• Aucun résultat trouvé

Le marché comme « structure de rôles » joués par les différentes firmes du marché

« Une approche structurale des marchés »

2. Le marché comme « structure de rôles » joués par les différentes firmes du marché

Outre le concept d’équivalence structurale, White mobilise celui de « rôle » à propos du marché. Il intitule par exemple l’un de ses articles « Production markets as induced role structures » et il utilise à foison le terme de « structure de rôles » pour décrire le marché (voir par exemple (White, 1981a, p. 1, 3, 4, 44), (Eccles et White, 1988, p. 984, 985) ou (Leifer et White, 1987, p. 86), etc.).

L’idée est ainsi de caractériser le comportement des acteurs marchands. La notion de rôle est donc mobilisée de manière très générale comme dans cette citation où Eccles et White décrivent le marché comme « une formation sociale qui sépare les vendeurs des acheteurs en attribuant des rôles aux différentes personnes. Ces rôles forment une structure transposable qui traduit les articles produits en termes de produits marchands » (Eccles et White, 1988, p. 984).

Cependant White élude le problème du rôle attribué aux acheteurs81 pour ne se concentrer que sur les producteurs et, plus particulièrement, pour mettre en évidence les rapports que ceux-ci entretiennent au sein de leur groupe (de producteurs structuralement équivalents).

Présentons plus précisément cette notion de rôle des producteurs.

80 Notons cependant que, dans ce passage, les producteurs ne sont pas plus définis que les acheteurs. 81 Comme nous l’avons déjà signalé, et comme ce sera toujours le cas par la suite (voir chapitre 3,

White donne une signification empirique à celle-ci. Selon lui, en effet, les hommes d’affaires, les décisionnaires parlent eux-mêmes de « rôles », même si « rien ne les motive à en faire une théorie générale » (White, 1988, p. 231). Le sociologue reprend leur point de vue qui voit dans le rôle un type de comportement, une stratégie adoptée par les entreprises. Ainsi selon lui,

« les conseillers en affaires savent très bien que les marchés sont des structures sociales tangibles comprenant des ensembles des producteurs qui évoluent selon

des comportements de rôles spécifiques les uns par rapport aux autres et envers un

ensemble d’acheteurs accoutumés » (White, 1988, p. 231, nos italiques).

White va même plus loin en expliquant que ces rôles sont la première préoccupation des entrepreneurs :

« Les hommes d’affaire savent tout des marchés comme structures de rôles : ils sont inquiets lorsqu’une firme donnée ne se conforme pas au style de comportement (ou rôle) qui lui est imputé. La première question que se pose une nouvelle firme entrant sur le marché est : quelles vont être sa politique, sa structure de déférence et de comportement différencié par rapport aux autres ? Les premières questions [ de ces hommes d’affaire] sur leur industrie [ou branche] ne concernent pas [les spécificités de celle-ci ] ou les évaluations mais la nature des

rôles majeurs joués par les grandes firmes, le style de transactions qu’elles réalisent avec les plus petites » (White, 1988, p. 233, nos italiques).

La notion de rôle telle qu’elle est mobilisée ici par White se caractérise également par ce que nous pourrions appeler sa « relativité ». En effet, dans les premiers articles que le sociologue consacre aux marchés, le rôle constitue une notion qui ne peut se comprendre à elle seule et de manière absolue. Le rôle de chaque firme est dépendant de celui de chacune des autres firmes. Ce concept n’est donc pas individuel mais relationnel ; White et Eccles le précisent de la manière suivante :

« Un marché de producteurs organise les producteurs en une gamme de rôles

parallèles dont la préoccupation centrale concerne les autres. Les marchés de producteurs

individuels sur l’autre côté du marché, mais développent des rôles les uns en

fonction des autres » (White et Eccles, 1988, p. 984, nos italiques).

Ce n’est toutefois pas seulement en fonction de ceux des autres producteurs que les rôles sont définis mais surtout en fonction de la structure globale de ces rôles.

« Toutes les firmes sont distinctes ; elles (…) cherchent à trouver et maintenir des rôles les uns par rapport aux autres dans un environnement donné d’acheteurs. Mais il n’y a pas de commissaire priseur pour former le marché ; au lieu de cela, c’est une structure locale » (White, 1981c, p. 409).

Une telle analyse s’accorde donc bien en cela avec les objectifs de l’ARS : refuser une analyse en termes d’attributs individuels pour insister sur les relations sociales et, plus précisément, sur la structure de ces relations. Ainsi, l’on ne peut définir la structure sans évoquer les rôles qui la composent, ni parler des rôles sans invoquer les structures qui les déterminent.

Les comportements des acteurs devraient donc être définis en fonction de leurs contraintes structurales. Toutefois et assez curieusement, White ne mobilise pas davantage le concept de rôle en ce sens ; ce concept recouvre en réalité dans ces textes plusieurs significations qui ne correspondent pas toutes à celle relativement technique présentée dans l’ARS — comme nous le montrerons plus précisément dans le chapitre 3.

Est-ce à dire que l’ARS n’est pas davantage mobilisée dans ses textes ? Afin d’expliquer les décisions prises par les producteurs et les comportements marchands, White a t-il recours à d’autres outils que les concepts d’équivalence structurale et de rôle ? Le cas échéant, peut-être pourrions nous trouver là l’une des raisons qui expliquent le fait que Granovetter, plutôt que White, soit considéré comme le fondateur de cette « New economic sociology » qui repose sur l’ARS.

