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La théorie de l’utilité avant von Neumann et Morgenstern : une esquisse des débats et des enjeux en économie.

Les fondements du modèle de Davidson (1957)

2.1. Le modèle canonique de la théorie de la décision : de l’héritage ancien aux débats modernes

2.1.2. La théorie de l’utilité avant von Neumann et Morgenstern : une esquisse des débats et des enjeux en économie.

Lorsque paraît la deuxième édition de Theory of Games and Economic Behavior en 1947, la plupart des économistes considèrent que l’étude des préférences ne permet de construire qu’une fonction d’utilité ordinale et se satisfont donc d’une spécification de la fonction d’utilité unique à une transformation monotone

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croissante près. Ce positionnement théorique est en particulier celui de Vilfredo Pareto (1848-1923)29.

Dans son Manuel (1909), Pareto rompt, en effet, avec une tradition qui remonte au moins à Stanley Jevons et qui perdure jusqu’aux travaux de Francis Ysidro Edgeworth (1845-1926). Nous revenons dans un premier temps (2.1.2.1) sur la rupture réalisée par Pareto puisque c’est à lui que se réfèrent von Neumann et Morgenstern lorsqu’ils présentent la théorie dominante au moment où ils publient leur ouvrage. La rupture parétienne est véritablement achevée avec l’article de Hicks et Allen [1934]. Cet article tire véritablement les conséquences des travaux de Pareto sur la théorie du consommateur. Nous analyserons les impacts de la rupture parétienne présentés dans cet article (Hicks et Allen, 1934) (2.1.2.2) afin de mettre en relief le cadre dans lequel prend place l’ouvrage de von Neumann et Morgenstern.

2.1.2.1 L’échelle de préférences de Pareto, une rupture par rapport aux théories de Walras, Jevons, et Edgeworth.

De Walras (1834-1910) à Marshall (1842-1924) en passant par Edgeworth (1845- 1926), l’utilité était considérée comme une quantité mesurable30. Selon ces auteurs, tout individu pouvait en effet, par introspection, associer à chaque panier de bien un nombre réel positif reflétant l’intensité de sa satisfaction à le consommer, c’est à dire son utilité. Ce nombre ayant un sens en soi, l’utilité est dite « cardinale »31. A l’instar de Jevons (1835-1882)32, ces auteurs utilisaient en outre une fonction d’utilité

29 Pareto est mentionné à deux reprises par von Neumann et Morgenstern, voir von Neumann et Morgenstern [1947], pp. 18 et 23.

30 La théorie de l'utilité a véritablement pris une place centrale en économie à partir des travaux des marginalistes que sont Jevons, Menger et Walras. Pour les trois fondateurs du marginalisme, l’utilité est un fait de l’expérience, un fait conforme à l’introspection la plus commune. Ces trois auteurs raisonnent à la marge, ce qui explique pourquoi ils ouvrent une réflexion approfondie sur l’utilité marginale décroissante. 31 Par opposition à l’approche « ordinale » où le réel associé à chaque panier de biens ne mesure pas son exacte utilité pour un individu, mais indique simplement si cet individu le juge plus ou moins utile que chacun des autres paniers ; ce réel a donc un sens, non pas en soi, mais relativement aux réels associés aux autres paniers.

32 Jevons utilise une fonction d’utilité additive et séparable de la forme : U (x

1, …, xi,…, xn) = u1 (x1) +…+ ui (xi) +…+ un (xn) où la satisfaction qu’un agent tire de la consommation d’un ensemble de biens {x1, …, xi, …, xn} est la somme de la satisfaction qu’il tire de la consommation de chacun des biens. L’utilité d’un bien ne dépend que de la quantité de ce bien, et non des quantités des autres biens consommées comme dans la théorie d’Edgeworth.

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additive. L’hypothèse d’additivité étant d’ailleurs constitutive d’une conception cardinale de l’utilité.

