réflexion sur l’implication du librettiste et du musicien, sur les conditions du succès d’un
opéra et sur le rôle des langages poétique et musical. Il s’agit d’un entretien théorique sur la
création artistique soulignant les deux passions hoffmaniennes que sont l’écriture et la
musique. Theodor conte cette histoire qu’il semble avoir vécue et qu’il relate en transformant
non les faits, mais le nom des protagonistes, car on peut supposer que Theodor est Ludwig :
Je croyais mon expérience d’artiste en péril. […] Je m’étais fait en ce temps-là un
ami sérapiontique qui avait pris l’épée au lieu de la plume ; il me tira de mon état
dépressif en m’entraînant dans le tourbillon effréné des événements et des activités
de ces glorieuses années
599.
596
Roland Manuel (dir.) : Histoire de la musique, tome II, vol.1, op. cit., p. 161. 597
Ibid., p. 268. 598
Ibid., p. 390. 599
E.T.A. Hoffmann. Die Serapions-Brüder, op. cit., p. 94 : « Ich glaubte meine Existenz in der Kunst gefährdet […] ich schuf mir damals einen serapiontischen Freund der statt des Kiels das Schwert ergriffen. Er richtete mich auf in meinem Schmerz, er stieß mich hinein in das bunteste Gewühl der groβen Ereignisse und Taten jener glorreichen Zeit », [EF, t. 1, p. 126].
Le récit fait part du manque d’inspiration et de la dépression de l’artiste qui, grâce à une
amitié sérapiontique, donc artistique, retrouve le goût de la création. La fiction (le vécu de
Théodor) au sein du récit cadre des Frères de Saint-Sérapion nuance les arguments et pousse
encore une fois le lecteur à prendre position, et ce de manière plus catégorique.
La vraisemblance et la véracité font partie du récit, puisque ce dernier débute par un
événement de la vie « réelle ». Il s’agit d’une description de ville prise d’assaut par les
soldats. En ces temps mouvementés, l’art ou la combinaison de la poésie et de la musique
apparaît comme un élément bienfaiteur et apaisant. Dans une lettre à Härtel du 14 novembre
1813, Hoffmann montre que le récit en question possède bien un fondement historique : « elle
porte la marque de l’Histoire »
600. « La question portant sur la forme substantielle de l’opéra
est accentuée de cette façon par les événements de guerre en arrière-plan »
601.
Nous n’avons nullement pour intention de prétendre que le récit est construit à la manière
d’un roman historique, mais l’histoire lui sert malgré tout de toile de fond narrative. Le genre
du roman historique apparaît au XIXe siècle, donc au même siècle qu’Hoffmann, et « donne
accès aux choses du passé » d’une manière différente de celle utilisée par l’historien. L’image
qui en ressort est « individualisée », contrairement au discours historique figé : la fiction
donne l’illusion que l’histoire se déroule sous nos yeux, et « le lecteur [est] mis en situation de
juger par lui-même, et de tirer lui-même le bilan moral »
602. Aussi le lecteur comme l’artiste
ne doivent-ils renoncer ni à la sphère de l’imaginaire ni à celle de la réalité, mais lier les deux.
Cette alliance est possible au niveau de la narration « pour renforcer la vraisemblance
littéraire de la fiction et intégrer davantage le lecteur à l’action »
603, mais elle déçoit souvent
les protagonistes qui ne peuvent offrir de sens poétique à la réalité, ce qui débouche sur une
attitude de résignation face à une incompatibilité entre art et réalité.
Une autre alliance sur laquelle le narrateur insiste est, en revanche, possible : celle qui
jaillit entre les deux amis, « comme par la vertu d’un charme puissant, quand ils unissaient
leurs efforts d’artistes »
604. « Poètes et musiciens sont les membres […] d’une seule et même
Église : car le mystère du mot et celui du son relèvent d’un seul et même principe qui leur a
600
Ibid.,p. 1298 : « durch die Einkleidung, welche die Spur der Zeitverhältnisse trägt ». 601
Ibid., p. 1298 : « Die Frage nach dem Wesen der Oper wird auf diese Weise von dem Hintergrund der kriegerischen Ereignisse zugespitzt ».
602
Hans Robert Jauss : Pour une esthétique de la réception, op. cit.,p. 102-103. 603
Klaus-Dieter Dobat : Musik als romantische Illusion, op. cit., p. 244 : « um die literarische Geltung der Fiktion zu verstärken und den Leser noch stärker in das Geschehen zu integrieren ».
604
E.T.A. Hoffmann : Die Serapions-Brüder, op. cit., p. 98 : « […] Erscheinungen, die ihr vereintes Kunststreben wie mit mächtigem Zauber hervorrufen », [EF, t. 1, p. 131].
