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3.1.1

Qu’est-ce que la théorisation ancrée ?

Selon Hennebo (2009) la théorisation ancrée est une méthodologie de recherche inductive dont la principale caractéristique est que le sujet de recherche ne peut pas être préalablement déterminé . La théorisation ancrée exige a priori que le chercheur fasse table rase de tous ses acquis et connaissances préalables, de même que de toute revue de littérature, même si un champ de recherche est prédéfini. Les résultats sont ancrés dans les données, à cause d’un aller-retour continu entre la collecte et l'analyse des données. Le nombre d’entrevues à mener ne peut pas être déterminé à l’avance.

Il s'agit avant tout d'une démarche de théorisation. En effet, théoriser ne veut pas dire viser la production de la grande théorie dont tous rêvent mais que peu ont le privilège de contempler. En fait, théoriser, c’est beaucoup plus un processus qu'un résultat (Paillé, 1994). Cela donne la priorité au réalisme du contexte et au développement théorique et conceptuel comme buts de la rec herche (Pettigrew, 1990) ; et permet de développer des descriptions et des explications basées sur le contexte et orientée sur le processus du phénomène étudié (Orlikowski, 1993; Myers, 1997). Une caractéristique principale de la théorisation ancrée est donc une dualité entre une base interprétativiste dans la nature descriptive des données d’une part, et dans le même temps, une structure et une théorie évolutive provenant des données en question à travers un aller-retour constant entre l’analyse et la collecte des données (Strauss et Corbin, 1998).

Selon Guillemette (2006), l’analyse prend non seulement comme point de départ les premières collectes de données, mais elle se poursuit à travers un processus de validation consistant à revenir sans cesse, soit aux données ayant déjà été collectées, soit à de nouvelles données. Par conséquent, le chercheur ne force pas la théorie sur les données empiriques afin de les interpréter; il s’ouvre plutôt à l’émergence d’éléments de théorisation ou de concepts suggérés par les données de terrain, tout au long de la démarche analytique. L’attention qui est portée à ce qui émerge du terrain (ou des acteurs vivant les phénomènes étudiés) permet la découverte de points de vue inédits, et ce, d’autant plus que cette attention implique un développement de l’analyse selon des questionnements provenant du terrain et non de cadres théoriques existants (Guillemette, 2006).

La validation dont il s’agit en théorisation est plus qu’une vérification. C’est en fait un ajustement permanent à ce qui se passe sur le terrain (Guillemette, 2006). Chaque série de deux ou trois entrevues ou périodes d'observation est obligatoirement suivie de la transcription des données, et de leur analyse. Cette analyse permet de mieux orienter les entrevues ou les observations, etc. Cela

