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Les ambiguïtés du modèle des pôles

1 Le retour des politiques industrielles

1.3 Les ambiguïtés du modèle des pôles

La politique des pôles de compétitivité est née des débats sur la définition d’une nouvelle politique industrielle et se trouve à l’origine de débats tout aussi nombreux entre les observateurs et les chercheurs qui étudient sa mise en œuvre. La diversité des lectures auxquelles cette politique donne lieu est tout à fait frappante. La rapidité avec laquelle l’Etat a mis sur pied non seulement cette politique mais aussi toute une série de dispositifs et de nouveaux outils a remodelé en profondeur le paysage institutionnel. La politique des pôles s’inscrit dans le contexte de cette vague d’initiatives qui suivent des logiques parfois contradictoires. E. Cohen souligne ainsi que, malgré l’appel des multiples experts et rapporteurs interrogés à choisir une logique et à s’y tenir, l’Etat a fait le choix d’agir tous azimuts en additionnant les propositions les plus diverses (Cohen 2007). Le tableau 2.1 fait la synthèse de ces dispositifs et de leurs philosophies.

La politique des pôles de compétitivité qui fait figure de pivot dans ce nouveau paysage et qui a été la plus médiatisée relève de ce même processus de combinaison de logiques d’action. Le modèle théorique lui-même fait l’objet de lectures parfois radicalement di-vergentes qui révèlent les grandes questions qui se sont posées lors de la construction de

Table 2.1 – La nouvelle politique industrielle française (Source : Cohen 2007, p.223)

docu-ment Blanc report Beffa report Denis report Aghion-Cohen

report Assises de la

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cette politique. La définition d’un pôle de compétitivité semble très concrète mais soulève aussi de nombreuses questions :

« Un pôle de compétitivité se définit comme la combinaison, sur un espace géographique donné, d’entreprises, de centres de formation et d’unités de re-cherche publiques ou privées, engagés dans une démarche partenariale destinée à engager des synergies autour de projets communs au caractère innovant. Ce partenariat s’organisera autour d’un marché et d’un domaine technologique et scientifique qui lui est attaché et devra rechercher la masse critique pour atteindre une compétitivité mais aussi une visibilité internationale » (Cahier des charges de l’appel à projet, 2004).

Avant même d’interroger les modalités concrètes de la mise en œuvre de cette poli-tique, il s’agit de mettre en lumière les lignes de tensions qui la parcourent sur le plan théorique et politique. Le développement qui suit confronte les décisions du CIADT du 14 septembre 2004 et le cahier des charges de l’appel à projet aux lectures qu’en a fait la lit-térature scientifique. Il souligne les lectures divergentes de cette politique et les tensions entre innovation et développement local (1.3.1), clusters et réseaux (1.3.2), compétiti-vité et aménagement du territoire (1.3.3) et enfin rupture et filiation avec les politiques précédentes (1.3.4).

1.3.1 Innovation, développement local et ancrage

« Facteur essentiel de la compétitivité des pays et de l’attractivité de leurs territoires » (CIADT du 14 septembre 2004, p. 78), l’innovation est clairement placée au cœur de la nouvelle politique des pôles. L’affirmation d’objectifs macroéconomiques à l’échelle

nationale occupe une place importante dans le compte-rendu du CIADT comme dans le cahier des charges. Le lien établi entre l’innovation, la création de valeur et la compétitivité sur les marchés internationaux structure le raisonnement. A. Plunket et A. Torre soulignent l’influence des théories de la croissance endogène, qui placent l’innovation et la recherche au cœur des processus de croissance des pays (Plunket et Torre 2009).

Etudiant la politique publique dans le domaine de la génomique, A. Branciard voit dans cette approche « une nouvelle vision culturelle, mitigée de prescription politique, d’un couplage science/industrie (Branciard 2005, p.13). La dimension productive est de fait relativement moins présente, de même que l’aval de la chaine de valeur. L’action se concentre sur la mise en relation de la recherche privée et de la recherche publique, sans évoquer les enjeux industriels de ces innovations. Comme l’écrivent I. Calmé et D. Chabault, la vocation des pôles « n’est pas de lier des relations marchandes dans l’objectif de produire un bien, mais de créer un réseau afin de produire de l’innovation.

Il y a une séparation claire entre l’innovation et le processus de production » (Calméet Chabault2007, p.7).