été révélé au moment de l’initiation suprême »
605. Le terme d’« église » ne renvoie
qu’indirectement à la religion. Hoffmann ne veut pas souligner que l’artiste est croyant ou
pratiquant, mais que l’art crée une nouvelle religion unissant les fidèles représentés par tous
les artistes. Il aurait pu évoquer le terme de « famille », mais c’est sciemment qu’il préfère
donner à l’art une connotation religieuse : le texte et la composition sont indissociables pour
créer l’œuvre musicale, l’un ne va pas sans l’autre, un lien sacré, voire indissoluble les unit.
Le qualificatif de religieux peut être analysé dans un sens large et renvoie au domaine
spirituel, aux forces supérieures qui existent en dehors de nous ou en nous et nous dépassent,
voire nous commandent.
Ludwig compare donc la musique à un « mystérieux langage » appartenant au
« lointain royaume des esprits ». Le terme de « royaume » est caractéristique de l’art et ne
concerne pas seulement la musique. Selon Peter von Matt, il pose la question suivante : est-ce
qu’il « fait partie de ce monde », est-il « actuel », « perdu » ou « à venir » ?
606. Le
« royaume » est à la fois artistique et artificiel et renvoie à la sphère de l’imaginaire. Dans le
cas présent, on peut penser à Marie dans « Casse-Noisette ou le Roi des Rats » : la jeune fille
est plongée dans un univers parallèle, le « royaume des poupées ». Elle parvient tout d’abord
difficilement à en saisir la richesse, puis elle s’unit avec le Casse-Noisette devenu prince de ce
royaume. L’art et l’imagination sont donc largement libres, tout en étant subordonnés au
jugement d’autrui. L’opinion du lecteur, comme celle de la mère de Marie, a son siège dans le
réel (la mère pense son enfant souffrante) : seule l’âme artistique et poétique adhère au
royaume imaginaire et le comprend de la même manière que le champ lexical de la spiritualité
le met en valeur.
Dans « Le Poète et le Compositeur », c’est la musique qui éveille notre âme « à une
vie intense et supérieure » et nous plonge dans « un rêve de béatitude »
607. C’est ce que
Ludwig ressent lorsqu’il crée une symphonie : « tels sont les effets indéfinissables de la
musique instrumentale »
608. Contrairement à la toile de fond du récit qui met en scène une
situation de conflit armé, l’univers musical est empli de rêves, il est « fantastique »
609, irréel.
605
Ibid., p. 102 : « da sind Dichter und Musiker die innigst verwandten Glieder einer Kirche : denn das Geheimnis des Worts und Tons ist ein und dasselbe, das ihnen die höchste Weise erschlossen », [EF, t. 1, p. 135].
606
Peter von Matt : Die Augen der Automaten. E.T.A. Hoffmanns Imaginationslehre als Prinzip seiner Erzählkunst. Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1971, p. 19 : « ob dieses Reich « von dieser Welt » sei, ob es als ein gegenwärtiges, ein verlorenes oder ein kommendes [sei] ».
607
E.T.A. Hoffmann : Die Serapions-Brüder, op. cit., p. 102-103 : « ein höheres, intensives Leben », « Seligkeit jenes Paradieses », [EF, t. 1, p. 135].
608
Ibid., p. 103 : « Dies ist die unnennbare Wirkung der Instrumentalmusik », [EF, t. 1, p. 135]. 609
Le musicien qui compose s’efforce « de traduire, en notes sensibles, tout ce qui avait
alors retenti dans son âme »
610. Son art est une fois de plus perçu comme intérieur et spirituel
et relève du « langage divin »
611: il quitte l’existence étriquée d’ici-bas et permet une
complète évasion. Ludwig est plongé dans ce même état second, extatique, lorsqu’il compose.
Le narrateur Theodor compare, quant à lui, ses exigences et son génie à ceux de Beethoven :
ainsi Ludwig apparaît-il comme un romantique qui ne perd jamais de vue la réalité, mais ne
vit que pour la musique :
Ludwig, serrant sous son bras ce qu’il avait de plus cher au monde, c’est-à-dire la
partition de sa symphonie, courut derrière elle s’abriter dans la cave
612.
La musique, comme tout autre art, est une vocation pour celui qui la pratique.
Ferdinand est donc voué à la poésie et Ludwig à la musique. Ils sont pénétrés, transfigurés par
leur génie : ils incarnent eux-mêmes l’art. Aussi la métaphore de l’instrument
s’applique-t-elle à l’être humain : « crois-moi, Ludwig, les cordes qui vibraient si souvent dans mon âme
et dont les accents si souvent te touchaient, ces cordes sont toujours intactes »
613. La rencontre
entre les deux amis ravive leur flamme artistique, leur envie réciproque de créer. En dépit de
son travail militaire, Ferdinand ne s’est pas renié. Un artiste reste immanquablement un
artiste, car son don est inné et intarissable.
