du LMD dans les années 1990 (Mérindol 2010). Là encore, le parallèle avec les débats sur l’industrie est frappant. On pourrait d’ailleurs citer une série de rapports qui ont préfiguré les réformes menées par l’Etat , même si le mouvement des chercheurs autour du collectif Sauvons la Recherche puis les états-généraux de la re-cherche ont joué un rôle majeur. La création de l’ANR en 2005 puis la loi de programme pour la recherche en 2006 modifient en profondeur l’organisation et le financement de la recherche publique. La création des PRES (pôles de recherche et d’enseignement supé-rieur) et des RTRA (réseaux thématiques de recherche avancée) a notamment pour but de réunir les acteurs de la recherche publique et de développer des coopérations à plus petite échelle. En 2007, la LRU prolonge ce mouvement en accroissant l’autonomie des

établisse-ments universitaires, en refondant leur gouvernance et en transformant les relations entre les organismes de recherche et les universités (Fridenson 2010). En réaction au « dé-crochage » pointé par le classement (controversé) de Shanghai, le plan Campus puis les Investissements d’Avenir souhaitent faire émerger une quinzaine de campus d’envergure internationale susceptibles d’exister à l’échelle internationale, là encore en constituant une masse critique scientifique suffisante. Certains auteurs voient dans ce développement concomitant d’une politique de recherche et d’une politique declusters une forme de mo-dification du modèle de la « Triple Hélice ». Ils considèrent qu’il est nécessaire d’élargir ce modèle pour y intégrer lesclusters, qui constitueraient même le niveau le plus pertinent de mise en œuvre de la Triple Hélice, devant les régions (Fixari, Lefèbvre et Pallez 2009).

Ces réformes qui, au milieu des années 2000, ont transformé l’organisation et le fonc-tionnement de la recherche publique et du système universitaire reflètent la diversité des formes d’organisation géographique de la recherche. Les PRES relèvent d’une volonté de rassembler les acteurs et les moyens à l’échelle métropolitaine et régionale, tandis que les RTRA pour la recherche fondamentale et les instituts Carnot pour la recherche contrac-tuelle suivent une logique thématique ou sectorielle. Cette coexistence de logiques diverses est également une caractéristique forte de la politique des pôles de compétitivité et du modèle sur lequel elle repose.

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