comparaison, faisant dire à la formulation initiale son contraire : un tableau est comme
un poème
146.
La peinture, comme la poésie le faisait naturellement, devait décrire une action humaine,
représenter l´être dans un mouvement idéal et non figé. Il s´agissait d´expliciter « cette idée
aristotélicienne de l´imitation (imitatio) sur une assise horatienne : imiter la nature d´après des
modèles parfaits »
147. Plus les peintres respectaient cette règle et plus leur œuvre d´art était
appréciée. S´il s´agissait d´un événement historique précis, il fallait d´autant plus que le
peintre respecte les circonstances exactes et les moindres détails de cet événement. Le peintre
devait donc être à la fois artiste et historien. « Les sujets devaient être identiques à ceux des
poètes », « la peinture devait ressembler à la poésie surtout par son habileté à traduire les
passions humaines »
148. Les défenseurs de l’ut pictura poesis voulaient imposer à la peinture
toutes les règles poétiques, voire théâtrales comme la règle des trois unités : un lieu, une
action, dans un laps de temps d´une journée, ce qui est absurde en matière de peinture. Ce
n´est qu´en 1766 que Lessing, dans son ouvrage Le Laocoon
149ou sur les frontières de la
peinture et de la poésie
150, décide de s´attaquer à la théorie de l’ut pictura poesis :
144
Jolanta Bialostocka : Laocoon-Lessing. Textes réunis et présentés par J. Bialostocka avec la collaboration de R. Klein. Paris, Hermann, 1964, p. 19.
145
Jacques Lajarrige : « Rose Ausländer dans l´atelier des peintres », in : op. cit.,p. 135. 146
Ibid.,p. 136. 147
Jolanta Bialostocka : Laocoon-Lessing, op. cit.,p. 20. 148
Ibid., p. 20. 149
Le groupe de Laocoon est découvert en 1506 en Italie, au lieu dit des Sept Salles, vers le Colisée. La sculpture de marbre fut réalisée par les artistes Hagesandros, Polydoros et Athanadoros, dans la première moitié du Ier siècle avant Jesus-Christ. L'oeuvre est une réplique d'un bronze plus âgé d'environ un siècle. Michel-Ange se laisse artistiquement influencer par les traits classiques de cette œuvre et conseille à Jules II de s'en porter acquéreur pour la placer dans son palais du Belvédère. Le sujet du groupe relate l'épisode du cheval de la légende de la guerre de Troie que décrit Virgile dans le deuxième chant de l´Enéide. [Reproduction du
Laocoon en annexe]. 150
La brillante antithèse [de Simonide de Céos
151] : la peinture est une poésie muette et la
poésie une peinture parlante, n´était sans doute pas destinée à un manuel. C´était une
de ces saillies comme on en trouve chez Simonide ; ce qu´elle renferme de vrai est si
évident que l´on croit devoir négliger ce qu´elle contient de faux et de vague
152.
Il en découle que la « poésie ne peut représenter que ce qui possède, comme
elle-même, une étendue dans l´espace, donc les actes, et la peinture que ce qui s´exprime dans son
mode propre : formes, couleurs assemblées, donc corps dans l´espace »
153. Si la poésie décrit
des actions, la peinture, elle, ne peut que les imiter. Malgré leur analogie, ces deux arts sont
cependant différents « aussi bien par leur matière que par leur mode d´imitation »
154. Lessing
souligne que si la poésie et la peinture sont des arts d´imitation, la première incarne la beauté
morale et la seconde la beauté physique, c´est-à-dire celle de l´homme. La forme humaine
semble, en effet, être celle qui reflète le mieux l´idéal pictural. De ce fait, tout ce qui ne relève
pas de la beauté doit être exclu de la représentation picturale : les faits religieux ne peuvent
donc constituer des sujets picturaux. Pour Lessing, l´art ne devrait pas être tributaire de la
religion. Or, sans qu´il soit question de subordination dans Les Tableaux, Schlegel souligne en
transformant Raphaël en « Saint-Raphaël » que l´art possède sa propre religion. Les sujets
picturaux et poétiques peuvent donc très bien être issus de personnages bibliques. Sans être
pieux ou dévot, l´art se révèle alors potentiellement mystique.
Lessing met en évidence, par ailleurs, que « l´artiste n´est pas souverain dans son
travail, [qu’] il n´a pas seulement besoin d´idées pour se faire comprendre, mais [qu’] il est
dépendant du matériau avec lequel il travaille la pierre, la couleur ou le mot »
155. La peinture
et la poésie n´ont pas des exigences semblables et n’expriment pas le même sentiment. Elles
ne sollicitent pas des sens de même nature : « Les couleurs ne sont pas des sons et […] les
oreilles ne sont pas des yeux »
156. Lessing refuse donc le mélange des sens : chaque sens
correspond pour lui à un art. Il accepte, en revanche, que les sens soient en harmonie les uns
par rapport aux autres, étant donné que peinture et poésie sont sœurs. Elles ont, dans certains
151
Poète grec lyrique (v. 556 – v. 468 av. J.-C.). Célèbre aphorisme cité par Plutarque dans son De gloria Atheniensium, 3, 346d.
