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Les fondements du modèle de Davidson (1957)

2.2. L’axiomatique de Savage

Si Davidson et Suppes utilisent les modèles de vNM (1947) et Friedman et Savage (1948 et 1952), ils envisagent leurs expériences dans le cadre de la théorie de la décision où les agents doivent évaluer à la fois les issues ou résultats mais aussi la probabilité d’événements qui les provoquent. En cela, ils s’inscrivent dans la perspective ouverte par Savage. En distinguant états de la nature, actes et conséquences, ce que vNM et Friedman et Savage ne proposent pas de faire, Savage complexifie l’axiomatique initiale.

L’ouvrage de ce dernier, The Foundations of Statistics (1954), est une tentative de construire une théorie des préférences rationnelles. L’auteur s’intéresse à un agent imaginaire et idéalisé qui doit planifier l’ensemble des choix qui s’offrent à lui. A partir de sept axiomes, l’auteur prouve, notamment, qu’il existe une représentation,

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en termes d’espérance d’utilité (dont l’origine remonte à Daniel Bernoulli), du préordre des préférences de l’agent sur les actions entre lesquelles il peut choisir. En décidant d’une action, l’agent doit prendre en compte les états possibles du monde, c’est à dire l’ensemble des états de la nature, ainsi que l’ensemble des conséquences implicites à chaque acte dans chaque état du monde possible (Savage [1954], p.13). Savage64 définit une conséquence comme tout ce qui peut arriver à la personne qui choisit. Mieux, les conséquences peuvent être appelées « les états de la personne » en opposition aux états du monde. L’idée que l’individu doit tenir compte des états possibles du monde renvoie à une conception particulière des probabilités. Plus précisément, Savage opte pour une interprétation des probabilités personnelles (Savage [1954], p.3) permettant de mesurer la « confiance » (confidence) ou croyance qu’un individu a de la vérité d’une proposition particulière65, par exemple « le fait qu’il pleuvra demain ».

Il s’agit à présent de comprendre comment avoir accès non seulement aux préférences de l’individu mais aussi aux probabilités qu’il attribue aux événements qui vont conditionner ces actions, contrairement au modèle de vNM dans lequel les probabilités sont objectives.

Pour illustrer l’interconnexion entre les actes, les conséquences et les décisions, Savage donne l’exemple suivant (Savage [1954], pp.13-14): imaginons un homme qui se trouve face à cinq bons œufs cassés dans un bol et qu’il se propose de terminer la préparation de l’omelette. Il s’agit pour l’individu de savoir s’il doit ajouter un œuf à la préparation ou la laisser en l’état sachant qu’il ne sait pas si le sixième œuf est frais ou périmé. Autrement dit, il doit choisir entre trois actes : casser le sixième œuf et l’incorporer aux cinq autres, casser le sixième œuf dans un récipient à part afin de l’inspecter ou le jeter sans l’inspecter.

En fonction de l’état du sixième œuf, chacun de ces trois actes aura les conséquences suivantes :

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On peut noter que deux influences majeures pour Savage sont les travaux de Ramsey [1931], et de Finetti [1937].

65 Cette position est celle de Jeffrey [1983]. Sur les conseils de Savage, ce dernier fera même porter la relation de préférence usuelle sur les propositions comme nous le verrons.

80 Acte

Etat

Œuf frais Œuf périmé

Casser l’œuf dans le bol Casser l’œuf dans un récipient à part Jeter l’œuf

Une omelette de six œufs

Une omelette de six œufs et le récipient à laver

Une omelette de cinq œufs et un bon œuf détruit

Pas d’omelette et cinq œufs gâchés

Une omelette de cinq œufs et le récipient à

laver

Une omelette de cinq œufs

Cet exemple permet de préciser la méthodologie de Savage66. Il adopte très clairement une vision behavioriste de l’individu car, plutôt que de demander aux gens la probabilité qu’ils attribuent aux événements, il préfère la déduire de leurs choix dans diverses circonstances : « il serait préférable, au moins en principe, d’interroger la personne, non pas littéralement à travers sa réponse verbale aux questions mais plutôt dans un sens figuratif qui rappelle quelque peu celui dans lequel une expérience scientifique est parfois considérée comme une interrogation de la nature » (Savage [1954], p.28). D ‘où l’idée de demander à une personne de choisir entre deux issues, en lui proposant une récompense s’il vise juste, tout en sachant qu’il choisira l’évènement qui lui semble le plus probable.