Le cahier des charges attire certes l’attention sur l’importance de la cohérence « avec l’ensemble plus vaste que constitue le plan de développement économique du territoire » (Cahier des charges, p.5) mais l’approche reste focalisée sur l’innovation. Le cercle ver-tueux que doit enclencher l’innovation ne semble pas ancré territorialement : « l’objectif final est bien d’améliorer la compétitivité de l’offre finale sur les marchés internationaux de taille importante ou à fort potentiel, et donc aussi l’emploi qualifié et très qualifié » (ibid., p.12). L’objectif de création d’entreprises pose problème dans la mesure où les PME innovantes ont besoin d’un accompagnement dans leurs projets individuels, plus que de projets collaboratifs, et d’un accès aux marchés alors que les pôles se positionnent plus en amont. La question de la localisation et de l’ancrage des retombées espérées n’est pas davantage explicitée, ce qui conduit D.Chabault à se demander si un pôle peut être à la fois être un outil de développement territorial et un outil de stimulation de l’innovation (Chabault 2009a) tandis que M.Delaplace juge plus abruptement que « la politique des pôles de compétitivité ne conduit pas nécessairement à une compétitivité des firmes et encore moins à un développement des territoires dans lesquels ces pôles sont implantés » (Delaplace 2011, p.267-8). B. Pecqueur, appliquant aux pôles de compétitivité ses travaux sur la spécification des ressources, juge lui que la compétitivité des pôles ne repose pas sur la recherche classique de productivité mais sur la spécification. Il invite ainsi à passer d’une logique d’entreprise à une offre de site qui assure l’ancrage territorial des pôles (Pecqueur 2008). La proximité est grande avec le cahier des charges qui estime que les pôles ont vocation à ancrer sur un territoire un tissu économique, voire à attirer de nouvelles entreprises (sans établir directement le lien entre innovation et production). J.

Perratestime de fait qu’un des effets de la politique des pôles, qui n’était sans doute pas envisagé à l’origine, est de « porter sur la scène publique la confrontation entre stratégies des multinationales et mobilisation des ressources localisées » (Perrat 2007, p.64). La politique des pôles interroge donc bien le lien entre innovation, ancrage et développement local.

La focalisation exclusive de cette politique sur l’innovation, et donc sur les entreprises et réseaux d’entreprises capables d’innover, est suggérée mais une certaine ambiguïté demeure quant aux territoires et réseaux concernés. Le maintien des politiques de soutien aux réseaux d’entreprises et notamment aux SPL est clairement affirmé par le CIADT, suggérant que les pôles poursuivent des objectifs différents (on peut pointer au passage le décalage de moyens puisque les SPL se voient attribués 4 millions d’euros contre 360 aux pôles). Le cahier des charges réaffirme ce soutien, aux côtés des pôles, aux réseaux d’entreprises qui ne sont pas assis sur une R&D forte. Les deux documents distinguent toutefois des « pôles à dominante technologique » et des « pôles à dominante industrielle » et prévoient que l’équilibre entre les éléments du triptyque industrie/formation/recherche pourra varier d’un pôle à l’autre. Si les premiers sont définis par la place centrale et l’importance des activités de recherche, les seconds sont « davantage structurés par la densité du tissu productif et de commercialisation » (CIADT du 14 septembre 2004, p.5).

La notion assez floue de masse critique, directement liée à celle de visibilité internatio-nale, fait figure de critère de sélection des pôles mais l’exemple de certains SPL, leaders mondiaux sur des niches industrielles (par exemple la vallée de la Bresle dans le flacon-nage de luxe), en montre les limites. Conformément à la place donnée à l’innovation, les moyens annoncés se concentrent sur les projets de coopération R&D. S. Fen-Chong et T. Weil soulignent l’originalité du type de projets soutenus, principalement des projets de R&D coopérative et des projets structurants, ce qui laisse peu de place à l’animation des pôles et autres types de projets mutualisés (Fen-Chong etWeil 2008). Luc Rous-seau (direction générale des entreprises) et Pierre Mirabaud (à la tête de la DIACT au moment de la création des pôles), directement impliqués dans la conception de cette politique, définissent en effet un pôle comme « un écosystème dynamique orienté sur des marchés porteurs et à haute valeur ajoutée [qui] s’appuie sur une organisation élaborant et développant des projets R&D collaboratifs et [qui] doit devenir rapidement un vecteur du développement économique du territoire » (MirabaudetRousseau 2008, 2008, p.165).

