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26 arguments décisifs contre l’esprit d’imitation dans les arts et lettres

Dans le document Ce volume consacré aux (Page 177-181)

A l’attention de D. Bilous, dont la personne demeure cependant respectable

Méfiez-vous des imitations. Le beau peut ne l‟être qu‟apparemment.

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Larousse traduisait autrefois l‟étymonpasticcio par pâté. Il précise au bout de cent ans: mauvais pâté. Le pastiche, dès lors qu‟on prend le temps d‟y réfléchir, s‟avère mauvais dès l‟origine.

* Le style est l‟homme même. S‟emparer du style d‟autrui, c‟est s‟emparer de son essence. P.ire à certains égards qu‟un vol, dont l‟objet n‟est pas consubstantiel à son propriétaire. Pire aussi qu‟un meurtre, lequel épargne l‟âme.

Il n‟est que l‟abus dont les journalistes font de l‟expression pour nous détourner d‟admettre clairement, puisque le style est l‟homme même, que le pastiche est le crime contre l‟humanité.

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Singer nous dit bien qu‟imiter est bestial. Il nous montre aussi les limites de l‟imitation quand bien même on en oublierait la malignité.

Pas plus que le singe ne deviendra l‟humain dont il reprend les attitudes en toute ignorance de leur motivation, le pasticheur - qui n ‟ en reprend que 1 ‟ expression - ne saurait prétendre à cette part occulte du génie que le génie lui- même n‟a jamais exprimée nulle part.

* Il est naturel qu‟en la toute première phase de son développement l‟enfant cherche à imiter. On comprend même que certains pédagogues aient jadis exploité cette tendance et fait du pastiche un exercice scolaire. Mais ce serait vouloir le maintenir en enfance que d‟imposer à l‟adolescent d‟imiter Proust, par exemple, au-delà de douze ans. Devenir soi-même ne s‟enseigne pas.

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On tolérera que le pastiche nous fasse rire, quelquefois, pour peu que son auteur ait le talent de la dérision. Dussent-elles s‟exercer au détriment de quelqu‟un, les singeries du cancre auront du moins ce prestige.

Gardons en tête, cependant, qu‟il ne deviendrajamais quelqu'un.

Le véritable écrivain, contrairement aux faiseurs, aux épigones et autres

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pasticheurs, ne ressemble à personne. Son regard est à lui, et à lui seul. Sa langue lui est irréductiblement personnelle et exclut les réminiscences autant que les lieux communs. La route singulière où il s‟engage au mépris des conventions l‟entraîne au-delà des communes balises.

C‟est à ce que nul ne sera en mesure de le suivre en sa totale étrangeté qu‟il devra d‟être universellement reconnu.

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En dosant à l‟identique les tournures, les tropes et le lexique privilégiés de son modèle, un pasticheur ne fait que reprendre une recette à son compte.

N‟en appliquant aucune, quant à lui, non seulement le véritable auteur ne pastiche pas, mais il ne saurait être pastiché.

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Le véritable artiste est inimitable. Ceux qui Limiteraient à s‟y méprendre sont forcément de mauvaise foi puisqu‟ils nient cette évidence.

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Quand ce ne serait pas un véritable artiste au sens fort du mot, on ne saurait confondre le créateur qui a bel et bien inventé sa recette, dût-il ne plus réussir qu‟elle et pas toujours, avec l‟exécutant qui n‟en a inventé aucune, dût- il les réussir toutes à la perfection.

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Pour autant, l‟imitateur n‟est pas nécessairement mal intentionné: il peut ne pas s‟être encore trouvé. Au pire un médiocre, sans personnalité, au mieux un apprenti qui doit poursuivre ses efforts. C‟est sous réserve de se trouver enfin qu‟il gagnera le droit de s‟imiter lui-même.

On reconnaîtra à cette condition qu‟il s‟est enfin trouvé, et qu‟il a cessé par le fait d‟être un imitateur.

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S'imiter soi-même est légitime - voire exigible - car naturel. Parlerait-on de l‟identité d‟un individu si celui-ci ne s‟inscrivait dans l‟identique? De quoi témoignerait sa carte signalétique s‟il n‟existait des preuves naturelles de cette permanence?

Imiter l‟autre, a fortiori plusieurs autres, consiste en revanche à renier sa propre nature. Pourquoi le voudrait-on si on ne la savait mauvaise? Pourquoi changerait-on sans cesse d‟identité si ce n‟est pour égarer la police?

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Il serait d‟ailleurs partial et malveillant de dire du bon auteur qu‟il ne fait que s‟imiter - ou pire: se pasticher lui-même - sur cette seule raison qu‟il écrirait sur les mêmes thèmes et de façon reconnaissable. En réalité, le bon auteur s‟approfondit d‟un livre à l‟autre. Comment l‟imitateur s‟approfondirait-il, puisqu‟il n‟a pas même été capable de se trouver?

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Le grand acteur ne saurait être celui qui se dissimule si habilement, et sous des masques si différents, qu‟on ne le reconnaît jamais d‟un film à l‟autre

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et qu‟on ignore jusqu‟à son nom. L‟artiste authentique, puisqu‟il est authentique, ne saurait être un comédien. C‟est sa personnalité propre, et elle seule, qui s‟imposera au contraire avec force, inébranlablement fidèle à soi d‟un rôle à l‟autre, non moins fidèlement conformes, ou qu‟elle coulera sans effort à son effigie.