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implique que celles-ci peuvent se poursuivre pratiquement jusqu'à la préparation du rapport final. En effet, le chercheur ne se retrouve pas tant dans une démarche de codification d'un corpus existant (c'est le cas, par exemple, en analyse de contenu) que dans un processus de ques tionnement. Il formule des hypothèses sur la base de l’analyse d’un premier corpus constitué à partir de ces premières entrevues et observations. Le processus continu de questionnement lui offre la possibilité de vérifier, lors d'observations ou en entrevues ultérieures, les hypothèses formulées à partir d'une analyse antérieure du corpus constitué sur la base des entrevues antérieures. L’élément fondamental de ce type de démarche est une volonté constante de compréhension (Paillé, 1994). On peut aussi concevoir une analyse par théorisation ancrée d'un corpus constitué d'un seul coup (une dizaine d'entrevues déjà réalisées et transcrites par exemple), mais ce n'est pas la situation idéale car, l’analyse procède par approximations successives pour la production et la vérification de la théorisation jusqu'à la validité et la fiabilité voulues (Paillé, 1994). De même, le choix des sites et des informateurs est plutôt conditionné par l'analyse en évolution, plutôt que prédéterminé à partir de critères « objectifs ». Les instruments utilisés lors de la collecte de données (guide d'entrevue et grille d'observation), demeurent toujours provisoires. Au contraire d’une recherche à caractère plus positiviste, le fait de ne pas poser les mêmes questions d'une entrevue à une autre pourrait être vu comme un signe de progrès de la recherche plutôt qu'un défaut. Et cela se justifie par le besoin de compréhension permanente. Les mêmes questions ne peuvent pas être posées vu qu’il n’y a pas de cadre préétabli et que l’objectif de chaque vague d’entrevues ou d’observations est d’aller plus loin dans la compréhension du phénomène. Par ailleurs, en analyse par théorisation ancrée, ce sont des événements, des phénomènes et non des populations qui sont d'abord échantillonnés (Paillé, 1994). À partir de l’analyse progressive, le chercheur retourne au terrain dans un mouvement qu’on appelle l’échantillonnage théorique. Cette expression signifie que les personnes, les lieux et les situations dans lesquelles le chercheur collecte des données empiriques sont choisis en fonction de leur capacité à favoriser l’émergence et le développement de la théorie (Glaser et Strauss, 1967; Glaser, 1978; Charmaz, 1983). Dans la pratique, une première vague d’entrevues peut-être menées auprès des acteurs tels que les autorités locales ou des représentants de groupements ou d’associations, concernés par le sujet. Cette première vague d’entrevues (exploratoire) aura pour rôle d’identifier les types de personnes, les lieux et les situations les plus favorables à l’émergence de la théorie. Et bien entendu, ces lieux et personnes et situations peuvent changer au fur et à mesure que l’on évolue dans les entrevues et les observations.

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3.1.2. Les caractéristiques d’une recherche par théorisation ancrée

3.1.2.1. La suspension provisoire du recours à des cadres théoriques existants

Le chercheur commence par une collecte de données de terrain qu’il analyse immédiatement de manière théorisante en essayant de faire fi de ses préjugés et précompréhension.

Dans les manières classiques de faire la recherche scientifique, on exige de faire une recension des écrits avant de commencer la recherche comme telle. Cette recension des écrits permet de préciser la problématique, les hypothèses éventuelles et le cadre d’analyse. Les chercheurs en MTE [Méthodologie de la Théorisation Ancrée] refusent systématiquement de faire ce genre de recension des écrits avant de commencer leurs recherches sur le terrain parce qu’ils veulent résister à la tentation de se servir des concepts a priori pour analyser les données […]. Pour eux, la meilleure façon de résister à cette tentation est de ne pas lire ces théories avant d’avoir commencé l’analyse. Si cela n’est pas possible – comme c’est souvent le cas – ils suspendent leur jugement « le plus possible ». (Guillemmette et Luckerhoff, 2009 p 12).

Il s’agit de constituer un premier cadre qui sera modifié tout au long du processus d’aller-retour entre les données et leur analyse. Quand, après plusieurs épisodes d’interaction et d’alternance entre la collecte et l’analyse des données, la théorie semble suffisamment développée à partir des données empiriques, il se réfère aux écrits scientifiques pour y trouver des idées à confronter à la théorie qui émerge et pour en tenir compte dans le développement théorique final (Glaser, 1978; 1992). Il s’agit non seulement d’un refus systématique d’imposer aux données un cadre explicatif ; mais aussi d’un effort intellectuel pour faire abstraction des précompréhensions issues des théories existantes et des savoirs propres du chercheur. Cette suspension, comme l’indique Guillemmette (2006) est temporaire, le temps qu’émerge une théorie consistante.

Par ailleurs, les chercheurs en MTE [Méthodologie de la Théorisation Ancrée] ne prétendent pas qu’il existe des données qui ne soient pas déjà « théorisées » ou des données « a- théoriques ». Pour eux, aucune donnée ne peut être recueillie séparément de la signification que lui accordent les acteurs sociaux. Sur ce point particulier, Glaser et Strauss affirment que les données empiriques sont toujours déjà interprétées et qu’elles sont donc porteuses d’éléments théoriques. Les chercheurs en MTE, dans une attitude d’ouverture, essaie d’être sensible à ces éléments théoriques qui émergent des données. Cet aspect de la « sensibilité théorique » appelle la suspension dont on parle ici, de même qu’une ouverture à la théorisation qui émerge des données proprement dites, ou du contenu théorique présent dans ces données. (Guillemmette et Luckerhoff, 2009 p 12).