La dimension productive est passée sous silence même si la notion d’écosystème suggère une large ouverture. Le terme de «cluster orienté R&D » qu’ils utilisent pour désigner un pôle est révélateur de cette ambiguïté (ibid., p.165). Ce terme même de cluster ne va d’ailleurs pas sans poser lui-même problème.

1.3.2 Clusters et réseaux sectoriels

Le terme de cluster est probablement le plus utilisé dans la littérature pour décrire les pôles de compétitivité mais il est paradoxalement absent tant du compte-rendu du CIADT que du cahier des charges. La question qui se pose est en fait celle de la place des logiques sectorielles et des logiques territoriales dans cette politique. La revue des rapports qui l’ont inspirée a bien montré le poids du modèle de cluster, qu’il soit issu des travaux de Porter ou d’autres chercheurs, ou des politiques d’autres Etats ou régions.

Les sources d’inspiration citées présentent d’ailleurs une grande diversité. Les clusters américains et les districts italiens sont un exemple d’ancrage territorial fort, tandis que la politique allemande desKompetenznetze met l’accent sur une mise en réseau plus souple des compétences à l’échelle régionale (Tilkorn 2008).

La définition donnée par le cahier des charges des pôles mentionne la notion d’espace géographique donnée mais ne donne pas d’indication plus précise. La proximité géogra-phique est considérée comme un facteur important de la mise en réseau des acteurs même si le CIADT reconnaît que « le principe de collaboration peut, dans certaines circons-tances, s’affranchir de la distance » (CIADT du 14 septembre 2004, p.85). Le « creuset territorial » (ibid.) est mis en avant, en lien avec la dimension sectorielle ; les pôles sont appelés à mettre en réseau « sur une base de proximité géographique, les chercheurs des entreprises et des organismes concernés par une thématique technologique donnée » (ibid., p.78). Le périmètre du pôle renvoie donc autant à un « positionnement en termes de sec-teur(s), marché(s) et technologie(s) » qu’à un périmètre géographique (cahier des charges, p. 9). Ce dernier associe « la zone pertinente pour le pôle » et un zonage R&D, ouvrant droit à des avantages de nature fiscale, qui rassemble l’essentiel des moyens de R&D, tout en représentant « une concentration suffisante au regard de la masse du pôle » (ibid., p.10). Le cahier des charges suggère donc clairement l’idée d’un changement d’échelle et une assise spatiale susceptible de dépasser les territoires qui concentrent les activités de R&D. Le terme de pôle doit donc être nuancé et ne s’entend que lorsqu’on l’envisage à l’échelle nationale.

Les pôles relèvent ainsi d’une double logique, « une logique de rapprochement entre système d’enseignement supérieur et de recherche d’un côté, et industrie de l’autre ; une logique spatiale ou territoriale » (MendezetMesseghem2009, p.137). Ils ne se réduisent en revanche pas à desclustersau sens strict du terme, même si ce modèle a guidé les choix politiques (Barthetet Thoin2009). R. Guillaume souligne ce lien théorique avec les modèles declusters, districts ou systèmes productifs mais cite aussi P.Veltzet s’intéresse

« aux grandes organisations multi territorialisées qui sont aussi le lieu d’intenses transfor-mations ainsi [que de] logiques polaires et aux logiques des grands réseaux nationaux et

internationaux » (P. Veltz, cité in Guillaume 2008, p.306). Il estime que les pôles vont au-delà d’une simple proximité géographique et s’appuient sur « un système relationnel beaucoup plus intense » (ibid., p.307). A Plunket et A. Torre considèrent que « la logique sectorielle des politiques de grands projets fait place à une logique d’aggloméra-tion spatiale des activités, qui donne un rôle central aux territoires et à la concentrad’aggloméra-tion des moyens dans des aires géographiques privilégiées » (Plunket et Torre 2009). J.

Fache développe une analyse similaire, considérant que « le cœur de cible n’est plus un secteur d’activité, une industrie, mais un système » (Fache 2009a, p.238) tandis que F.

Mayneris décrit des « couples secteurs-territoires » (Mayneris 2011, p. 114). Interro-geant le recours « au modèle des clusters», J. Bouinotdéveloppe une analyse similaire et souligne l’envergure régionale des pôles (Bouinot 2007) . Alors que les clusters re-posent sur la concentration des acteurs, l’adoption d’une logique hybride, territoriale et sectorielle, est une des originalités des pôles. Ils doivent ainsi articuler une concentration métropolitaine et une distribution plus lâche des acteurs à l’échelle régionale.

Encadré 1. L’insaisissable modèle : les pôles de compétitivité dans la

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