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Si les frères Schlegel ont une vision esthétisante globalement philosophique et critique et Schelling un discours esthétique romantique idéalisant, Novalis, lui, opte dans ses

Fragments pour un langage plus poétique en mettant en avant le rôle des arts et de la poésie,

le symbole de l’artiste et de la nature panthéiste. Davantage poète, il souligne la

prépondérance du sentiment artistique grâce auquel « le monde doit être romantisé »

421

. Son

approche est moins informative et argumentative que celle des frères Schlegel et de Schelling.

L’art est interprété comme un véritable élan vital. L’analyse de ses Fragments permettra de

mieux comprendre la perspective hoffmannienne. En effet, si Hoffmann reprend les théories

des premiers romantiques, il les dépasse, et son langage est moins idéalisé. Il se penche plus

sur le côté sombre de l’inconscient, sur les conflits intérieurs de l’artiste et sur les difficultés

auxquelles ce dernier est confronté pour, par exemple, transmettre son art.

I.3. Les Fragments de Novalis

422

Les Fragments correspondent à des réflexions personnelles en matière artistique,

scientifique, philosophique et religieuse. Ils n´adoptent pas un système, mais forment des

unités thématiques constituées de ramifications. Cela correspond bien au symbole du

« hérisson » schlegelien où chaque fragment est, à lui seul, une œuvre d´art, comprise

isolément, se suffisant à elle-même tout en entrant en relation avec d´autres et appartenant à

un Tout esthétique.

Cette mise en relation vise à souligner les rapports entre les différentes formes

artistiques : entre peinture et musique, entre génie et poésie. Le véritable artiste extériorise ce

qu´il ressent, imagine et/ou rêve. L’œuvre d´art concrétise une source abstraite, une idée, un

421

Novalis, traduit de l´allemand par Armel Guerne : Fragments, Fragmente. Édition bilingue. Paris, Aubier Montaigne, 1973, p. 56-57 : « Die Welt muß romantisiert werden ».

422

Nous retiendrons deux ouvrages de référence : 1. l’édition bilingue citée ci-dessus

2. l’édition allemande de Richard Samuel (Hrsg.) : Novalis. Schriften. Das philosophische Werk. Bd. 2. Stuttgart, Berlin, Köln, Mainz, Kohlhammer, 1981.

sentiment où la beauté et l’harmonie sont indissociables du cheminement et de

l´aboutissement artistiques. L’œil intérieur de l’artiste ainsi mis en valeur se rapproche du

principe sérapiontique hoffmannien : l’œil est un instrument créateur et l’artiste, empreint

d’imagination et conscient de sa condition, est un « voyant »

423

. L’art émane donc de l´esprit

et du corps de l´artiste tout entier.

De ce fait, la vision idéale de l’écrivain est poétisée : « la poésie est l´art d´éveiller le

sentiment le plus profond de l´être, une dynamique de l´âme »

424

. Novalis n´offre pas une

vision du monde extérieure, il met l´accent sur la richesse intérieure de l´artiste pour repenser

sa relation avec autrui :

Le romantisme fut une entreprise de réhabilitation et de reconquête de l´autre […].

Cette ouverture romantique à l´autre ne doit pas nous faire oublier que le dialogue et

l´échange trouvèrent leur racine dans le moi et son intériorité

425

.

L’art symbolise le langage de l´âme et Novalis propose une réflexion conjointe sur

l´art et le langage. Ce dernier est mécanique, puisqu’il sert à communiquer, et esthétique,

étant donné qu’il exprime l´intériorité et l´esprit artistiques.

Novalis définit l’art en le rapprochant de la sphère spirituelle et du domaine de

l´inconscient et du rêve, puis il le perçoit comme art de la nature et comme langage. À travers

les Fragments, il met en relief l’art comme produit, unissant l’œuvre à son créateur, et le

génie total, c´est-à-dire la combinaison des différents arts. Comme Friedrich Schlegel, August

Wilhelm Schlegel et Schelling, Novalis aspire à l´universalité artistique, concept qui sera

repris par Hoffmann, lequel ne plaquera en revanche aucune notion scientifique ou théorique

sur sa démarche ou sur son idéal. Il faudra attendre Wagner pour que le concept d’« art total »

soit officiellement reconnu.

Selon Novalis, l’art ne se limite pas aux arts plastiques et musicaux : la philosophie, la

science et la religion en font également partie. Nécessaire à l’élévation de l’existence

humaine, indispensable à son épanouissement, l’œuvre d´art est spirituelle et le penseur

préfère donc employer le mot « produit » ou utiliser directement le terme d’« art » en le

reliant à l’instinct, à l’imagination et à l’esprit.

