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Le pastiche ou le devoir du « passeur »

Dans le document Ce volume consacré aux (Page 135-138)

Allusions, aérolithes et concrétions

1. Le pastiche ou le devoir du « passeur »

L‟expérimentation conduite par Tardieu autour du pastiche n‟est en fait qu‟un volet d‟une préoccupation plus générale - qui traverse toute l‟œuvre - celle de la «traduction» : transposition du domaine plastique au domaine poétique ou du musical au scriptural (écrits sur l‟art)1, traduction poétique d‟une langue à l‟autre (tentatives raisonnées de traduction de Hôlderlin et de Gœthe). Dans tous les cas, il s‟agit d‟évaluer les pouvoirs de la langue à rendre compte d‟un mode d‟expression étranger, à trouver l‟équivalent langagier d‟un code radicalement autre.

S‟agissant du pastiche, il va consister - dans la définition qu‟en donne Tardieu - en une sorte d‟incorporation de l‟écriture de l‟autre « à des fins de création personnelle »2. Ce travail d‟écriture relève encore de la traduction et de la transposition de code à code : faire de l‟altérité le matériau d‟une écriture singulière où le départ entre l‟autre et le même est à la fois gommé et exhibé. Loin de n‟être qu‟un exercice de virtuosité futile, le pastiche est donc consubstantiel au projet poétique tardivien.

1.1 Le cadre de l‟opération scripturale : justification et théorie

Le corpus des textes pastichiels chez Tardieu est à la fois limité et diversifié, accompagné - comme toujours chez cet auteur lucide - d‟un péritexte explicite (préfaces, arguments, souvenirs littéraires). Ces textes présentent toute une palette d‟approches de l‟Autre - mention de surface ou plus profonde - qui va de l‟auto-parodie désinvolte à un détournement pastichiel de l‟exercice exigeant du Tombeau, ou à celui plus original encore du Masque en passant par le plus classique A la manière de.

Pour parler de ces diverses expérimentations, le poète utilise quelques termes-clés : «allusion», «transposition», «traduction»3, mais dans tous les cas il s‟agit de « «gauchi(r)» de façon à incorporer dans l‟imitation (s)es tics personnels ou (s)es propres préoccupations ».

Tardieu éprouve le besoin de justifier et légitimer le travail du pastiche et pour le dédouaner de sa réputation d‟exercice caricatural, stérile et académique, il évoque - dans / 'Argument de Parodie, Traduction, Rythme- non seulement

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les précédents littéraires - Proust et ses pastiches et mélanges - mais des référents surprenants et révélateurs dans les domaines de la musique et des arts plastiques : Stravinsky composant d‟après Pergolèse, Picasso et sa période mythologique, Max Ernst et ses Collages. On voit bien là que la notion de pastiche reçoit l‟acception la plus exigeante, celle de mémoire profonde et il s‟agit plus alors de produire des textes «inspirés de...» que «A la manière de ...».

La conception tardivienne du pastiche révèle sa profonde originalité à travers toute une série de métaphores explicatives qui appartiennent au vocabulaire de la physique et de la chimie. L‟objet scriptural singulier produit par le souvenir de l‟œuvre d‟un autre créateur est en effet assimilé aux textes que notre imaginaire élabore à partir des traces mémorielles que nous laisse la contemplation des « objets incommensurables »5 - « le soleil », « le Ciel étoilé » ou « l‟espace ». Dans les deux cas, il y a d‟abord « réfraction », dans le décor intérieur du créateur, du bouleversement provoqué par le spectacle de l‟incommensurable - ou la découverte d‟un univers langagier incomparable - puis, dans un second temps, production textuelle à partir des « constellations d‟images, sonores et visuelles que fait éclater dans notre imagination (ce) souvenir ». L‟objet scriptural ainsi créé s‟apparente donc à un « aérolithe expressif et énigmatique » ou à une « concrétion imprévisible (...) que des courants obscurs font se joindre et se déposer au fond de notre esprit, à partir d‟un choc initial ».6

1.2 Diversité des réécritures pastichielles

On ne citera ici que quelques exemples caractéristiques qui illustrent la diversité des approches tardiviennes de l‟exercice du pastiche: il peut, en effet porter sur du générique, du rythmique ou encore, lucidité suprême, constituer une forme d‟auto-pastiche.

