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Un tombeau : «Supervielle dans le gâve d’autrefois»

Dans le document Ce volume consacré aux (Page 138-143)

Allusions, aérolithes et concrétions

2. Un tombeau : «Supervielle dans le gâve d’autrefois»

Tardieu a écrit Trois tombeaux qu‟il dédie respectivement à Valéry - « Image de monsieur Teste » - poème qui ajoute un épisode au « roman de l‟esprit » : les aventures tardiviennes de Monsieur Teste - à Jean Follain - « A voix basse pour Jean Follain »14et à Supervielle - « Supervielle dans le Gâve d‟autrefois » - poème sur lequel portera notre étude.

Nous donnons ici un large extrait de ce poème qui comporte 94 vers :

VI « Un homme qui reste lui-même tout en changeant sous

V2 vos yeux,

V3 sans cesse disparu comme le temps mais toujours là,

V4 il a cette voix que j‟écoute, cet accent reconnaissable V5 et pourtant il se promène à travers toutes les choses du V6 monde vivant.

V7 II va dans la rue de Berri et en chemin il se métamor-

V8 phose en volcan

V9 puis redevenu ni plus ni moins qu‟un géant VIO il dort d‟un œil de veilleur sans cesser d‟être attentif.

VII II rit entre ses dents et on s‟aperçoit qu‟il pleure V12 il parle comme un enfant et le voilà déjà grand-père V13 il parle en rêvant il soupire il sifflote il s‟en va plus.

V14 personne

V15 et voici qu‟il se retourne et vient vers nous

V16 immense et doux comme la laine avec le pas flexible du

VI7 désert.

V18 Il murmure il chantonne il s‟avance un peu à contre- VI9 temps V20 comme le fait le jeune homme le Dimanche qui traverse la V21 place au moment où joue la fanfare V22 et ne veut pas que l‟on croie qu‟il marche en cadence.

V23 il murmure avec le vent et il affirme

V24 que ce sont les arbres qui ne cessent de parler par sa

V25 bouche.

V26 II dit qu‟il n‟y a pas de différence entre lui et les autres V27 et que l‟on peut se loger tout entier sans secousse et sans V28 douleur

THEORIES DES REECRITURES

139

V29 à l‟intérieur de tous les êtres et même d‟une autre V30 personne.

V31 11 dit qu‟il est la terre et le ciel étoilé et voilà pourquoi V32 il souffre quand un nuage obscurcit un de ses yeux.(...)

[...]

V37 II dit qu‟il écoute le Temps hennir et s‟arrêter à sa V38 porte.

V39 II est à la fois hier et demain et aujourd‟hui »

Le projet pastichiel atteint ici à sa plus grande complexité car l‟œuvre concernée est globalement convoquée, tout en étant totalement assimilée à la manière tardivienne, grâce à la mise en œuvre d‟équivalences scripturales: ainsi sont créés T « aérolithe expressif », la « concrétion imprévisible » qui provoqueront chez le lecteur l‟illusion mimétique.

L‟ambition est d‟abord typifïante : il s‟agit d‟imiter un corpus et non un texte, et la recherche est celle d‟un «accent» commun à deux univers qui se reconnaissent et s‟assimilent comme le signale le texte sur le mode du métatextuel :

« Un homme qui reste lui-même tout en changeant sous / vos yeux, / sans cesse disparu comme le temps mais toujours là, / il a cette voix que j'écoute, cet accent reconnaissable / et pourtant il se promène à travers toutes les choses du / monde vivant.»

Tardieu lui-même nous invite à reconnaître «l‟accent» de T œuvre-source.

Allons donc voir chez Supervielle de quoi est fait cet «accent».

Il nous faudra ici identifier, objectiver les mécanismes essentiels d‟écriture qui caractérisent l‟œuvre - source. En d‟autre termes, même si l‟emprunt des thématiques est efficace, il faut atteindre à l‟abstraction des structures pour pouvoir combler un horizon d‟attente stylistique.

Le travail tardivien de réécriture présente tout un éventail de procédures qui dosent différemment la proportion de l‟imitation thématique et morphologique.

Nous irons d‟une dominante thématique - portée cependant par du syntaxique - à la mise à jour des structures abstraites qui caractérisent l‟écriture de Supervielle.

2.1 Les parentés thématiques: le proche et le lointain, la cosmogonie naïve Supervielle est le poète de la dualité et du mouvant, de la «grande hésitation stellaire» mais il aspire aussi, pour se réassurer, à bâtir des ancrages référentiels solides, par exemple au moyen d‟une appréhension modeste et ferme de réalités élémentaires.