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3.2.1.2. Une façon particulière de préciser l’objet de recherche

Le non recours à un cadre théorique au départ de la recherche a pour conséquence une façon de définir l’objet de recherche qui diffère de la manière habituelle de le faire. Tout d’abord, en théorisation ancrée, on ne problématise pas vraiment ; de même qu’on ne formule pas véritablement une question de recherche. On identifie plutôt les facteurs qui définissent les situations sociales ou le phénomène que l’on veut étudier (Strauss et Corbin, 1998). Ensuite, la définition de l’objet de recherche demeure provisoire et peut être modifiée tant que la recherche est en cours. Par conséquent, même si une problématique a été établie au départ, celle-ci est modifiée au fur et à mesure que les données proviennent des acteurs vivant le phénomène à l’étude (Willig, 2001).

3.1.2.3. L’interaction circulaire entre la collecte et l’analyse des données

Glaser et Strauss (1967) expliquent que l’analyse et la collecte des données doivent être réalisées ensemble pour estomper les frontières habituelles entre ces deux étapes de la recherche et ce, tout au long de la réalisation de la recherche. Morse et Richards (2002) utilise l’expression d’interaction continue entre la collecte et l’analyse qui se répondent et s’orientent mutuellement. La théorisation ancrée propose donc une approche en spirale (Glaser 2001). Cela signifie que le chercheur avanc e dans la recherche en revenant sans cesse sur des « étapes » déjà amorcées et surtout en reliant ces différentes démarches entre elles (Glaser, 1978), en particulier l’analyse et la collecte des données.

3.1.2.4. Des procédures d’analyse favorisant une ouverture à l’émergence

En théorisation ancrée, l’analyse consiste à s’ouvrir à ce qui émerge des données, à partir d’un premier cycle de collecte de données, et pour les épisodes suivants, principalement par l’utilisation de codes constitués de mots tirés du discours des acteurs, en d’autres termes une analyse qualitative. À ce propos, Strauss et Corbin (1998) parlent d’ «écouter» les données. Cette ouverture entraîne ce que Descartes appelle le doute méthodique, en d’autres termes, un certain scepticisme stratégique par rapport au connu ou une remise en question des savoirs du chercheur (Strauss et Corbin, 1998). De cette manière, il essaie d’éviter les biais et le plus possible de passer les données empiriques au filtre d’idées préconçues (Glaser, 1978 et Starrin et al., 1997).

3.1.3. Adaptabilité de l’approche de la théorisation ancrée à cette étude

La méthode de la théorisation ancrée a été formulée par ses auteurs, initialement pour être pluralistique. Il s’agit d’une méthodologie générale, applicable à n’importe quel sujet de recherche où les données peuvent être codées et analysées (Glaser, 1996). Strauss (1987) a ainsi conseillé au x chercheurs d’étudier et d’utiliser l’approche, mais de la modifier conformément aux exigences (conditions) de leurs propres recherches. Strauss et Corbin (1998), ont également recommandé aux

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étudiants de rester dans les directives générales décrites dans leur livre Basics of Qualitative Research, (dernière édition en décembre 2014), et d’utiliser les procédures et les techniques avec souplesse selon leurs capacités et les réalités de leurs études. Le chercheur doit faire preuve de grande rigueur en recueillant et en analysant les données, ainsi que dans la restitution de la recherche afin d’asseoir la validité scientifique de l’étude.

