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Les expériences de Ward Edwards : 1953 et 1954a

Le modèle de Davidson (1957) : théorie et « hypothèses expérimentales »

3.7. Critiques de la théorie de Davidson, Siegel et Suppes (1957)

3.7.2. La théorie de l’utilité espérée doit-elle être remise en cause ?

3.7.2.1 Les expériences de Ward Edwards : 1953 et 1954a

Le point de départ des expériences proposées par Ward Edwards dans les années 1950 à l’université John Hopkins est l’hypothèse selon laquelle les sujets, même s’ils ont pour but de maximiser leurs gains espérés tout en minimisant leurs pertes, font des choix qui ne s’accordent pas avec un tel objectif (Edwards [1953], p. 349). En se focalisant sur les choix des sujets parmi des paris spécifiques, Edwards tente de montrer que les sujets se démarquent du modèle qu’il qualifie d’objectif101 c'est-à- dire du modèle où les sujets choisissent les paris dont la valeur espérée (c'est-à-dire le produit des sommes monétaires et des probabilités) est la plus élevée. Edwards

101 Dans le modèle objectif, la valeur espérée (EV) est égale à la moyenne de la récompense par jeu pondérée par les probabilités : EV = p1r1 + p2r2 +…+ pnrn où (p1, …, pn) représente les probabilités et (r1, …, rn) représente les sommes monétaires.

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n’utilise pas le terme « utilité » mais plutôt celui de « valeur ». Il considère en effet que le terme « utilité » est celui utilisé par les économistes. Or, comme nous le verrons, Edwards défendra l’idée que l’utilité, considérée comme la valeur subjective qu’accordent les individus à la monnaie, n’est pas une donnée pertinente pour expliquer les choix.

La stratégie d’Edwards est d’une part de montrer que les expériences de la théorie de l’utilité espérée comme celles de Preston et Baratta, et de Mosteller et Nogee prouvent que les sujets ne suivent pas le modèle objectif et, d’autre part, que les explications de cette déviance par rapport au modèle objectif recouvrent essentiellement une préférence des sujets pour certaines valeurs prises par les probabilités comparativement à d’autres. Plus précisément, Edwards propose plusieurs hypothèses permettant d’expliquer la déviance par rapport au modèle objectif (Edwards [1953], p.350):

i) La première hypothèse est qu’il se peut que les sujets essayent de maximiser leurs gains monétaires sans savoir comment le faire.

ii) La seconde est qu’ils interprètent mal les probabilités ou les sommes monétaires ou les deux.

iii) Troisième hypothèse : les sujets ne savent pas comment combiner des probabilités et des sommes monétaires pour déterminer la meilleure mise. Mais aucune de ces pistes n’est suivie par Edwards. Ce dernier propose une expérience où le modèle objectif ne s’applique pas car les valeurs espérées de tous les paris sont toutes égales. Dès lors, il n’est plus possible de choisir, comme le suggérait le modèle objectif, les paris disposant des valeurs espérées les plus élevées. Cette procédure a pour but de mettre à jour les véritables déterminants des choix (Edwards [1953], p.351) et donc les variables qui influencent les sujets et les empêchent de prendre des décisions cohérentes avec le modèle objectif.

Les résultats de l’expérience indiquent, d’une part, une tendance générale à prendre ou à éviter les gros risques et, d’autre part, un ensemble de préférences pour certaines probabilités plutôt que d’autres102.

102 De même, Edwards remarque les paris les plus appréciés par les sujets étaient ceux où figuraient le verbe « gagner » et ceux qui étaient les moins appréciés étaient ceux où figure le verbe « perdre » (Edwards [1953], p.359).

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En effet, Edwards remarque que deux probabilités particulières (4/8 et 6/8) cristallisent, respectivement une préférence spécifique et une aversion pour le risque. Autrement dit, pour ces deux probabilités, l’auteur remarque un comportement particulier des sujets, comportement qui relève selon lui d’une « préférence pour des probabilités ». L’idée d’Edwards est donc que les préférences sur les probabilités déterminent les choix dans cette expérience. Cette idée a, selon l’auteur, des conséquences significatives sur la possibilité d’une mesure de l’utilité comme celle proposée par vNM et expérimentée par Mosteller et Nogee. Autrement dit, si les intuitions d’Edwards sont correctes, cela voudrait dire que la possibilité de représenter les choix des sujets par une courbe d’utilité est remise en cause car si les sujets ont une préférence pour certaines probabilités, préférence qui détermine leurs choix, alors, l’utilité comme outil de mesure se trouve reléguer au second plan voire exclu de l’analyse (Edwards [1953], p. 363). La conclusion centrale d’Edwards est donc celle-ci : ce n’est pas la valeur subjective – l’utilité – qu’accordent les sujets aux sommes monétaires qui détermine et expliquer leurs choix. Même si nous voulions, selon Edwards, utiliser le choix pour mesurer à la fois les utilités et les probabilités103, on devrait nécessairement connaître l’une des valeurs ou en fixer une ; mais cela ne permettrait pas de prendre en compte les préférences particulières sur les probabilités.

L’enjeu de cet article d’Edwards est fondamental car il laisse présager les développements ultérieurs de la théorie de l’utilité non-espérée qui se chargera de regrouper tous les phénomènes impliqués dans les préférences sur les paris de manière à proposer un modèle intégrant les différentes « anomalies » ou remises en cause empiriques de la théorie de l’utilité espérée (Edwards [1953], p. 354).

En 1954, Edwards généralise les conclusions de son article de 1953 puisqu’il propose une expérience où il sera proposé aux sujets de comparer des paris dont les valeurs espérées sont différentes. Cette fois encore, même si les préférences pour certaines probabilités constituent un phénomène moins saillant, elles expliquent une partie non négligeable des choix sur des paris dont les valeurs espérées diffèrent (Edwards [1954a], p. 66).

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C’est au cours d’une autre série d’expériences qu’Edwards tentera de mettre en évidence d’autres éléments qui influencent, selon lui, le comportement de choix (Edwards [1954b], p. 68). Cette fois, Edwards évoque des problèmes méthodologiques. Il mentionne notamment la question de savoir si les résultats peuvent être reproduits, si les résultats antérieurs ont un effet sur le comportement de choix et plus encore s’il existe des effets de formulation (wording effect) des paris qui ont une influence sur les choix.

Nous allons nous intéresser plus spécifiquement à ce dernier effet car il est mentionné par Davidson lui-même comme un biais limitant la théorie d’utilité espérée (Davidson, 1974, 1993b).