Formellement, une fonction d’utilité additive est de la forme U(x, y) = V(x) + W(y) où x et y sont des quantités de biens. La conséquence principale de cette hypothèse est que les utilités marginales ne dépendent que de x et y33.

La première critique centrale de cette conception de l’utilité est sans doute celle d’Irving Fisher (1867-1947) qui dans ses Mathematical Investigations remettait en cause la conception « psychologique » de l’utilité d’Edgeworth à savoir l’utilité conçue comme un accroissement tout juste perceptible de plaisir. Fisher substitue à cette conception de l’utilité une analyse en termes de choix. Si un individu choisit x par rapport à y c’est que x a une utilité plus grande que y pour l’individu. Plus précisément, les déterminants psychologiques du choix n’ont pas à intervenir dans l’analyse économique de celui-ci (Moscati [2004]).

Cette analyse de Fisher est proche de celle de Pareto lorsque celui-ci examinera les choix des consommateurs, tout en préservant l’analyse des courbes d’indifférence proposée par Edgeworth.

Plus précisément, deux approches relatives à l’analyse de la demande avaient été proposées par Pareto dans le Manuel. La première était une approche comportementale selon laquelle la théorie du consommateur devait être fondée sur le comportement de choix observable. La seconde approche, purement ordinale, revenait à l’idée d’un classement des préférences grâce à un index. C’est cette première approche qui sera conservée par des auteurs comme Hicks et Allen qui comme on le verra, initient un nouveau paradigme appelé à être dominant, fondé sur les travaux de Pareto.

Pareto considérait l’utilité à travers une notion d’ordre34et abandonnait ainsi l’idée d’une utilité cardinale – et donc les opérations mathématiques comme l’addition et la multiplication sur les utilités – et la remplaçait par un concept d’échelle de

33 A cela, on peut ajouter que la matrice des dérivées secondes est diagonale et que Si les utilités marginales sont décroissantes, ses éléments diagonaux (dérivées secondes de V et W) sont négatives et on a donc les conditions du second ordre pour un maximum.

34 Comme le souligne Granger [1960], « la grandeur n’était ici qu’un vêtement assez arbitraire, et […] seule subsistait, comme schématisation raisonnable et motivée de l’expérience, la structure d’ordre » (Granger [1960], p.134).

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préférences. En effet, selon lui, la science économique est empirique de nature. Cependant, elle n’est pas empirique dans le même sens que le sont les sciences telles que la physique et la chimie, car celles-ci peuvent avoir accès à l’expérience alors que des sciences comme l’économie ou l’astronomie doivent se contenter de l’observation (Pareto [1909, 1966, p. 16). La seule possibilité qui reste accessible à l’économiste est une expérience de pensée dans laquelle on pourrait déterminer les courbes d’indifférence (Moscati [2004], p.4).

Certains auteurs comme Louis Léon Thurstone en 1930 tenteront de déterminer expérimentalement ces courbes d’indifférence avec un succès relatif, nous y reviendrons dans la section qui suit.

Dès lors, l’idée d’une fonction d’utilité additive ne constituait qu’une approximation qui, même si elle peut être commode, ne recouvre pas véritablement la réalité du phénomène et ne constitue pas un instrument utile au projet de Pareto35. Pour ce dernier, tout comme chez Irving Fisher (1867-1947) d’ailleurs, la méthode des courbes d’indifférence ne permet donc pas de déduire l’existence d’une fonction d’utilité, au sens cardinal du terme36.

