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Les autres théories des petits groupes

La fondation de l’analyse des réseaux par le groupe de Harvard

C. Les autres théories des petits groupes

Certaines méthodes de classification des relations sociales, telles que la « théorie des graphes » ou la « théorie de l’harmonie structurale » appliquées à l’étude des petits groupes, ont aussi exercéune influence importante sur l’ARS construite par White38.

La première désigne une branche des mathématiques appliquées aux sciences sociales dans les années 1960 par Flament (1963, 1965) et Harary39 (1965) qui permet la représentation sous forme de graphe d’un ensemble de relations. Les individus dont on étudie les relations sont appelés « sommets » et les lignes qui les relient, « arcs » (ou « flèches » si elles sont dirigées d’une personne vers une autre). Le réseau est alors envisgé de manière formelle. Une représentation mathématique lui est associée, comme ensemble de relations qui unissent les individus deux à deux (les relations « dyadiques »), ainsi qu’une représentation graphique faite d’ « arcs » (et de « flèches » si la relation est orientée) reliant des sommets deux à deux. Notons que l’on retrouve ici des notions élaborées par Moreno mais qui sont, cette fois, rigoureusement mises en forme.

La théorie de l’harmonie structurale (« structural balance ») correspond quant à elle à un courant qui se développe dans les années 1940 et 1950, essentiellement sous la plume de Heider (1946)40. Etudiant les groupes de deux ou trois personnes, celui-ci cherche en particulier à montrer qu’il existe une tendance à aller vers un état « harmonieux » [balanced] où, soit les relations négatives s’annihilent, soit les relations sont

38 Pour plus de détails sur ces questions, voir (Harary, Norman et Cartwright, 1965), (Degenne et

Forsé, 1994), (Wasserman et Faust, 1994).

39 Harary (1965).

40 Heider ( 1946 et 1958) ainsi que les travaux de Newcomb qui développe ceux de Heider dans les

positives.41 Cette théorie aura cependant une influence limitée en sociologie dans la mesure où elle privilégie la dimension psychologique des relations.

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Comme l’expliquent Mullins et Mullins, « les travaux sur les petits groupes [y compris les travaux sociométriques et anthropologiques] ne se prêtaient [toutefois] pas à une recherche généralisable » (Mullins et Mullins, 1973, p. 123) ; aussi ces travaux ne débouchèrent-ils pas sur une théorie générale de l’analyse des réseaux.42 White met d’ailleurs en évidence les limites de ces courants théoriques lorsqu’il élabore une théorie plus générale. Il souligne par ailleurs que ses propres travaux ont pu partager ces limites ; en effet si ses écrits des années 1970 s’inscrivent dans la continuité de ceux de 1963, à savoir l’analyse mathématique de petits systèmes de parenté, il les dépassent toutefois dans la mesure où ils élaborent une approche algébrique sophistiquée ayant pour ambition d’envisager aussi bien les petits groupes que les vastes systèmes :

« Une différence (…) avec les travaux de Weil et de White (1963), d’une grande importance technique, est que le travail algébrique de Weil et White est une stricte théorie des groupes (« group theoretic »). Comme tel il s’applique seulement à une classe restreinte de structures sociales. (…) L’étape cruciale qui correspond au passage des groupes aux semi groupes fut effectuée à la fin des

41 Plus précisément, Heider s’intéresse à des systèmes composés de deux ou trois personnes, ou deux

personnes et un objet (que ce soit un objet physique, une idée ou un événement) et il suppose qu’ils sont liées entre eux par deux types de liens possibles. L’un correspond à des comportements et des sentiments positifs, comme l’amour, l’amitié, l’approbation, etc., ou négatifs comme le dédain, la désapprobation, le mépris, etc. Le second type de lien se réfère à « la formation d’unité cognitive » ; il s’agit de toutes les relations comme la similarité, la possession, la causalité, la proximité, l’appartenance. L’idée est de donner à voir la manière dont les gens envisagent leurs relations aux autres, et au sein de structure cognitive. Il s’agit plus précisément de montrer qu’il peut exister des tendances récurrentes et systématiques dans la façon dont ces relations sont vécues. Ainsi les structures cognitives d’une personne représentant les relations qu’elle entretient avec deux autres entités sont qualifiées de « balanced » ou « unbalanced », harmonieuse, disharmonieuse. Un état harmonieux est atteint entre deux entités si les relations entre elles sont strictement positives ou strictement négatives. Dans le cas de trois entités, un état harmonieux existe si les trois relations sont positives, ou bien si deux d’entre elles sont négatives. La conclusion de Heider est qu'il existe une tendance des unités cognitives à aller vers un état harmonieux.

42 Mullins et Mullins affirment également : « Une autre explication est que ces chercheurs n’étaient pas

années 60 avec les travaux de Boyd (1966, 1969) et de White (1969) [largement repris dans (Lorrain et White, 1971)]. Lors de cette étape, le très grand pouvoir de la théorie des groupes comme branche des mathématiques est abandonné au profit de l’applicabilité beaucoup plus importante de l’algèbre des semi- groupes» (Boorman et White, 1976, p. 1386).

Aussi, si les études sur les petits groupes — qu’elles soient issues de la sociométrie, de l’anthropologie ou des mathématiques — ont exercé une influence certaine sur la pensée de White, aucune ne donna véritablement lieu à l’ARS. Il faudra pour cela attendre la théorie développée par White et ses étudiants, comme le signalent Wellman et Berkovitz en expliquant que l’analyse des réseaux serait, grâce à White, passée « d’une position intellectuelle minimaliste, où l’analyse des réseaux est conçue comme une méthode utile supplémentaire, à une position intellectuelle plus maximaliste, paradigmatique » ( 1988, p. 47) qui considère que l’analyse des réseaux permet de fonder une « nouvelle approche » (Ibid.) des phénomènes sociaux en proposant des méthodes « capables de rendre compte de la structure sociale » (Ibid.) de ces phénomènes. « L’analyse des réseaux a, ajoutent Wellman et Berkowitz, mis en évidence des façons très efficaces d’utiliser des cadres analytiques pertinents pour lier les micro-réseaux de relations interpersonnelles au macro-structures dans des systèmes sociaux de grande envergure ». (Ibid.).

2. L’analyse des réseaux sociaux de White, une révolution

théorique

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L’analyse des réseaux connaît son véritable avènement avec les travaux de White qui constituèrent selon les termes de Scott une « révolution théorique » (Scott, 1991). Nous allons tout d’abord voir comment les conditions institutionnelles de cette « révolution » ont été mises en place, en rappelant que White, dès son arrivée à

Harvard en 1963, dispense des cours sur ce thème et qu’il parvient à rassembler autour de lui un groupe d’étudiants (A). Nous verrons ensuite comment elle se développe, sur un plan théorique, lorsque White écrit avec eux ses trois articles fondateurs, lançant ainsi véritablement l’ARS (B).