La conversation entre Ferdinand et Ludwig s’ouvre sur un débat : Ferdinand ne
s’explique pas que Ludwig « n’ait encore jamais composé [lui-même] le livret d’un
opéra »
614. Cela n’est pas dû à un manque d’imagination, mais à un principe de Ludwig :
« comment peut-on […] nous penser capables, nous autres compositeurs, de nous approprier
l’habileté technique qui nous permettrait d’écrire nous-mêmes nos vers […] ? »
615. Le
questionnement de Ludwig renvoie à l’idée que seul le poète peut comprendre le poète. Or, la
poésie est aussi une qualité que détient le musicien : il ne s’agit pas de la poésie au sens
propre, mais d’une disposition poétique de l’âme que Ludwig possède.
610
Ibid., p. 95 : « […] was in seinem Innersten erklungen, in sichtbarlichen Noten festzuhalten gestrebt », [EF, t. 1, p. 127].
611
Ibid., p. 94 : « in göttlicher Sprache », [EF, t. 1, p. 127]. 612
Ibid., p. 95 : « […] und Ludwig eilte, sein Liebstes, was er nun besaβ, nehmlich die Partitur der Symphonie, unter dem Arm tragend, ihr nach in den Keller », [EF, t. 1, p. 128].
613
Ibid., p. 98 : « Aber glaube mir, Ludwig ! die Saiten, die so oft in meinem Innern erklungen, und deren Töne so oft zu dir gesprochen, sind noch unverletzt », [EF, t. 1, p. 130].
614
Ibid., p. 98 : « […] daβ er noch immer nicht dazu gekommen sei, eine Oper zu setzen », [EF, t. 1, p. 131]. 615
Ibid., p. 99 : « […] es ist uns Komponisten auch in der Tat kaum zumute, daß wir uns jenen mechanischen Handgriff, der in jeder Kunst zum Gelingen des Werks nötig […] aneignen sollen, um unsere Verse selbst zu bauen », [EF, t. 1, p. 131].
Ludwig regorge d’idées qui lui viennent lorsqu’il se trouve « dans un état de
somnolence », et « il arrive même que […] de vrais opéras [lui] viennent à l’esprit »
616, mais
il serait incapable de les coucher sur papier. Le sommeil est, en effet, un état où le génie,
l’inconscient et la folie se côtoient, c’est un des moments les plus productifs qui soient. « En
rêve, nous créons des personnes étrangères qui, pareilles à des doubles, prennent corps devant
nos yeux avec l’authenticité la plus fidèle »
617, affirme à ce sujet Peter von Matt. Le sommeil
plonge donc l’artiste dans une sorte de paradis artificiel qui libère son esprit, mais, étant
donné qu’il s’agit d’une autre réalité, Ludwig ne peut rendre ce monde intérieur concret et
réel. Il existe donc bien un fossé entre l’univers intérieur et la réalité. Ce décalage est notable
dans la nouvelle musicale du « Chevalier Gluck » où l’œuvre ne peut être fixée sans se voir
exposée au danger de la pétrification. L’œuvre d’art la plus parfaite semble être celle qui ne
fait pas l’objet d’une concrétisation. « Cette vérité réside dans la conviction que l’œuvre d’art
est achevée dans le for intérieur de l’artiste, y est parfaite et apparaît comme un Tout
accompli : la transformer entraîne souvent une perte »
618. En revanche, le personnage du
chevalier Gluck est l’exemple le plus représentatif de l’accomplissement apparent de l’art. Il
n’est pas compatible avec la conception d’une transmission ultérieure par la réception.
Hoffmann accepte donc l’idée de « perte » lorsqu’il écrit : il ignore comment son œuvre sera
lue et interprétée. Il considère l’œuvre d’art comme un « actus et opus »
619qui reste toujours
en devenir.
« Personne en dehors de toi ne pourrait déceler tes intentions musicales »
620, déclare
Ferdinand à Ludwig. Néanmoins, Ludwig ne partage pas cet avis : le poète et le compositeur
ont une relation si étroite qu’ils peuvent se comprendre. Les arts (ici poésie et musique) se
combinent tout en restant uniques, comme Ferdinand et Ludwig. La musique ne peut se
substituer à la poésie ou inversement, sous peine de voir « le feu indispensable à toute
création musicale […] se réduire en cendres ou […] s’évaporer au cours de la
616
Ibid., p. 99 : « […] in jenen träumerischen Zustand versetzt », « nicht allein recht gute wahrhafte romantische Opern […] sondern wirklich vor mir aufgeführt werden mit meiner Musik », [EF, t. 1, p. 131].