Supervielle opte pour l‟humilité d‟un langage quasi discursif, d‟une écriture domestique et proche des modestes objets du monde qu‟il veut agripper. Il choisit donc délibérément les mots «les moins beaux / pour leur faire un peu fête» et la phrase assertive élémentaire tout enjoignant délibérément le proche et le lointain. Ce poème - de Gravitations - qui comporte 51 vers en témoigne :

DOSSIER REECRITURES

140

« Sans murs15

VI Tout le ciel est taché d‟encre comme les doigts d‟un

V2 enfant.

V3 Où l‟école et le cartable ?

V4 Dissimule cette main, - elle aussi a des taches V6 noires -

V6 Sous le bois de cette table.

V7 Quarante visages d‟enfants divisent ma solitude.

VIO J‟ai seize ans de par le monde et sur les hautes mon-

VII tagnes

VI2 J‟ai seize ans sur les rivières et autour de Notre- VI3 Dame,

V14 Dans la classe de Janson

VI7 Le bruit de mon cœur m‟empêche d‟écouter le pro- VI8 fesseur.

V19 J‟ai déjà peur de la vie avec ses souliers ferrés »

Supervielle évoque l‟évidence simple de son adolescence rêveuse dans un contraste fort entre le proche -l‟étroit univers scolaire- et le lointain, voire l‟incommensurable: «le monde», «les montagnes», « le ciel»: la force du désir d‟un ailleurs transporte l‟enfant hors des murs de la classe.

Tardieu va rechercher, dans son propre code, 1 ‟ équivalent scriptural de ces oppositions simples et efficaces. Il opte pour un arsenal d‟images élémentaires empruntées à une cosmogonie naïve : le ciel, la terre, la nuit, le jour, les âges de la vie, la nourriture. Les métaphores qu‟il puise dans cette sélection lexicale, restreinte et claire, permettent, elles aussi, de jeter des ponts entre l‟humble quotidien et l‟incommensurable:

V7 « 11 va dans la rue de Berri et en chemin il se métamor - V8 phose en volcan

V9 puis redevenu ni plus ni moins qu‟un géant (..)

[...]

V12 il parle comme un enfant et le voilà déjà grand-père

[...]

V15 et voici qu‟il se retourne et vient vers nous

V16 immense et doux comme la laine avec le pas flexible du désert »16

L‟écriture de Supervielle, unissant le proche et le lointain - « tout le ciel est taché d‟encre comme les doigts d‟un/enfant » - se retrouve chez Tardieu dans les vers suivants:

V66 «entre ce qui est visible et ce qui se cache V67 entre toi-même et le dieu inconnu V68 entre nos jours de poids de pain et de piuie V69 et nos nuits de fuite et d'algue et de possible illimité»

(«Supervielle dans le Gave d‟autrefois»)

THEORIES DES REECRITURES

141 2.2 De l‟interrogation dubitative au jeu de l‟adversatif

Supervielle fait le choix de l‟interrogatif pour jeter des ponts, construire de fragiles passerelles entre l‟Ici et l‟Ailleurs, le cosmos et le paysage intérieur, il est debout sur les frontières comme le suggère admirablement ce beau poème - « Apparition » ( 142 vers) - de la dualité essentielle :

«[...]

V15 Qui est là ? Quel est cet homme qui s‟assied à notre V16 table VI7 Avec cet air de sortir comme un trois-mâts du

VI8 brouillard

V19 Et couverts les vêtements par un morceau de ciel V20 noir ? V21 A sa parole une étoile accroche sa toile araigneuse,

[...]

V26 Mais ses yeux, sa voix, son cœur sont d‟un enfant à V27 l‟aurore »17

L‟interrogation suggère souplement l‟étrange dualité de ce commensal venu d‟ailleurs.

Tardieu reformule à sa façon cette hésitation essentielle et bâtit une communauté des grands « veilleurs » sur les frontières de l‟incommensurable : ils posent la coexistence des contraires. Pour ce faire, la réécriture tardivienne inventorie tous les modes de l‟adversatif :

VI « Un homme qui reste lui-même tout en changeant V2 sous vos yeux,

V3 sans cesse disparu comme le temps mais toujours là.

[...]

VIO il dort d‟un œil de veilleur sans cesser d‟être attentif.