Cette conception de Pareto, qui rompt avec celle des marginalistes comme Jevons, Walras ou Edgeworth, ne sera pas sans implications sur leur représentation de l’utilité. C’est précisément ce qu’essaient de montrer Hicks et Allen dans un article écrit en 1934. Ils examinent plus précisément les ajustements dans la structure de la théorie marginale de la valeur-utilité que la proposition de Pareto rendrait nécessaires. Ils montrent en particulier que cette proposition permet de passer d’une théorie subjective de l’utilité propre aux marginalistes à une logique générale du

35 Cependant, comme le soulignent Roberto Marchionatti et Enrico Gambino [1997, p.334-335], la position de Pareto n’a pas toujours été claire. En effet, selon eux, dans le Cours d’économie politique [1896], Pareto évoque la possibilité de mesurer l’utilité – ou plutôt l’ophélimité. Celle-ci est conçue comme une quantité. Tout comme Fisher, Pareto tente de trouver des mesures indirectes de l’utilité avec une mesure similaire à celle utilisée pour déterminer la longueur d’ondulations lumineuses à partir de phénomène optiques. Cependant cette hypothèse semble contradictoire avec la méthodologie expérimentale de Pareto. Une telle mesure n’est en effet pas accessible aux individus et n’est pas empiriquement observable. Cette position est ainsi abandonnée dans les Ecrits de politique économique pure [1900, 1982] où cette fois, Pareto évoque une conception purement ordinale. Cette fois le simple fait d’affirmer que l’on a un plaisir plus grand qu’un autre suffit à construire une théorie tout à fait satisfaisante.

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choix (Hicks & Allen [1934, p. 54]) et ce, grâce au concept d’échelle de préférences évoqué précédemment.

2.1.2.2 Pareto et le passage à l’ordinalisme : l’article de Hicks et Allen [1934]

Pareto a non seulement mis en lumière l’importance du concept d’échelle de préférences, mais il est aussi parvenu à élaborer une théorie de l’utilité qui constitue, selon Hicks et Allen, un témoignage des méthodes utilisées par les économistes, et le paradigme dominant avant vNM.

Nous nous appuierons sur cet article de Hicks et Allen pour présenter ce paradigme et, ce, toujours dans l’objectif de mettre en lumière les bouleversements suscités par vNM.

Dans la lignée de Edgeworth, Fisher et Pareto, Hicks et Allen cherchent à établir une définition claire des concepts de la théorie de l’utilité de l’époque. Comme nous l’avons dit, la vraie révolution opérée par Pareto était pour eux de réussir à transformer une théorie subjective de l’utilité en une logique générale du choix, permettant ainsi d’étendre son applicabilité à de larges domaines (Hicks & Allen [1934a, p.54]). Hicks et Allen estimaient que la théorie « pure de la valeur d’échange » (Hicks & Allen [1934a], p.52), après une période de recherches intensives par les économistes de la génération de Jevons et Marshall, avait reçu relativement moins d’attention depuis le début du XXème siècle. Mises à part quelques enquêtes sur la dynamique du sujet, dues au Cercle de Vienne, une seule réalisation majeure – selon Hicks et Allen – avait été faite sur ce sujet depuis 1900. Il s’agissait du Manuel de Pareto (1909), ouvrage qui constituait une théorie statique de la valeur, et dont l’une des positions importantes était celle de l’incommensurabilité de l’utilité (Hicks & Allen [1934a, p.52]).

Pareto a en effet été l’un des plus importants porte-paroles des doutes relatifs à l’existence de fonctions d’utilité uniques et à la pertinence de telles fonctions pour comprendre le comportement économique. Indépendamment de Fisher, il a relevé le problème de l’existence d’une fonction d’utilité dès 1892. Peu après, la plus grande partie de sa théorie mathématique était développée. Dans le Cours (1896), Pareto

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continuait ainsi à accepter les comparaisons interpersonnelles d’utilité pour des problèmes de bien-être. Dans le Manuel (1909), au contraire, l’utilité mesurable a sombré vers l’arrière plan (Stigler [1950], p.380).

Avec Pareto, la conception dominante de l’utilité est ordinale. vNM vont rompre avec cette tradition parétienne.

2.1.3. La construction d’une théorie de l’utilité espérée par von Neumann et