Pastiche de la Fontaine: l ’imitation générique Le Lion et le jardinier (à la manière de La Fontaine) Dans ce jardin fermé par des vaches debout (La porte était de chèvre et s‟ouvrait par les cornes) chaque branche portait, au lieu de fruit, un oiseau gai, gorgé de vivantes couleurs et qui chantait. Quand le fruit était mûr, l‟oiseau tombait dans l‟herbe et cessait de chanter.

J‟hésitais à cueillir et à mordre Lorsqu‟un lion passa, allant à ses affaires.

Ayant mis son lorgnon afin de m‟observer Et bourrant sa pipe d‟écume:

« Méfiez-vous, dit-il, de ces beaux sentiments!

Dévorez sans regret vos amis et vos frères!

On ne mange avec appétit que les êtres que l‟on adore.»

THEORIES DES REECRITURES

137 Le pastiche de La Fontaine «Le lion et le jardinier»7 est ludique et désinvolte ce qui n‟empêche pas un travail intéressant d‟imitation de l‟allégresse narrative du fabuliste et, au niveau sémantique, une réécriture franchement cynique et cruelle de la morale pragmatique d‟un La Fontaine.

Pastiche de Hôderlin et de Goethe: l ’imitation rythmique

De par son travail de traducteur - L 'archipel de Hôlderlin, lieder de Gœthe - Tardieu a développé une attention extrême à la prosodie et à la musique des textes : traduire un poème en français c‟est « transposer non seulement la signification des vers, mais leur musique (...), que j‟ai toujours considérée comme faisant partie intégrante de cette signification »8. Il s‟est agit pour lui - afin de rendre compte par exemple du « déferlement du texte hôlderlinien » - de trouver un équivalent français à l‟hexamètre allemand, ou plus exactement d‟inventer ce qui n‟existait pas encore : un vers très long composé de six « cellules rythmiques, chacune de ces mesures contenant deux ou trois syllabes et se terminant par un accent tonique »9. Cette obsession prosodique va bien au-delà des problèmes techniques propres au traducteur : elle a réorienté et nourri une partie du travail de pastiche.

C‟est ce que tente le poète dans Un lied imaginaire de Goethe « Je t‟adore et te quitte »10dont nous transcrivons ici les dix derniers vers:

V21 Déjà, je ne suis qu‟une âme V 22 Pour ta forme qui décroît V 23 Et tu n‟entends plus ma voix V 24 Et la vacillante flamme V 25 A la poupe du bateau V 26 N‟est déjà plus qu‟un falot.

V 27 Mais là où le vent que j‟aime V 28 M‟entraîne avec ton secret, V 29 Nous nous trouverons nous-mêmes, V 30 Plus amoureux que jamais.

Il utilise l‟heptamètre pour sa souplesse et sa musicalité - pour évoquer le « lieder» mis en musique par Schubert à partir des poèmes de Goethe. Le pastiche est aussi thématique: «le grand poète s‟attendrit sur l‟image d‟une bien- aimée, au moment même où il s‟en éloigne! »'1

L ’auto-pastiche

Tardieu pousse très loin l‟humour, F auto-dérision mais aussi la lucidité dans la parodie « Mer nocturne aux Tropiques » ( A l a manière de Jean Tardieu) - le sous-titre annonce clairement l‟exercice d‟auto-pastiche12 :

Soleil tropical au déclin, De son œil décochant un clin.

D‟Eustache - vent du soir! - ma trompe, S‟enflant de tes meuglements flous.

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Terre à travers mon cœur tu pompes Pluie et flot comme boit un loup.

Roche des dents, langue assoiffée, ( sans patience) des nuits fées.

Et que, béante à la nuit, narine Que durcit l‟iode marine.

Voici maintenant un poème qui représente à nos yeux la forme la plus aboutie du travail pastichiel chez Tardieu, il s‟agit du tombeau « Supervielle dans le Gâve d‟autrefois»13

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