De par son adaptabilité, la méthodologie de la théorisation ancrée peut donc être utilisée dans différents types de recherche. Pour le cas particulier de la présente étude, il s’agit d’une recherche à caractère exploratoire. Elle s’engage dans un champ peu étudié jusque-là et qui exige donc une adaptabilité de l’approche méthodologique aux réalités vécues sur le terrain. Et ce, d’autant plus que le sujet de recherche porte sur la perception qui est plutôt une notion subjective.

Cette étude a pour but de comprendre un phénomène vécu socialement. En effet, elle vise à comprendre comment les changements climatiques et leurs effets sur l’eau sont perçus, et vécus par les ménages du bassin versant de l’Artibonite et quelles solutions ou stratégies ils adoptent pour y faire face. Elle cherche aussi à encourager une auto-évaluation par les ménages de leur propre vulnérabilité. L’approche locale qu’adopte cette étude nécessite une approche méthodologique qui permet donc de recueillir, de comprendre et de se laisser guider par le discours des acteurs. La théorisation ancrée être une approche adéquate puisqu’elle va plus loin que l’analys e descriptive en offrant la possibilité de valider et de construire simultanément l’analyse en cours à partir de la réalité observée et en s’adaptant à l’objet de recherche pour rendre compte au mieux du monde social. La théorisation ancrée, en permettant de comprendre le point de vue des acteurs est une approche utile pour cette recherche. En mettant à jour les aspects essentiels d’un phénomène et en offrant une connaissance véritable et approfondie de la situation étudiée, la théorisation ancrée peut permettre de comprendre les perceptions des ménages et des individus qui vivent les manifestations des changements climatiques et leurs impacts sur l’eau, et aussi l’identification des priorités de ces derniers en tenant compte de leur vécu quotidien.

Cependant, cette recherche n’a pas fait table rase de toute la connaissance existante sur le sujet ou des cas d’études similaires menées ailleurs. Elle a tenu compte des études ayant déjà eu lieu sur les changements climatiques en Haïti et dans le monde et d’études ayant été menées sur la vulnérabilité des plus pauvres aux changements climatiques. C’est sur la base de l’analyse de ces études que nous avons relevé l’insuffisance d’études ayant utilisé une approche locale et qui tienne compte des perceptions des principaux acteurs et de leurs besoins, notamment l’étude de Wolf et O’Brien (2010). De plus, nous avons estimé que pour intervenir dans un contexte tel qu’Haïti (un contexte de pays pauvre), le lien avec les systèmes de subsistance est le plus adapté en ce sens qu’il permet le

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meilleur ancrage pour aborder une question qui peut ne pas constituer une priorité pour les ménages du bassin versant de l’Artibonite. En effet, l’état de pauvreté qui caractérise ces populations les poussent souvent à avoir pour priorité la subsistance quotidienne. La question des changement s climatiques et de leurs impacts sur l’eau pourraient être très secondaires voire inexistants dans leurs préoccupations. Le cadre des systèmes de subsistance offre le bon point d’entrée pour parler avec les communautés de leurs perceptions des changements climatiques et de leurs impacts sur l’eau. En résumé même si cette étude a défini un cadre conceptuel et tient compte d’un ensemble de connaissances existantes sur la question de la vulnérabilité, l’approche de la théorisation ancrée s’y adapte certainement en ce sens qu’elle a fortement inspirée notre démarche méthodologique. Nous avons effectué trois séjours sur le terrain. Ces différents séjours avaient des objectifs distincts qui nous ont permis de préciser au fur et à mesure notre problématique de recherche et aussi et surtout de valider la pertinence de cette étude. Le premier séjour, qui était exploratoire a servi à valider la pertinence de l’étude pour les populations du bassin versant de l’Artibonite et l’approche méthodologique et aussi à mieux préciser la problématique de recherche. Ce sont essentiellement des entrevues semi-dirigées (de groupe et individuelles) qui ont été menées. Suite à ce séjour, nous avons réalisé une grille d’entrevue qui a permis de collecter les données au cours du deuxième séjour et par la suite nous avons validé les résultats obtenus au cours d’un troisième séjour.