VII II rit entre ses dents et on s‟aperçoit qu‟il pleure

VI2 il parle comme un enfant et le voilà déjà grand-père VI3 il parle en rêvant il soupire il sifflote ils‟en va plus V14 personne

VI5 et voici qu‟il se retourne et vient vers nous (...) »

Le mécanisme de la surenchère adversative se substitue à celui de l‟interrogation pour rendre compte du versatile fécond, de la mobilité fascinante, de la « grande hésitation stellaire » du poète Supervielle pour qui « toutes les frontières sont tremblantes et sur le point de/ se rompre »18.

2.3 Ressemblances rythmiques et visuelles: les coupes irrégulières Supervielle est celui qui « ne veut pas que l‟on croie qu‟il marche en cadence

», celui qui « s‟avance un peu à contre-temps » («Supervielle dans le gâve d‟autrefois »), celui qui dit le discontinu et le haché de l‟existence.

Le poème - « Sans murs» - déjà analysé plus haut, présente un système étonnant de coupes irrégulières:

DOSSIER REECRITURES

142

VI « Tout le ciel est taché d‟encre comme les doigts d‟un

V2 enfant.

V3 Où l‟école et le cartable ?

V4 Dissimule cette main, - elle aussi a des taches V6 noires -

V7 Sous le bois de cette table.

V8 Quarante visages d‟enfants divisent ma solitude.

[...]

VIO J‟ai seize ans de par le monde et sur les hautes mon-

VII tagnes

V12 J‟ai seize ans sur les rivières et autour de Notre- VI3 Dame,

V14 Dans la classe de Janson

[...]

V17 Le bruit de mon cœur m‟empêche d‟écouter le pro- VI8 fesseur.

V19 J‟ai déjà peur de la vie avec ses souliers ferrés »

Les mots sont non seulement coupés, placés au milieu de la ligne suivante pour former un nouveau vers, mais la coupe peut aussi intervenir à l‟intérieur du mot - montagnes, pro/fesseur. L‟utilisation de coupes irrégulières mime un cheminement erratique, une course-poursuite hasardeuse. L‟effet obtenu est celui du tâtonnement, de l‟hésitation et du refus du mécanique. Il s‟agit alors pour le pasticheur de trouver, pour son propre compte, la formule langagière des pulsations irrégulières - celles du cœur humain qui obsédaient Supervielle. Pour casser la mécanique régulatrice, Tardieu fait le choix d‟une ressemblance rythmique et visuelle - obtenue par un jeu de découpes similairesà celui du texte- source :

VI « Un homme qui reste lui-même tout en changeant sous V2 vos yeux,

[...]

V7 il va dans la rue de Berri et en chemin il se métamor- V8 phose en volcan

[...]

V13 il parle en rêvant il soupire il sifflote il s‟en va plus V14 personne

[...]

V16 immense et doux comme la laine avec le pas flexible du VI7 désert.

VI8 IL murmure il chantonne il s‟avance un peu à contre- VI3 temps »

Chez Tardieu nous trouvons donc aussi des mots ostensiblement détachés et mis en valeur sur le vers suivant, lui aussi n‟hésite pas à user de la découpe interne du mot- il semble d‟ailleurs que cette forme de segmentation frappe les mots-clés du pastiche de Supervielle: métamor/phose, contre-/temps.

THEORIES DES REECRITURES

143 Le dernier exemple présente un jeu assez complexe:

« Il murmure il chantonne il avance un peu à contre - temps » ( 3-3-8+1)

La variation rythmique est en effet visuellement soulignée - c‟est l‟alinéa qui permet d‟isoler cette syllabe unique {temps) détachée du mot composé contre-temps, tout en mentionnant l‟opération scripturale sur le mode du métatextuel :

Le travail de découpe effectué dans le texte source - « Sans murs » -, pour spectaculaire qu‟il soit, est cependant moins systématisé, moins contrôlé que dans le travail tardivien. Il est à noter cependant que les mots scindés - mon/ tagnes, pro/fesseur - représentent les pôles les plus éloignés de l‟univers contrasté de l‟adolescent Supervielle.

La « fraternisation » entre les deux écritures s‟est donc opérée sur le front de quelques fragiles certitudes lexicales - le répertoire des objets du monde - en écho à des phrases assertives simples, la rencontre a eu lieu par l‟échange entre l‟interrogatif et l‟adversatif ou encore par les ressemblances visuelles et rythmiques de coupes irrégulières. Nous avons là un bel exemple de mise à jour des structures abstraites d‟une écriture dans un projet pastichiel qui va bien au-delà des ressemblances de surface. De fait, le travail du pastiche est au cœur de l‟écriture tardivienne.

Dans le document Ce volume consacré aux (Page 138-143)