Afin de devenir un art, la poésie doit néanmoins s´unir à la science de la sagesse. En
effet, le poète « doit philosopher sur son art »
118ce qui suppose de sa part une grande
sensibilité, un esprit d´analyse ouvert sur le monde et sur la société, ainsi qu´une profonde
connaissance en matière de poésie. Le poète est un fin connaisseur de la langue et, à plus
proprement parler, du langage au sens anthropologique. Philologue, il s´interroge sur la
musicalité des langues, sur leur capacité à susciter l´émotion et sur leurs origines. C´est par
elles que l´homme appréhende et comprend l´univers qui l´entoure.
La poésie, plus que tout autre art semble-t-il, unit la sensibilité, la science et
l´esthétique. Elle symbolise l´harmonie entre le Beau idéal, objectif et le Beau relatif,
subjectif :
Une véritable esthétique de la poésie commencerait par la distinction absolue de
l´éternelle et indissoluble séparation de l´art et de la beauté fruste. Elle […] se
terminerait par l´harmonie parfaite de la poésie d´art et de la poésie naturelle. […] Une
philosophie de la poésie […] oscillerait entre la réunion et la séparation de la
philosophie et de la poésie, de la praxis et de la poésie, de la poésie en général et de
ses genres et espèces, et elle finirait par leur unification complète
119.
Friedrich Schlegel voit dans tout talent poétique l’alliance de l’imagination, de la
passion et de la spiritualité. Le poète est aussi philosophe, philologue, et possède un sens
critique non dénué d´humour et d´ironie. Mêlant la sensibilité et la rhétorique, la créativité et
la science, l’art poétique est alors un des arts les plus complexes et les plus nuancés qui
soient : « Le penseur a besoin de la même lumière que le peintre : claire, sans que le soleil ne
pénètre directement, ni reflets aveuglants et, si possible, du haut vers le bas »
120. Les traits ne
doivent pas être grossiers, mais légers, les contours suggérés et suggestifs. Laisser deviner,
laisser transparaître sans laisser voir, tel est le but de tout art. Les Frères de Saint-Sérapion
cherchent également à manier la suggestivité pour attirer la curiosité du lecteur et nourrir le
royaume de ses rêves.
118
Friedrich Schlegel : Kritische und theoretische Schriften, op. cit., p. 57 : « […] so muß der Dichter über seine Kunst philosophieren », [EF, p. 174].
119
Ibid., p. 55-56 : « Eine eigentliche Kunstlehre der Poesie würde mit der absoluten Verschiedenheit der ewig unauflöslichen Trennung der Kunst. Sie […] würde […] mit der vollkommnen Harmonie der Kunstpoesie und der Naturpoesie endigen. […] Eine Philosophie der Poesie […] würde […] zwischen Vereinigung und Trennung der Philosophie und der Poesie, der Praxis und der Poesie, der Poesie überhaupt und der Gattungen und Arten schweben, und mit der völligen Vereinigung enden », [EF, p. 172].
120
Ibid., p. 63 : « Der Denker braucht gerade ein solches Licht wie der Maler : hell, ohne unmittelbaren Sonnenschein oder blendende Reflexe, und, wo möglich, von oben herab », [EF, p. 183].
En matière d´esthétique
121, l´intériorité et l´originalité s’avèrent, par conséquent,
fondamentales. Les œuvres communiquent des sentiments sans être pour autant le miroir
absolu du Moi de l’artiste. Elles ne sont pas égocentriques, elles restent volontairement floues
et trompeuses. Les œuvres ne peuvent être des imitations, leur caractère est unique et original,
et ce n´est que par ce biais qu´elles prétendent à l´universel tout en restant ancrées dans le
monde réel.
Les frontières entre la vie et la poésie doivent être franchissables. Le poète est avant
tout un être social qui ne s’isole pas mais, par le biais de ses créations, éduque, reflète une
époque, fait prendre conscience de l’importance de son art et crée l’harmonie entre les êtres.
La poésie est alors pacifiste, infinie et en éternel mouvement. Toute œuvre sous-entend une
suite éventuelle. Les Frères de Saint-Sérapion, par exemple, ne s’achèvent pas abruptement,
les amis sont peut-être amenés à se revoir pour créer à nouveau et échanger leurs avis dans les
domaines artistique et scientifique. Selon Schlegel, la poésie romantique est « universelle et
progressive »
122et sa vision optimiste et positive. « Elle veut et doit rendre la poésie vivante
et en faire un lien social, poétiser l’esprit »
123. Les formes de l’esprit comme l’humour, la
saillie – « l’éclair extérieur de l’imagination »
124ou bien « une explosion d´esprit
comprimé »
125– et l’ironie sont primordiales, car c’est à travers elles que l’être social se
reconnaît. Dans les « Fragments critiques », Friedrich Schlegel souligne que la « saillie est
esprit de sociabilité absolue ou génialité fragmentaire »
126. Cette reconnaissance passe
davantage par un processus de dérision, voire d’autodérision que par le biais de la caricature.
