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Nature de l’approche des marchés de White

Tous les articles de White sur la période qui nous occupe ici (White 1981a), (White, 1981c), (Leifer et White, 1987), (White, 1988), (Eccles et White, 1988) sont présentés par leur auteur comme de simples applications de l’ARS. Il écrit par exemple avec Leifer en 1987 : « J’envisage le marché de production comme un cas particulier de structures sociales qui peut être modélisé en termes de réseaux » (Leifer et White, 1987, p. 226). Pourtant, le fait même que la majeure partie de ce travail soit consacrée à un modèle emprunté à l’économiste Michael Spence et dans un cadre inspiré d’un autre économiste, Chamberlin, mérite que l’on interroge cette revendication. N’est-on pas effet en droit de se demander si l’approche du sociologue n’est pas tout simplement économique ?, quitte à la qualifier d’ « hétérodoxe » comme le font certains conventionnalistes ? Selon Favereau et Lazega, en effet, « le sociologue Harrison White (…) propose un modèle sophistiqué et hétérodoxe » (2002, p. 213).

Cette intuition semble renforcée par l’existence d’autres travaux émanant de sociologues économistes, parmi les plus célèbres de la NES — Mark Granovetter, Wayne Baker, Ronald Burt — visant, on l’a dit, eux aussi à appliquer l’ARS aux marché. En effet, aucun de ces successeurs de White n’a créé de modèle formalisé ni emprunté aux économistes. Est-ce à dire que White n’y était pas contraint ? Doit-on pour autant entendre que son modèle relève de la théorie économique ?

Nous chercherons, dans cette section, à répondre à ces questions, et plus généralement à caractériser au mieux la démarche de White. Pour ce faire, nous partirons du projet même de ce dernier d’appliquer l’ARS aux marchés. Il s’agira ici (1.) de montrer dans quelle mesure sa théorie des marchés constitue une application de cette méthode. Nous tenterons alors (2.) de déterminer la nature d’une démarche qui inclut aussi des arguments économiques. Nous avancerons plus précisément un certain nombre de pistes de réflexion susceptibles selon nous de caractériser la spécificité de

l’approche de White, cette spécificité qui permet de donner un éclairage nouveau à l’étude des marchés.

1. Une application de l’ARS aux marchés ?

Comme nous l’avons fait apparaître dans la section 4 du chapitre 1, White mobilise l’analyse des réseaux sociaux pour étudier les marchés. Ainsi, le concept d’équivalence structurale est-il utilisé pour décrire la position sociale des producteurs par rapport aux consommateurs, plus précisément pour établir quel groupe de producteurs appartient au marché en opposant ce groupe à la classe d’équivalence des acheteurs et des fournisseurs ; cette détermination des producteurs pairs permet alors de définir la structure sociale du marché. En outre, selon la définition de l’analyse des réseaux sociaux proposée dans le chapitre 1, la mobilisation de l’équivalence structurale doit conduire à la mise en œuvre d’une analyse en termes de position et de rôle. Or l’on retrouve bien, nous l’avons vu, ces deux derniers concepts clefs de l’ARS dans les travaux de White consacrés aux marchés. Mais y sont-ils mobilisés comme le prescrit l’ARS ? Voilà ce que nous allons tenter de déterminer en détaillant notamment la nature des notions de « position » et de « rôle » dans l’étude des marchés de White (A.).

Il nous a également semblé opportun d’étudier les travaux réalisés par les sociologues économistes, héritiers de White, ayant eux aussi tenté d’appliquer l’ARS aux marchés — plus précisément les travaux de Granovetter (1973, 1974 et 1988 [2000]) sur le marché du travail, de Baker (1984) sur les marchés financiers, et de Burt (1992) sur le rôle de l’entrepreneur. La comparaison des démarches et objectifs de ces derniers avec ceux de White nous permettra (en B.), en effet, de donner des pistes pour caractériser, voire expliquer, les raisons d’être de l’approche de ce dernier et, pour le moins, de la situer par rapport à celle de l’ARS.