617
Peter von Matt : Die Augen der Automaten. E.T.A. Hoffmanns Imaginationslehre als Prinzip seiner Erzählkunst, op. cit., p. 10 : « Im Traum schaffen wir fremde Personen, die sich gleich Doppelgängern mit der treusten Wahrheit […] darstellen ».
618
Ibid.,p. 6 : « Diese Wahrheit […] besteht in der Überzeugung, daß das Kunstwerk im Innern des Künstlers vollendet und vollkommen da ist […] als ein Ganzes und Fertiges, und daß der Prozeβ der Transformation […] selten ohne Verlust abgeht ».
619
Ibid.,p. 30 : « als Actus und Opus ». 620
E.T.A. Hoffmann : Die Serapions-Brüder, op. cit., p. 99 : « Aber niemand könnte ja in deine musikalischen Tendenzen so eingehen als du selbst », [EF, t. 1, p. 132].
versification »
621. Le poème crée par son essence même la mélodie qui va le sublimer.
Composer signifie aussi écrire de la poésie, mais un compositeur ne peut être à la fois
musicien et librettiste. Hoffmann défend d’autant plus cet argument que l’opéra le plus connu
qu’il ait écrit, Ondine, a été créé à partir du texte de La Motte Fouqué.
Ferdinand considère le travail de librettiste comme profondément ingrat : la
versification est une tâche « mécanique », le musicien a ses exigences et tronque finalement le
texte poétique initial pour le « noy[er] dans le chant »
622; de plus, un poète librettiste doit,
semble-t-il, maîtriser l’art musical, ce que récuse Ludwig : « Si tu entends par
« connaissances musicales » l’apprentissage de la musique, sache qu’il n’en est nul besoin
pour bien comprendre ce que veulent les compositeurs »
623. Le poète est, en effet, « capable
de pénétrer l’art, ce qu’est vraiment l’essence de la musique sans que l’apprentissage
technique lui ait d’abord dispensé une initiation plus modeste »
624. Ludwig, double
d’Hoffmann, expose sa théorie de la poésie au sein de l’opéra : tout ornement, toute parure
musicale n’y a pas sa place. Le poète doit aller à l’essentiel et aider l’action à avancer de
manière cohérente. C’est au musicien de faire passer les sentiments, de faire pénétrer le
spectateur dans une atmosphère étrange, d’éveiller chez lui des émotions, de représenter la
tragédie ou la comédie, car la langue du texte n’est pas nécessairement comprise par ceux qui
l’écoutent. La musique a donc, dans ce cas, un rôle de traducteur et d’interprète : elle est le
langage inarticulé qui va droit au cœur de l’auditoire. Tout est important dans la création d’un
bon opéra : non seulement la musique, mais aussi l’attitude, la gestuelle des personnages, la
mise en scène. C’est en ce sens que l’opéra se rapproche du théâtre. Compositeurs et poètes
sont tous les deux créateurs : un mauvais texte ou une mauvaise composition ne fera jamais
d’opéra véritable qui « ne saurait être […] qu’une œuvre où la musique naîtrait directement du
texte, dont elle serait le nécessaire prolongement »
625.
Ainsi, à la différence d’un autre texte poétique, celui du livret appelle à être mis en
musique, il ne peut exister et prendre tout son sens qu’à travers elle : le poète « ne
saurai[t] sentir naître en [son] cœur un seul bon vers qui ne s’exprime aussitôt en musique et
621
Ibid., p. 99 : « […] das zum Komponieren nötige Feuer würde verknistern und verdampfen bei der Versifikation », [EF, t. 1, p. 132].
622
Ibid., p. 100-101 : « eine mechanische Arbeit », « im Gesange ersäufet », [EF, t. 1, p. 133]. 623
Ibid., p. 102 : « Wenn du unter musikalischen Kenntnissen die sogenannte Schule der Musik verstehst, so bedarf es deren nicht, um richtig über das Bedürfnis der Komponisten zu urteilen », [EF, t. 1, p. 134].
624
Ibid., p. 102 : « Der Dichter [dringt] in jenes wahre Wesen der Musik ein, ohne daβ ihm die Schule jene niedrigern Weihen erteilt hat », [EF, t. 1, p. 134].
625
Ibid., p. 102 : « Eine wahrhafte Oper scheint mir nur die zu sein, in welcher die Musik unmittelbar aus der Dichtung als notwendiges Erzeugnis derselben entspringt », [EF, t. 1, p. 135].