CONCLUSION

L’analyse que White fonde dans les années 1970 se construit sur la base de concepts à la fois précis et techniques. Inspirée de travaux anthropologiques, sociologiques et sociométriques réalisés des années 1930 aux années 1960, l’ARS acquiert avec les travaux de White et de ses étudiant un accomplissement sur le plan analytique aussi bien qu’une reconnaissance institutionnelle. Il dote ainsi l’analyse structurale des phénomènes sociaux de nouveaux instruments.

En abordant l’étude des marchés, White initie, en outre, un renouveau de la sociologie économique centré sur le rôle et l’impact des relations sociales identifiables sur le marché. Très rapidement, ses étudiants, puis d’autres, s’engouffreront dans cette brèche en utilisant l’analyse des réseaux sociaux pour étudier les marchés financiers (Baker, 1984), le marché du travail (Granovetter, 2000), celui de l’industrie électrique (Granovetter, Yakubovitch, Granovetter, MacGuire, 2002), ou encore de l’industrie de la laine (Porac et Rosa, 1996), etc.

Si chaque sociologue économiste privilégie alors certains concepts de l’ARS pour mener à bien son étude des marchés, White met quant à lui l’accent sur deux des concepts qui sont selon lui fondamentaux dans l’ARS : l’équivalence structurale et le rôle. Grâce à eux, il propose de définir le marché comme une structure sociale, composée des rôles joués par les différents producteurs structuralement équivalents. Toutefois, nous l’avons dit, White se semble pas utiliser davantage l’ARS. Déterminer les outils qu’il crée spécifiquement ou qu’il emprunte à d’autres approches que l’ARS afin d’élaborer un modèle de marché nous permettra de comprendre pourquoi il ne peut se limiter à ceux proposés par cette ARS.

C

HAPITRE

2

L

A VERSION MINIMALE

Le travail de White sur les marchés commence dès la fin des années 70 — comme en témoignent les documents de travail (White, 1976, 1978, 1979) — pour se prolonger jusqu’à aujourd’hui. Ses premières publications sur ce thème datent des années 80 — il s’agit notamment de (White 1981c, 1981a ; Leifer et White, 1987 ; Eccles et White, 1988, White, 1988) —, la dernière, de 2002.

Dès ses premiers travaux, tout en disant qu’il applique l’ARS aux marchés qu’il considère comme des « structures sociales concrètes » (White, 1979, p. 2) ou (1981a, p. 44, par exemple), White, et c’est là son originalité par rapport à ses successeurs, propose une théorie qui, dans la plupart de ses écrits82, se présente fondamentalement sous la forme d’un modèle formalisé qui emprunte beaucoup aux travaux de certains économistes, et notamment à ceux de Spence (1974a, b) et de Chamberlin (1933).

Si le contenu de ce modèle semble peu varier au fil des années — on y retrouve, par exemple, essentiellement les mêmes variables, les mêmes notations, etc. —, White fait néanmoins état de deux versions. La première, celle qui nous intéresse ici, est élaborée dans les années 1970-80 et propose l’étude du fonctionnement du marché. White explique cependant bâtir une seconde version dans les années 1990 – 2000. Etant donnée l’évolution manifeste de sa théorie entre 1976 et 2002, nous avons choisi de consacrer un chapitre différent à chacune de ses deux versions.

Ce chapitre-ci sera intégralement consacré à la présentation du modèle initial, que nous qualifions avec White de « minimal » mais qui continuera, nous le verrons, à occuper une place centrale même dans les travaux les plus récents. Il s’agira bien sûr d’en restituer le contenu analytique notamment pour en déceler les apports. Mais nous souhaitons également en faire apparaître la singularité d’un point de vue méthodologique. Ici, en effet, un sociologue s’empare d’un objet que l’on associe traditionnellement à une discipline qui n’est pas la sienne, l’économie, et, qui plus est, utilise des instruments et hypothèses de cette autre discipline pour l’analyser.

La présentation de ce premier modèle des marchés nécessite donc que l’on précise la manière dont White mobilise, et éventuellement adapte, les théories de Spence et Chamberlin. Ceci nous permettra, dans un premier temps (Section 1), de faire apparaître les postulats essentiels de son analyse des marchés. Nous nous attarderons en particulier sur la notion d’ « hétérogénéité des biens » de Chamberlin,

82 Seules deux de ses publications — (White 1988 et Eccles et White 1988) — ne présentent pas les

puis sur les idées de « signal » et d’ « autoréalisation » ainsi que sur la structure mathématique empruntées au modèle de Spence. Nous tenterons en outre de faire apparaître la définition du marché proposée par White en nous appuyant notamment sur les théories de ces deux économistes.

Mais nous souhaitons aussi et surtout montrer qu’à partir de ces hypothèses et de cette définition du marché, White construit un modèle dans le but de décrire et expliquer le fonctionnement concret des marchés (Section 2). Pour ce faire, nous présenterons dans le détail les principales équations qui le constituent. Nous montrerons à cette occasion que les relations sociales à l’œuvre sur le marché ne sont pas seulement identifiées, comme au sein de l’ARS, mais intégrées dans l’analyse pour expliquer ce qui se déroule sur un marché, et ce, par le biais de l’idée « d’observation mutuelle » entre acteurs marchands. Nous insisterons ainsi sur une dimension plus analytique de la sociologie économique qui cherche à expliquer les phénomènes marchands, et surtout l’existence de telle ou telle structure de prix sur les marchés.

Section 1

Les fondations du modèle : emprunts aux théories