C‟est parce qu‟il ne joue pas qu‟il ne saurait tricher.

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Il n‟est qu‟une règle d‟or: soyez et restez vous-même. Si vous éprouvez l‟irrépressible besoin d'imiter, ou si les mots qui vous viennent à la plume sont spontanément ceux d‟autrui, soignez-vous. Vous êtes victime d‟une dépendance qui vous interdit d‟être librement ce que vous êtes.

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Pour échapper à la dépendance et retrouver le naturel, vous pouvez vous imposer de ne jamais employer la moindre expression, la moindre construction, la moindre figure de style qui vous rappelleraient quelque chose - à commencer par celles qui vous viendraient spontanément à la plume et pérenniseraient votre dépendance.

Vous reconnaîtrez ce que vous êtes à ce qui vous reste à dire.

S ‟il ne reste rien, la preuve du moins sera faite que vous n‟êtes personne.

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Pour exorciser le singe à défaut d‟en guérir, une thérapie moins inexorable consiste au contraire à multiplier les dépendances. En lisant beaucoup, toujours et encore, des milliers d‟auteurs, jusqu‟à en oublier ce qu‟on a lu. L‟oubli fera péremption. Ce n‟est plus empmnter à personne que d‟emprunter à tous et sans désormais savoir à qui.

Nul ne saura rien reconnaître de ce qu‟a broyé la mémoire et mixé l‟inconscient ni ne vous reprochera d‟avoir fait du pâté.

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Attention cependant! Si le bon livre se reconnaît à ce qu‟on n‟y trouve plus trace d‟aucun modèle, il peut s‟avérer délicat de le distinguer du mauvais pastiche.

Le mauvais mauvais pâté, c‟est à craindre, paraîtra bon.

Il n‟est que les bons pastiches dont on puisse être sûr qu‟ils sont de mauvais livres.

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Pour condamnables qu‟elles soient, dans l‟art comme dans l‟industrie, les médiocres contrefaçons présentent cette circonstance atténuante qu‟elles n‟abusent que le goujat. Les bonnes sont plus redoutables qui pourraient prendre en défaut jusqu‟à l‟expert - et le discréditer. Les excellentes que rien, absolument rien, ne distinguerait plus de l‟excellent produit qu‟elles contrefont, constitueraient sans nul doute un vrai fléau.

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Comment le créateur ne serait-il pas justement révolté devant ce qu‟il aurait pu dire ou faire, tel exactement qu‟il l‟aurait dit ou fait?

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La loi, quelque peu désarmée, ne sanctionne que l‟emprunt de la signature.

Elle relaxe le pasticheur quand elle condamne lourdement le faussaire. Ce n‟est donc pas le scrupule qui distingue l‟un de l‟autre, ni le respect de la propriété d‟autrui, mais - à l‟ultime seconde et le forfait commis - la peur du gendarme.

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Un petit esprit pourrait penser que les lois sur la contrefaçon protègent bien davantage le spéculateur, qui achète une signature, que l‟amateur qui achète l‟oeuvre pour ce qu‟elle est. Ce serait oublier que de telles lois constituent d‟abord une garantie pour l‟artiste lui-même.

De quoi aurait vécu Van Gogh si des imitateurs sans scrupules avaient inondé de faux son marché?

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Les lois sur la contrefaçon constituent une garantie pour l‟art tout entier.

Imaginez que le public, en l‟absence de toute législation qui en cautionnerait l‟authenticité, vienne à soupçonner que les chefs-d‟oeuvre du catalogue sont des pastiches et cesse de les trouver admirables...

Pire! Imaginez qu‟il s‟obstine à les admirer malgré tout.

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N‟en déplaise à l'opinion répandue, la valeur d‟une oeuvre d‟art tient moins à une quelconque beauté, dont l‟appréciation reste éminemment subjective, qu‟à cette authenticité dont le progrès des sciences nous assure le contrôle.

Ce ne sauraient être des critères esthétiques, relatifs et discutables par nature, qui font de La vue de Delft un chef-d‟oeuvre absolument indiscutable, mais l‟indiscutable et absolue certitude qu‟il s‟agit bien d‟un Vermeer et que Vermeer était lui-même.

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Dans les civilisations archaïques où l‟on s‟efforçait en tout arbitraire de démêler le beau du laid plutôt que l‟authentique de l‟inauthentique, où il arrivait qu‟aucun parafe ou monogramme ne renseigne sur la paternité de l‟oeuvre, où il n‟était pas rare que le maître signe pour l‟élève et que l‟élève y trouve son content, rien ne protégeait comme aujourd‟hui l‟artiste véritable ni son commanditaire des imposteurs.

Nul ne s‟étonnera que l‟invention artistique y fut si médiocre.

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S‟il fallait suspecter les troglodytes de Lascaux d‟avoir massacré leurs voisins et ravagé leurs sanctuaires, puis imité leurs fresques pour s‟emparer de leur âme après s‟être gorgé de leur sang, il n‟est plus de merveille de l‟art humain qui ne se trouverait entachée d‟horreur originelle.

Il est heureux que l‟excellence même des fresques de Lascaux témoigne à l‟évidence qu‟il ne s‟agit pas d‟imitations.

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