423

Novalis : Fragments, Fragmente, op. cit., p. 56-57 : « Der vollkommen Besonnene heißt der Seher ». 424

Ibid., p. 56-57 : « Poesie = Gemüterregungskunst ». 425

Charles Le Blanc, Laurent Margantin, Olivier Schefer : La forme poétique du monde. Anthologie du romantisme allemand, op. cit.,p. 83.

Novalis intellectualise l’art et lui donne chair. Ainsi ce dernier devient-il, pour ainsi

dire, un individu vivant. L’artiste est alors proche du divin puisque sa « religion […] vénère

l´idéal et la beauté »

426

. La dimension religieuse de l’art conduit à penser que l’art et l’homme

qui le produit ne sont pas ordinaires, car créer signifie donner naissance. L’artiste, au même

titre que Dieu, insuffle la vie et navigue dans les sphères les plus hautes. Comme toute vie,

une œuvre d´art est unique et personnelle. Son originalité réside pour Novalis dans sa

diversité, sa simplicité et sa noblesse.

L’acte de création est aussi proche d´un état second : c´est la rencontre, le point de

fuite entre l´esprit et l´âme. Ce n’est donc pas un hasard si les artistes hoffmanniens perdent

souvent pied et sont en conflit quasi permanent avec la société ou leur for intérieur. L’art

appartient aux sphères de l´esprit et du Moi. Il est fortement identitaire. L’imagination est

donc le lieu de toutes les possibilités, elle possède un sens, au même titre que l’ouïe et la vue.

Elle est comparable à « une pensée pure, une image pure, une sensation pure […] en dehors

des lois dites mécaniques, hors de la sphère mécanique, […] extra-mécaniqu[e] »

427

. Les

rêves, liés à la sphère de l´inconscient créateur, entrent directement en relation avec l’art.

L’art revêt donc un aspect hermétique et s’avère divinatoire : « Le rêve […] est prophétique

[…] : la caricature d´un merveilleux avenir »

428

. L’inconscient, lieu esthétique et privilégié de

l’artiste, permet à ce dernier de transgresser les lois et de franchir les frontières du monde réel,

il contribue aussi, comme les rêves, « […] à la formation et à la culture de l´humanité »

429

.

Créer est un dépassement, un pas hors de soi et la poésie, selon Novalis, « mélange

tout pour son grand but entre tous : l´élévation de l´homme au-dessus de lui-même »

430

.

L’acte de création s’avère donc une démarche narcissique non avouée, celle « de s´étreindre

soi-même »

431

, de se confronter à soi-même et de se dépasser tout en se libérant. Il a donc une

fonction profondément thérapeutique. Comme tout dépassement appelle à la démesure, art et

folie possèdent des frontières communes. Ainsi le magicien est-il un « artiste de la folie »

432

qui applique au monde réel une réalité qui n´existe qu´à l´état de rêve. L’artiste, lui,

représente ce qui ne peut l’être tout en puisant dans la nature toute sa force.

426

Novalis : Fragments, Fragmente, op. cit., p. 210-211 : « […] Religion […] verehrt die Schönheit und das Ideal ».

427

Ibid., p. 176-177 : « ein reiner Gedanke – ein reines Bild – eine reine Empfindung […] außerhalb der mechanischen Gesetze […] außermechanisch ».

428

Ibid., p. 190-191 : « […] Der Traum [ist] prophetisch – Karikatur einer wunderbaren Zukunft ». 429

Ibid., p. 182-183 : « Die Träume haben sehr viel zur Kultur und Bildung der Menschheit beigetragen ». 430

Ibid., p. 54-55 : « Sie mischt alles zu ihrem großen Zweck der Zwecke – der Erhebung des Menschen über sich selbst ».

431

Ibid., p. 54-55 : « Akt der Selbstumarmung ». 432

L’art idéal réside dans sa relation harmonieuse avec la nature, il s´offre à elle et

inversement ; ils ont une existence commune. Novalis illustre ce lien en soulignant que « la

nature doit devenir un art, et l´art une seconde nature »

433

. Dans un fragment concernant

Shakespeare, il met en relief leur rapport étroit en affirmant que ses « inventions et les œuvres

[…], telles les productions de la nature elle-même, portent l´empreinte de l´esprit pensant »

434

.

L’art fait donc partie de la nature, il en est son reflet.

Novalis ne cherche pas à présenter l’art comme une reproduction grossière de la nature

ou une simple copie, mais à souligner que la nature s’y reflète comme dans un miroir. Il est

donc à la fois organique, naturel et contemplatif. Il renvoie à l’homme l´image de lui-même

dans sa parfaite nudité. Il s´agit ici d´un processus de connaissance [« Erkenntnisprozess »].

Le motif du miroir suppose que la création artistique dévoile la sensibilité et

l´imagination de son auteur. L’œuvre d´art est ainsi à la fois naturelle, personnalisée et

unique :

Tous les sons que produit la nature sont bruts, sans esprit ; et si le bruissement de la