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L’absence d’analyse des conflits entre les désirs en théorie de la décision

décision : l’introduction de la signification dans la théorie unifiée (Davidson, 1980)

Chapitre 1. Les critiques de Donald Davidson à la théorie de la décision

1.2 L’absence d’analyse des conflits entre les désirs en théorie de la décision

Comme nous venons de le montrer, on peut expliquer des choix particuliers en théorie de la décision de façon assez parallèle à la manière dont on explique les actions par des raisons. La différence principale entre la théorie de l’action et la théorie de la décision est que pour cette dernière, les désirs de l’agent deviennent comparatifs et quantitatifs.

Mais, comme le souligne Davidson [1976, 1993a], même si la théorie de la décision peut-être considérée comme une théorie sophistiquée de l’action, elle fait face à une difficulté majeure : l’absence d’analyse des conflits entre les désirs.

Une personne peut avoir une raison de préférer A à B et une autre raison de préférer B à A. La théorie de la décision « fait l’impasse sur ce problème, parce qu’elle ne nous dit en rien pourquoi un résultat principal se trouve préféré à un autre, parce que la théorie écarte toute possibilité de constater un conflit dans le comportement » (Davidson [1976, 1993a], p. 356).

Dans les années 1970, Davidson traite des conflits de désirs et il parvient à une analyse de ce problème en renouant avec la notion d’akrasie d’Aristote. Cette analyse prend place dans la théorie de l’action de Davidson comme nous le montrons dans un premier temps. (1.2.1). Ce traitement philosophique des conflits de désir rend d’autant plus saillant l’absence d’un tel traitement dans la théorie de la décision de 1957 (1.1.2).

1.2.1. Qu’est-ce qu’un conflit des désirs ?

L’absence de conflits de désir en théorie de la décision, notamment dans le modèle de 1957, apparaît d’autant plus saillante dans le travail de Davidson que le philosophe traite cette question lorsqu’il propose une analyse de l’akrasie - ou faiblesse de la volonté.

En 1970, en effet, l’auteur décrit ce qu’il appelle « un agent incontinent » : « On considère souvent comme une condition de l’action incontinente que celle-ci soit accomplie en dépit du fait que l’agent sache qu’une autre action est meilleure. […] Si un homme estime qu’une certaine ligne de conduite est, tout bien considéré, la meilleure

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ou celle qui est correcte, ou la chose qu’il lui faut faire, et s’il fait malgré cela quelque chose d’autre, il agit de manière incontinente » (Davidson [1970, 1993a], pp. 37-38). Autrement dit, l’incontinence se manifeste, apparemment, par une contradiction dans l’évaluation de l’agent. Mais en réalité, il ne s’agit pas d’une contradiction logique112 mais d’une rupture entre raison et cause comme on va le voir.

Pour préciser sa description de l’agent akratique, Davidson ajoute : « je dirais aussi qu’il agit de manière incontinente pourvu qu’il estime qu’une certaine ligne de conduite est globalement meilleure que celle qu’il choisit ; ou que, se trouvant placé devant une alternative entre une ligne de conduite qu’il croit à sa portée et l’action qu’il accomplit, il juge qu’il devrait accomplir cette autre action » (ibid.). L’incontinence se manifeste à la fois dans les jugements évaluatifs de l’agent mais aussi au niveau de ces choix. La particularité de l’incontinence est qu’elle n’est pas durable à moins que l’individu ne succombe continuellement au plaisir de l’action incontinente mais celle-ci sera alors un vice (Davidson [1970, 1993a], p. 42). Autrement dit, un agent est akratique, incontinent ou sujet à la faiblesse de sa volonté si, de manière ponctuelle, il agit contre son meilleur jugement et en cela, contre ses propres normes de rationalité.

Cette irrationalité chez l’agent incontinent pose problème à la théorie causale de l’action évoquée plus haut. Un agent qui accomplit l’action x l’a fait parce qu’il avait une certaine raison, cette raison se décompose, comme on l’a vu en un désir et une croyance. Or la raison (primaire) d’une action est sa cause. Si l’agent a accomplit x c’est qu’il juge qu’il serait meilleur de faire x plutôt que y par exemple. Or, l’agent incontinent juge, à la fois, qu’il est meilleur de faire x et qu’il est meilleur de faire y. Ainsi, pour reprendre la formulation du problème par Pascal Engel, on peut se demander comment concilier cette contradiction avec l’idée que ce sont les meilleures raisons qui causent l’action ? (Engel [1991], p. 12).

Davidson propose d’intégrer l’akrasie au sein de la théorie intentionnelle de l’action en révisant le raisonnement pratique pour y introduire une nouvelle dimension, les jugements conditionnels. En effet, en 1963, Davidson suggérait qu’une « personne, quand elle agit, connaît ses propres intentions de façon infaillible, sans recourir à l’induction ou à l’observation, alors qu’aucune relation causale ne peut être connue de

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cette manière » (Davidson [1963, 1993a], p. 34). En 1970, dans son article « Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? », Davidson avance l’idée qu’il existe « un fragment de raisonnement pratique présent dans le conflit moral, et par conséquent dans l’incontinence, et qu’[il a] jusqu’alors complètement négligé » (Davidson [1970, 1993a], p. 54). Ce fragment réside dans la relation qui relie les raisons à l’action. Cette relation est liée aux données dont dispose l’agent, aux jugements conditionnels qu’il produit en faisant le choix d’une ligne d’action. Ainsi, selon le raisonnement de Davidson, nous jugeons généralement que notre action est la meilleure tout bien considéré : « on caractérise l’akratès comme soutenant que, tout bien considéré, il serait meilleur de faire b que de faire a, quand bien même il fait a et non pas b, en ayant une raison de le faire » (Davidson [1970, 1993a], p. 61). L’agent incontinent qui fait y alors qu’il juge qu’il serait meilleur de faire x peut croire inconditionnellement que x est meilleur tout en faisant y car il estime prima facie (à première vue) que y est meilleur : « Le raisonnement pratique parvient néanmoins souvent à des jugements inconditionnels selon lesquels une action donnée est meilleure qu’une autre, car si ce n’était pas le cas, on ne pourrait pas agir en ayant des raisons » (Davidson [1970, 1993a], p. 61).