Savage définit ce qu’il appelle un ordre simple (simple ordering) entre événements, notée <~·, qu’il appelle une « probabilité qualitative » (Savage [1954], p.30), qui a les

propriétés habituelles d’un classement (préordre complet, réflexif et transitif), et qui

66 Nous allons nous attacher à présenter la théorie de Savage afin de mettre en relief l’emprunt de Davidson, Suppes et Siegel sans insister sur les différents débats relatifs aux axiomes proposés par Savage. Pour une présentation détaillée de Savage, voir Savage [1954], Anscombe et Aumann [1963].

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a les deux propriétés suivantes : si A, B et C sont des événements quelconques, alors (Savage [1954], p. 32) :

. A <~· B si et seulement si A U C <~·B U C à condition que A ∩ C = B ∩ C = Ø.

. Ø <~· A, Ø <~· E, où E est l’ « événement universel » (union de tous les évènements

possibles).

Cette dernière condition signifie que n’importe quel événement est au moins aussi probable (préféré à) que l’évènement vide (ne se réalise jamais), et cela est vrai aussi pour l’événement universel, qui se réalise toujours.

La première condition traduit l’idée que le classement effectué entre deux évènements n’est pas modifié si on tient compte d’un autre événement (C) qui se réalise alors que ni A ni B ne le sont. Savage donne pour exemple le fait que l’importance de la récompense donnée dans le cas où l’événement choisi se réalise n’a pas d’influence sur ce choix (le classement effectué ne dépend pas du fait que la récompense soit plus ou moins grande).

Cette condition est à l’origine de l’égalité qui sert, entre autres, à caractériser une loi de probabilité P(· ) :

P(A U B) = P(A) + P(B) à condition que A ∩ B = Ø.

Savage montre qu’il existe une fonction P(·) à valeurs positives définie sur l’ensemble des événements, avec P(E) = 1 et P(Ø) = 0, associée à la relation de préférence <~· de façon à donner le même classement qu’elle (Savage dit que P(· )

est en accord - « agree » - avec <~·) :

A <~· B si et seulement si P(A) ≤ P(B) (Savage [1954], p.34).

Pour que la fonction P(·) existe, il faut que la probabilité qualitative <

soit complète - elle classe tous les éléments (événements) de E –, mais cela ne suffit pas. Savage ajoute une proposition - P6 - facile à interpréter, selon lui, et qui est relative à la partition de E en parties qui n’ont aucun point commun. Il conclut que la fonction P(·) est en accord (agree) avec la probabilité qualitative <~·, « probabilité

quantitative personnelle » (Savage [1954], p.33), expression qu’il préfère à « probabilité subjective » ou à « degré de conviction ». Il signale que, une fois admis les axiomes permettant l’existence de la probabilité quantitative personnelle, il n’y a plus besoin de recourir aux probabilités qualitatives, cette remarque étant relative au

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mathématicien. Mais, pour l’expérimentateur, qui ne connaît pas ces probabilités, l’approche ensembliste, par classement des événements, demeure importante, puisqu’elle permet de déduire ces probabilités, ou du moins de les encadrer, comme le font Davidson et Suppes.