A. Les écarts de White vis-à-vis de l’ARS

Un examen attentif du travail de White sur les marchés, révèle que les concepts de position (a.) et de rôle (b.) censés être issus de l’ARS ne répondent pas exactement aux critères définis par celle-ci, (c.) que White leur confère, en outre, une place secondaire par rapport à d’autres plus fondamentaux, et enfin, (d.) qu’il ne recourt pas à la méthode qui constituait le cœur de l’approche des réseaux sociaux. Ce sont autant d’arguments qui suggèrent que son approche du marché n’est pas une application stricte de l’analyse des réseaux sociaux telle qu’il l’a définie (avec Lorrain, Breiger et Boorman) dans les années 1970.

a. Un nouveau concept de position

Dans les travaux qu’il consacre aux marchés, White explique que les firmes occupent des positions :

« Je commence, écrit-il, par l’étude des positions individuelles des firmes de production au sein des marchés » (White, 1993, p. 161-162, nos italiques). C’est dire, tout d’abord, que, d’emblée, certains acteurs, les acheteurs, ne sont pas traités en termes de positions. Une première entorse à l’analyse des réseaux sociaux est donc faite car sa stricte application aurait dû conduire à traiter l’ensemble du système social que constitue le marché149.

Ensuite en parlant de position individuelle, White semble contredire l’un des principes de l’ARS qu’il a fondé — du moins telle qu’il en fait état dans (Breiger, Boorman et White, 1976) et (Boorman et White, 1976) — reposant sur une partition des populations étudiées en termes de blocs. La position devrait donc ici désigner uniquement le groupe de producteurs structuralement équivalents, par rapport au groupe des acheteurs par exemple.

149 Rappelons que la définition du marché donnée par White sur la base du critère de l’équivalence

structurale varie. Il n’y intègre en effet les acheteurs que certaines fois (voir chapitre 1, dernière section).

Le concept de position est en fait utilisé pour désigner ce que l’on pourrait, d’une manière vague et générale, considérer comme la place d’une firme par rapport aux autres firmes qui lui sont structuralement équivalentes sur le marché. En ce sens, il est un concept relatif comme le prescrit l’ARS : dans un marché donné, chaque firme productrice aura une position qui est entièrement relative aux positions des autres producteurs dans ce marché. En quoi consiste cette position ? White ne le précise cependant pas davantage. Il la présente comme « une position dans (…) un espace à deux dimensions, la quantité produite par les entreprises et leurs recettes » (White, 1993, p. 162). On peut simplement constater qu’il ne peut s’agir là d’une classe d’équivalence ou d’un bloc défini comme un ensemble de relations.

En ce sens, le concept de position ne correspond donc pas à celui introduit par l’ARS. Dans l’analyse des marchés, il est en fait davantage lié aux différences de qualité et de volume de production des firmes. Selon White, on l’a vu, l’entreprise qui fabrique un bien de qualité supérieure à un autre (mais dont le volume de production sera plus faible) a en effet une position plus élevée. Le sociologue introduit donc ici une hypothèse — qui ne peut être justifiée en termes de regroupement de relations sociales — l’hypothèse selon laquelle les producteurs d’un même marché sont distincts du point de vue de la qualité de leurs produits et de la quantité fabriquée. Une application de l’ARS aurait au contraire fait apparaître des distinctions d’ordre exclusivement relationnel.

Une seconde ambiguïté est donc manifeste vis-à-vis de l’analyse des réseaux : la position est définie non en fonction d’un regroupement des relations sociales, mais selon un niveau donné de qualité défini ex ante.

b. Les « rôles » joués par les firmes

Dans son travail sur les marchés, White mobilise à de nombreuses reprises, on l’a vu, le concept de rôle. Les producteurs ou firmes s’ « engagent à tenir un rôle » (White, 1981c, p. 520). Dans la section 4 du chapitre 1, nous avions cependant pu conclure que cette notion de rôle était utilisée de manière floue et très générale pour décrire une sorte de stratégie ou de comportement choisi par l’entreprise.