L’article publié par Davidson en 1970 propose donc de considérer l’irrationalité de l’agent incontinent non pas comme une contradiction logique mais comme une déconnexion entre raison et cause : « Si r est la raison qu’a quelqu’un de soutenir que p, alors le fait qu’il soutient que r doit être, je pense, une cause du fait qu’il soutient que p. Mais, c’est ici le point crucial, le fait qu’il soutient que r peut être la cause du fait qu’il soutient que p sans que r soit sa raison pour cela » (Davidson [1970, 1993a], p. 63). Plus précisément, en agissant contre son meilleur jugement, l’akratès ne parvient pas à agir sur la base de toutes les raisons qu’il considère comme pertinentes mais agit plutôt en se basant sur une raison qui n’est pas remise en cause par toutes les autres. Autrement dit, cette raison qui le pousse à agir contre son meilleur jugement n’est pas suffisamment contrebalancée par toutes les autres raisons et en particulier la raison qui serait la cause de son action. On comprend dès lors que Davidson considère que l’agent

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incontinent est « sourd »113 relativement à son propre comportement et qu’il ne parvient pas à se comprendre lui-même114.

Précisons pour conclure sur ce point qu’il faut garder à l’esprit que l’essai « Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? » s’intéresse essentiellement à un certain type d’actions que l’on peut considérées comme incontinentes. Davidson n’y fait référence à une attitude cognitive qu’indirectement. En effet, ce n’est que plus tardivement, au cours des années 1980, que Davidson évoquera plus spécifiquement ce qu’il appelle la « duperie de soi » en faisant référence explicitement à une attitude cognitive contradictoire qui se traduit par le fait que l’agent croit que p et croit, en même temps, que non-p. Il s’agirait ici d’un conflit des croyances et non plus d’un conflit des désirs115 mais cette question est aussi éludée dans le modèle de 1957, ne serait-ce que du fait de l’utilisation de la méthode de Ramsey qui consiste à fixer les croyances (les probabilités grâce à l’événement aussi probable que sa négation) de manière à déterminer les intensités de préférences. Nous y reviendrons dans le chapitre 4 lorsque nous analyserons les apports et les limites du modèle de 1980. Pour le moment, nous allons voir si une analyse des conflits des désirs est intégrée dans le modèle de 1957.

1.2.2 L’absence de conflits de désirs dans les modèles des années 1950

S’il est largement question des conflits de désirs dans les écrits de Davidson des années 1970 et 1980 notamment lorsqu’il parle de faiblesse de la volonté, cette question demeure traitée dans le cadre de la théorie de l’action. Au contraire, la théorie de la décision s’avère, selon lui inapte, à prendre en compte ce genre d’ « incontinences ». En effet, l’une des seules irrationalités dans les préférences mentionnée par Davidson dans ces travaux en théorie de la décision dans les années 1950 est l’intransitivité. Comme cela a été mentionné dans la chapitre 3 de la partie I, l’argument de la pompe à

113 Davidson [1969, 1993a], p. 65. 114

Davidson fait d’ailleurs souvent référence à un plaisir qui résisterait aux voix de la raison comme dans Davidson [1970, 1993a], p. 49.

115 Même si ces deux niveaux sont liés du fait de l’interdépendance des désirs et des croyances comme on le verra dans le chapitre 2.

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finance décrit la situation où un individu n’ayant pas de préférences transitives pourrait se voir proposer par un joueur malin, une suite de paris qui le conduirait à sa ruine. Mais dans ce cas, l’individu est considéré comme irrationnel puisqu’il entretient des préférences incompatibles entre elles. Nous sommes donc loin de la situation où un individu considère qu’il serait meilleur de faire x plutôt que y tout en faisant x avec une raison de le faire.

Ce genre de problème ne trouve apparemment pas de solution en théorie de la décision car cela voudrait dire que l’individu préfère l’action x à l’action y mais pourtant fait x alors que le contexte dans lequel a lieu cette décision est le même. Plusieurs exemples présentés dans la littérature permettent de défendre l’idée de préférences dépendantes du contexte116. Mais dans le problème présenté par Davidson, l’individu se place dans un seul et même contexte et agit contre son meilleur jugement avec une raison de le faire. Une piste pour intégrer ce genre de d’irrationalité apparente pourrait être la proposition de Mosteller et Nogee selon laquelle les sujets d’une expérience sont indifférents entre deux issues lorsqu’ils choisissent soit l’une soit l’autre dans 50% des cas. Mais là encore, la théorie ne parvient pas à décrire la situation où l’individu agit contre son meilleur jugement. Que l’individu choisisse de faire y une fois sur deux et x dans les autres ne signifie pas qu’il estime x plus désirable que y puisqu’au contraire il les considère comme équivalents.

Ainsi, la théorie de la décision, dans sa forme standard, et telle qu’elle fut testée expérimentalement par Davidson ne parvient pas à intégrer au modèle, selon l’auteur, des situations de contradiction telle que celles de l’incontinence.

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