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Thomas, enseignant de philosophie en lycée Paper’s Please

- Quelle est ta culture ludique ? (parcours de joueurs, jeux préférés… Qu’ils soient vidéo ou non) A quoi joues-tu en ce moment ? Quels sont tes jeux joués au cours des ces 3 derniers mois ?

Ma culture ludique a beaucoup évolué avec ma recherche sur les jeux vidéo (je prépare une thèse en philosophie sur le sujet). Je suis passé d’une culture plutôt console et axée sur les RPGs à une pratique sur PC sans restriction de genre. Je suis également passé d’une pratique très centrée sur la narration à une sensibilité de plus en plus grande aux mécaniques de jeux en tant que telles.

Hors jeux vidéo, je joue un peu à Magic the Gathering et j’ai fait depuis cet été mes premiers pas dans l’univers des jeux de plateau avec Scythe. Pour les jeux vidéo, alors que je suis plutôt un joueur solo, j’apprécie beaucoup Rocket League ces derniers mois. J’ai aussi fini les les visual

novels 999 et Virtue’s Last Reward, qui sont particulièrement intéressant dans leur principe narratif.

Et mon jeu de l’année est inconstestablement Hellblade : Senua’s Sacrifice.

- Tu peux nous décrire une de tes séances ludo-pédagogique (Papers Please) ? (déroulement, compétences/connaissances visées, etc.)

Le programme de philosophie en classe de terminale générale s’articule autours d’un nombre assez conséquent de notions, parmi lesquelles l’art. En conclusion de mon chapitre sur celui-ci, j’ai décidé d’utiliser le jeu de Lucas Pope Papers, Please (dans lequel on incarne un fonctionnaire chargé de laisser entrer ou de refouler à la frontière les personnes désirant rentrer dans le pays, quelque soit leur motif) pour aborder les problèmes des limites et de la nécessité du concept d’œuvre d’art. Je dialoguais ici avec les thèses sur l’œuvre d’art de Nelson Goodman qui, pour le dire rapidement, pense qu’il y a art lorsque un objet fonctionne d’une manière symbolique particulière.

En plus de me fournir un exemple pour voir si les jeux pouvaient rentrer dans cette catégorie, et si cette catégorie d’art apportait vraiment quelque chose à la caractérisation des effets esthétiques propres aux jeux vidéo, Paper’s Please avait l’immense avantage d’avoir un fond philosophique important. Tant le thème du jeu que les gestes de manipulation ludique qu’il engendre peuvent être interprétés à partir du concept de « banalité du mal » développé par Hannah Arendt dans Eichmann à Jerusalem. Cela permettait de faire un point de cours sur cette idée que je n’avais pas eu le temps d’aborder dans un chapitre sur la politique ou sur la morale.

La partie manipulation était assurée entièrement par moi-même. Elle consistait à jouer un peu la troisième journée du jeu, pendant laquelle apparaît forcément l’événement scripté suivant : un homme arrive, et ses papiers sont en règles. En le laissant passer, celui-ci nous dit d’être gentil avec sa femme, qui le suit. Arrive celle-ci et ses papiers ne sont pas en règles. Que faire alors ? Briser une famille ? Penser à notre propre famille et au fait que faire rentrer des personnes non en règles nous expose à des pénalités financières ?

Mettre l’accent sur ce petit dilemme moral permettait ainsi d’interroger les élèves sur ce qu’ils auraient fait et de susciter la discussion, à la fois sur des questions éthiques et sur le statut artistique des jeux vidéo en général et de cette expérience en particulier.

- Quels bénéfices as-tu constatés en passant par un jeu vidéo ? Qu’est ce que le JV peut apporter à la philosophie ?

Comme le montre le petit récit de ce bout de séance, je n’ai pas véritablement développé une approche spécifique de ma discipline par les jeux vidéo, mais j’ai traité ceux-ci d’une manière semblable à un film ou à une œuvre littéraire, c’est-à-dire comme des exemples. L’utilisation d’exemples de cette sorte est cruciale dans les cours de philosophie pour plusieurs raisons. Ils aident à rendre concret des pensées qui parfois difficiles et, de manière générale, cela permet de montrer aux élèves que la philosophie n’est pas une discipline déconnectée de la réalité. Sans doute cela favorise-t-il aussi les questions. Enfin de tels exemples peuvent avoir valeur d’éducation à l’image ou simplement d’ouverture à des œuvres culturelles qui semblent importantes au professeur.