152
Lessing : Laokoon, op. cit., p. 4 : « Die blendende Antithese des [Simonides], daß die Malerei eine stumme Poesie, und die Poesie eine redende Malerei sei, stand wohl in keinem Lehrbuche. Es war ein Einfall, wie Simonides mehrere hatte ; dessen wahrer Teil so einleuchtend ist, daß man das Unbestimmte und Falsche, welches er mit sich führet, übersehen zu müssen glaubet », [EF, p. 42]. La traduction française est ici celle de Courtin, revue et corrigée, Paris, Hermann, 1990.
153
Jolanta Bialostocka : Laocoon-Lessing, op. cit.,p. 25. 154
Lessing : Laokoon, op. cit., p. 4 : « […] sowohl in den Gegenständen als in der Art ihrer Nachahmung », [EF, p. 51].
155
Lessing : Laokoon. Paderborn, Schöningh, 1962, p. 13. 156
Lessing : Laokoon, op. cit., p. 112 : « […] die Farben [sind] keine Töne, und die Ohren keine Augen », [EF, p. 106].
domaines, plus ou moins de liberté ou d´angles d´approche. Le sculpteur, à la différence du
poète, s´il doit exprimer une douleur intense, est obligé de transformer le cri en soupir. La
colère, par exemple, ne sera pas représentée par une figure grimaçante, mais par du désespoir.
La beauté est, en effet, le point central des arts visuels. En ce qui concerne le Laocoon,
ce n´est pas pour exprimer la grandeur d´âme] que l´artiste s´est abstenu de faire crier
sa figure de marbre ; il a dû avoir une autre raison de s´écarter ici de son rival, le poète
qui exprime ces cris de propos délibérés
157.
La raison véritable réside dans l´argument suivant : un peintre et un sculpteur ne peuvent,
selon Lessing, créer la laideur. Le but de créer un idéal de beauté picturale signifie bien que la
peinture, selon la conception de Lessing, aspire à faire naître l´illusion. Elle n´appartient pas
au domaine de la connaissance. L´art est une technè qui imite et trompe et dont le point
culminant est le génie
158. Le spectateur devra faire preuve d´imagination pour interpréter les
œuvres. La force d´imagination est, en effet, très productive et indispensable à la création
artistique : « ce que nous trouvons beau dans une œuvre d´art, ce n´est pas grâce à nos yeux
mais notre imagination, par l’intermédiaire de nos yeux ».
159Le travail d´imagination ou,
pourrait-on dire, l´intellectualisation de l´esthétique, est primordial, car cela permet de
transformer les objets apparemment anodins en objets d´art.
La poésie apparaît cependant plus à même de tout décrire. Le lecteur sera libre de se
représenter visuellement ce qu´il lit, mais cela relève d’un travail individuel de
conceptualisation. Ce qu´il s´imagine ne pourrait faire l´objet d’une quelconque œuvre d´art
plastique ou picturale et reste à l´état d´image mentale. La poésie est ainsi un art davantage
intellectualisé et abstrait. C´est en ce sens qu’elle ne dissimule rien, qu’elle laisse la porte
ouverte à l´imaginaire, plus que ne le font peut-être les arts plastiques. « Chez le poète, un
vêtement n´est pas un vêtement, il ne cache rien, notre imagination voit au travers »
160. La
poésie doit être synonyme d´invention. Le poète invente lorsque « c´est l´œuvre d´art, et non
ce qu´elle représente, qui constitue l´objet de son imitation »
161. Dans ce cas, le poète devient
créateur et doit user de son génie et de sa spontanéité lorsqu´il a un modèle précis sous les
157
Ibid., p. 12 : « […] so kann der Ausdruck einer solchen Seele die Ursache nicht sein, warum demohngeachtet der Künstler in seinem Marmor dieses Schreien nicht nachahmen wollen ; sondern es muß einen andern Grund haben, warum er hier von seinem Nebenbuhler, vom Dichter, abgehet, der dieses Geschrei mit bestem Vorsatze ausdrücket », [EF, p. 118].
158
Kurt Wölfel (Hrsg.) : Lessing. Laokoon oder über die Grenzen der Malerei und Poesie. Frankfurt am Main, Insel Taschenbuch, 1988, p. 222-223.
159
Lessing : Laokoon, op. cit., p. 54-55 : « […] denn was wir in einem Kunstwerke schön finden, das findet nicht unser Auge, sondern unsere Einbildungskraft, durch das Auge schön », [EF, p. 78].
160
Ibid., p. 52 : « Bei dem Dichter ist ein Gewand kein Gewand ; es verdeckt nichts ; unsere Einbildungskraft sieht überall hindurch », [EF, p. 72].
161
Ibid., p. 61-62 : « Das Kunstwerk, nicht das was auf dem Kunstwerke vorgestellt worden, ist der Gegenstand seiner Nachahmung », [EF, p. 84].