Il ne s’agit pas de condamner, mais de souligner les travers d’un personnage, d’une époque ou
d’un trait social ou moral. La poésie « est capable de la culture la plus haute et la plus
universelle », et « peut devenir un miroir de tout le monde environnant, une image de
l’époque »
127. Au contact de l’art, l’individu, lui aussi en devenir, s’enrichit. Liées à la
sociabilité, l’imagination et la liberté sont les éléments fondateurs de la poésie romantique, et
de l’art qui ne se limite pas seulement à des règles et à des théories. L’artiste représente de
manière à la fois volontaire et inconsciente une partie de lui-même. « C’est ainsi que plusieurs
121
Friedrich Schlegel prend la poésie comme exemple dans le fragment 139 [EF, p. 154], mais ceci est valable pour toutes les autres formes d´art.
122
Le fragment en allemand et en français figure en annexe. 123
Friedrich Schlegel : Kritische Fragmente, op. cit., p. 90 : « die Gesellschaft poetisch machen, den Witz poetisieren », [EF, p. 148].
124
Ibid.., p. 91 : « der äußre Blitz der Phantasie », [EF, p. 225]. 125
Ibid., p. 17 : « eine Explosion von gebundenem Geist », [EF, p. 116]. 126
Ibid., p. 6 : « Witz ist unbedingt geselliger Geist oder fragmentarische Genialität », [EF, p. 98]. 127
Ibid., p. 90 : « kann […] ein Spiegel der ganzen umgebenden Welt, ein Bild des Zeitalters werden », [EF, p. 148].
artistes se sont, sans le vouloir, représentés eux-mêmes »
128. Le romantisme s´attache donc à
l´artiste à la fois en tant que créateur, être doué de génie et d´imagination, et en tant
qu´homme. La folie créatrice et le génie ne suffisent pas à créer une œuvre. Tout en refusant
l´intellectualisme, le romantisme reconnaît l´existence de la raison qui ne doit pas être
rejetée : la folie ne peut être alors l´élément dominant. Nous retrouvons cet aspect chez
Hoffmann où le mélange harmonieux entre raison et déraison fonde le principe sérapiontique.
La poésie romantique est à la fois naturelle et complexe puisqu’« est parfait ce qui,
simultanément, est naturel et artistique »
129. Son génie réside dans la représentation de motifs
simples, voire naïfs : « Elle embrasse tout ce qui est poétique, du plus grand système de l’art,
qui contient en soi plusieurs systèmes, au soupir, au baiser que l’enfant poète exalte dans un
chant naturel »
130. La naïveté de « l’enfant poète », qui est à la fois celle du poète nostalgique
et celle de l’enfant créateur, ne se comprend pas dans un sens péjoratif. Synonyme
d’ingénuité, on la retrouve chez l’enfant ou chez Adam et Ève, avant le péché originel.
L’enfance et le Paradis perdu constituent deux composantes majeures du premier romantisme
et du romantisme tardif d’E.T.A. Hoffmann. Dans les « Idées » de Friedrich Schlegel, l’aspect
religieux est davantage souligné. L’œuvre d’art rend Dieu visible et tend vers l’immortalité.
L’artiste sert Dieu et s’il « ne se sacrifie pas totalement » à son art, il n’est qu’« un
serviteur inutile »
131. Hoffmann reprend en grande partie les idées des premiers romantiques
et notamment celles des frères Schlegel, tout en reconnaissant les limites dans leur idéal
baigné d’illusion et en s’orientant davantage vers un « romantisme maniériste attaché au
principe subjectif de l’art »
132. Cependant, il est aussi primordial de reconnaître dans le
processus narratif hoffmannien une « contribution logique au projet de la « poésie progressive
universelle » esquissée dans le fragment 116 de l’Athenäum »
133. La théorie schlegelienne de
l’art consiste à vouloir faire disparaître les barrières séparant les genres artistiques. L’artiste
aspire à transformer sa vie en art, non en le dominant et en le bridant, mais en usant
d’imagination et de génie. Il se met alors au service de sa création, l’imprègne de sa
sensibilité tout en essayant de s’en distancier par le biais de l’« humour ». Ainsi s’agit-il
128
Ibid., p. 90 : « so daß manche Künstler […] von ungefähr sich selbst dargestellt haben », [EF, p. 148]. 129
Ibid., p. 90 : « Sie umfaßt alles, was nur poetisch ist, vom größten wieder mehrere Systeme in sich enthaltenden Systeme der Kunst, bis zu dem Seufzer der Kunst, dem Kuß, den das dichtende Kind aushaucht in kunstlosen Gesang », [EF, p. 148].