De ce point de vue, l’apport des jeux vidéo à la philosophie est le même que d’autres exemples culturels, qu’ils soient issus de la culture classique ou de la culture populaire. Il s’agit d’un objet d’étude possible qui vient enrichir nos question et nos concepts en résistant aux théories établies. A ce niveau les jeux vidéo me semblent au croisement de plein de problèmes important : le raport à l’image, la signification du geste et le rapport à son propre corps, le rapport entre corps et machine etc...

- As-tu pu connaître la culture vidéoludique de tes élèves ? Connaissaient-ils Papers Please ?

Il y a eu un ou deux moments où, par une question directe de ma part ou par une référence directe de la leur (je leur avais dit qu’ils pouvaient citer des jeux vidéo comme exemple dans leurs devoirs ou en classe) j’ai pu avoir un aperçu, mais rien ne m’a marqué.

Il me semble que Papers, Please n’était connu de personne. En revanche j’avais évoqué rapidement

- As-tu constaté un changement d’attitude de tes élèves envers toi une fois qu’ils ont su que tu jouais au jeu vidéo ?

Difficile de répondre. En googlant mon nom, on tombe tout de suite sur mes recherches concernant les les jeux vidéo. Et des élèves étaient venus à la fin de l’année me poser des questions sur mon parcours universitaire en me disant qu’ils avaient découvert cela très tôt dans l’année. Donc on peut considérer qu’ils l’ont toujours plus ou moins su.

- Quelles ont été les réactions des élèves ? Des parents ? De tes collègues, de l’institution ?

La réaction des élèves a toujours été bonne et je pouvais compter sur l’effet d’heureuse surprise qui apparaît lorsque l’on fait quelque chose qui semble sortir du cadre scolaire. Je pense que le jeu vidéo partage cela avec d’autres formes de cultures populaires et, si j’ai pu observer que cela déclenche un pic d’attention passager (dont il ne faut pas non plus exagérer la vertu pédagogique), on ne peut qu’espérer que cette réaction se raréfie au fur et à mesure du développement de la culture vidéoludique.

D’ailleurs, en présentant Papers, Please je suis revenu sur mon compte Steam avant d’éteindre le vidéoprojecteur, ce qui a donc affiché ma (longue) liste de jeux. Une ancienne élève m’a dit plus tard que les joueurs de la classe avaient été impressionné par celle-ci , ce qui avait renforcé mon « capital sympathie » auprès d’eux, si j’ose dire. Mais, on me l’a dit qu’après, et je ne pense pas que ça ait foncièrement changé grand-chose dans l’attitude en classe.

Je n’ai pas eu d’interactions avec les parents sur ce thème. Quant aux collègues, mon tuteur était même ravi à cette idée et m’encourageait à le faire.

- Quelles limites vois-tu à l’utilisation du jeu vidéo à l’école ? En philosophie en particulier ?

En tant qu’exemple ponctuel, manipulé par le professeur, je n’en vois aucun, sinon la même limite que pour les films ou les œuvres littéraires : ils ne doivent pas se substituer à la pensée philosophique, mais aider à la développer et à la nourrir.

En tant qu’objet d’une séance suivie, durant laquelle les élèves joueraient, je suis plus mesuré. Le problème est avant tout d’ordre temporel : l’année de philosophie en sections S et ES s’apparente à une véritable course contre la montre et j’avoue ne pas avoir de jeux en tête qui justifierait la prise de deux séances complètes (l’une de manipulation, l’autre de retour sur ces résultats). Peut-être en L, où le volume horaire est plus grand, mais je n’ai jamais enseigné dans cette section.

En revanche de telles séances me semblent envisageables dans le cadre de dispositifs spécifiques à certains lycées où la philosophie se commence en première, voire en seconde lors de parcours optionnels. J’avoue que je serai particulièrement intéressé à l’idée de développer une séquence autour de la question du geste, de l’incarnation avec et contre la machine – pourquoi pas en collaboration avec des collègues d’EPS d’ailleurs ? – puisque, dans ce cas, le fait de faire pratiquer les élèves plutôt que le professeur seul serait pleinement exploité.