Après avoir ainsi donné un fondement rationnel – c’est-à-dire basé sur un classement complet et transitif de l’ensemble des événements – à la loi de probabilité personnelle, Savage reprend le théorème d’existence de vNM qui suppose seulement l’existence d’une loi de probabilité sur les événements (où les états de la nature) envisagés. Dans l’approche de Savage, il y a toutefois trois « relations de préférence » (ou relations d’ordre) qui interviennent :

i) celle qui concerne ce que Savage appelle « actions », qu’il note <~ . Une action est une fonction f (⋅) qui associe à l’état de la nature s (événement élémentaire), quel qu’il soit, la conséquence f(s) (qui peut être monétaire ou autre). Ainsi, un acte peut être identifié à toutes ses conséquences possibles (Savage [1954], p.14). Dès lors, une relation de préférence sur des actes revient à des préférences sur des loteries comme par exemple : si l’acte f à deux conséquences c1 et c2 et que les probabilités associées à c1 et c2 sont respectivement p1 et p2, alors l’individu qui choisit f sera face à la loterie suivante L : (c1, c2 ; p1, p2).

ii) la relation sur les événements eux-mêmes, qu’il note <~·, qui est à l’origine de la loi de probabilité associée aux événements ;

iii) la relation de préférences sur les conséquences qui est une relation du type 1$

R 2$ (2 $ est préféré à 1$), relation qui est construite à partir de la relation de

préférences sur les actes grâce à l’axiome P3 qui est relatif au transport des préférences sur les actes aux préférences sur les conséquences : ∀s ∈ E, a1(s) = c1, a2(s) = c2 ; si E se réalise a2≿ a1 ֜ c2 ≿ c1.

Savage remarque que, dans cette perspective, toutes les actions et leurs conséquences étant donnés, les préférences sur les actes dépendent seulement de la distribution de probabilité des conséquences des actes, du moins si l’ensemble K des

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conséquences est fini67 – ce qui est le cas des expériences envisagées par Davidson et Suppes. Il considère donc des jeux de hasard ou paris de la forme {(fi, pi), i∈K}, où

fi = f(s), avec s ∈ Bi (où Bi est une partition de B, B étant un événement), auxquels s’appliquent le théorème de vNM, pourvu que les axiomes « de rationalité » (essentiellement, complétude et transitivité) concernant les classements <~ et <~· soient

vérifiés.

Davidson et Suppes se situent dans la perspective « expérimentale » de Savage ; comme lui, ils cherchent un moyen d’évaluer l’importance relative attribuée aux divers événements à travers le classement fait à leur propos par les sujets des expériences – supposés être rationnels au sens donné plus haut.

Conclusion

Le modèle que Davidson, Suppes et Siegel construisent en 1957 emprunte donc largement aux théoriciens de la décision antérieurs. Ils reprendront comme nous allons le voir

- l’axiomatique de vNM dans la formulation moderne qu’en proposent Friedman et Savage

- la notion de probabilité subjective de Savage (et Ramsey) qui n’existe pas chez vNM et n’est pas introduite dans l’expérience de Mosteller et Nogee

- l’intuition de Friedman et Savage mise en œuvre par Mosteller et Nogee qui consiste à proposer un test de la théorie de vNM.

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Un exemple particulièrement intéressant de la conception de Savage est celle où celui-ci évoque l’axiome d’indépendance par un exemple.

Savage propose d’imaginer un homme d’affaires ayant l’idée de faire un certain investissement, immobilier par exemple. Il peut penser que la valeur de son futur bien est influencée par le résultat de la prochaine élection présidentielle. Dès lors, Il peut être amené à demander s’il ferait l’acquisition du bien en question si c’est le candidat républicain qui est élu. Il estime effectivement que si le candidat républicain est élu, cette opération sera profitable mais aussi dans le cas où il est battu. Dès lors, on peut dire qu’il ne préfère pas la situation ou il n’investit pas à celle où il investit, que le candidat républicain soit élu ou non.

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Mais la construction ne s’arrête pas là, en s’inspirant de la méthode opérationnelle de Ramsey (qui consiste à déterminer une proposition éthiquement neutre), ils proposent d’expérimenter une théorie de l’utilité espérée avec des probabilités subjectives.

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Chapitre 3.

Le modèle de Davidson (1957) : théorie et « hypothèses