130
Ibid., p. 79-80 : « […] Was zugleich göttlich, vollendet und groß ist, ist vollkommen », [EF, p. 206-207] 131
Ibid., p. 102 : « ein unnützer Knecht », [EF, p. 241]. 132
Olaf Schmidt : « Callots fantastisch karikierte Blätter ». Intermediale Inszenierungen und romantische Kunsttheorie im Werk E.T.A. Hoffmanns, op. cit., p. 46 : « […] eine manieristische Romantik, die einem subjektiven Kunstprinzip verpflichtet ist ».
133
Ibid., p. 85 : « als folgerichtiger Beitrag zum Projekt der « progressiven Universalpoesie », das Friedrich Schlegel im 116. Athenäums-Fragment entworfen hatte ».
d’une sorte de subjectivité objectivée capable de « mélanger », « combiner » les arts, d’« en
faire un lien social » et de « poétiser l’esprit »
134.
Associés à un caractère social, les arts appellent donc également la critique. Même si
ce fragment s’attache à la poésie, la conception de Schlegel est applicable aux autres formes
artistiques. Toute création est libre, en devenir et susceptible d’être jugée. Cette méthode
d’analyse et d’interprétation est aussi caractéristique du dialogue Les Tableaux d’August
Wilhelm Schlegel et, dans Les Frères de Saint-Sérapion, les entretiens du récit cadre tiennent
lieu de transitions et de critiques. Le jugement esthétique et la place du travail de l’artiste
restent donc primordiaux durant toute la période romantique.
I.1.2. Les Tableaux
135d’August Wilhelm Schlegel : analyse et interprétation
Le dialogue Les Tableaux date de 1799 et apparaît dans le deuxième livre de
l´Athenäum. Il s´agit d´une critique esthétique qui s´inscrit dans la tradition schlegelienne de
la « symphilosophie » et allie les discours théorique et esthétique, c´est-à-dire la science et
l’art.
Dans un premier temps, le titre pluriel semble se référer exclusivement à la peinture.
Le lecteur s´attend seulement à une description concrète de tableaux ou à une comparaison.
Toutefois, le substantif « tableaux » renvoie aussi bien au travail de l´artiste qu’à l’œuvre
d´art
136achevée, au processus de création qu’à l’aboutissement de ce processus.
Schlegel pose la question suivante : peut-on décrire une œuvre d´art sans passer par sa
réalisation concrète et visuelle ? Les personnages n’ont pas, en effet, de reproduction visuelle
des tableaux dont ils parlent. Ils en appellent au souvenir et à la connaissance de leur
interlocuteur. Schlegel évoque là le problème soulevé par Horace dans son Art poétique de la
ut pictura poesis qui perçoit la poésie comme peinture, la parole comme substitut du langage
visuel. Mais les deux arts ne sont pas superposables, c’est un travail interdisciplinaire où le
travail de poète rejoint celui du peintre et inversement. La question devient davantage
philosophique : ce n’est plus l’image extérieure qui est mise en valeur, mais une image
134
Friedrich Schlegel : Kritische Fragmente, op. cit., p. 38 : « mischen », « verschmelzen », « gesellig […] machen », « den Witz poetisieren », [EF, p. 148].
135
August Wilhelm Schlegel, traduit de l´allemand par Anne-Marie Lang et Elisabeth Peter : Les Tableaux, Paris, Édition Christian Bourgois, 1988. Texte allemand : Die Gemählde. Gespräch. Dresden, Verlag der Kunst, Fundus 143, 1996.
136
Différents tableaux sont analysés, tels quatre paysages (Salvator Rosa, Claude Lorrain, Ruysdael et Hackert), un tableau de famille de Holbein, « La Fuite en Égypte » de Ferdinand Boll et Trevisani, « L’Adoration des mages » de Pérugin, l’« Abraham » d’André del Sarto, les « Madeleines » de Franceschini, de Batoni et du Corrège, un portrait d’un duc et une « Hérodias » de Léonard de Vinci.