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Chapitre 2. Approche incarnée et située des concepts émotionnels

1. Théorie de la « Grounded Cognition »

2Une large partie de ce chapitre s’inspire d’une revue de littérature publiée dans un numéro spécial de la revue

Biolingiustics à la suite du colloque « Embodied Cognition » ayant eu lieu à Oxford en septembre 2011 : Milhau, A., Brouillet, T., Heurley, L., & Brouillet, D. (2012). Bidirectional Influences of Emotion and Action in

Chapitre 2. Approche incarnée et située des concepts émotionnels

L’approche incarnée et située de la cognition est issue de la philosophie (Ryle, 1949 ; Merleau-Ponty, 1945 ; Heidegger, 1962) et existe dans de nombreux domaines des sciences humaines : psychologie (Barsalou, 1999 ; Glenberg & Robertson, 2000 ; Parsons et al., 1995), philosophie (Churchland, Ramachandran & Sejnowski, 1994 ; Clark, 1997 ; Prinz, 2002 ; Varela, Thompson & Rosch, 1991, 1993), linguistique (Lakoff & Johnson, 1999) ou encore robotique (Brooks, 1991 ; Barsalou, Breazal & Smith, 2007).

La proposition centrale de cette approche est que la connaissance a un caractère modal, autrement dit la connaissance conserve l’empreinte des modalités sensorielles dont elle est issue (visuelle, auditive, motrice, …). Dans cette perspective, les systèmes sensorimoteurs ne sont donc plus réduits à des entrées et à des sorties mais constituent le cœur même du fonctionnement mental. Cette théorie dite de la « grounded3 cognition » propose que les connaissances qu’on possède à propos d’un objet sont constituées d’attributs perceptifs, moteurs, intéroceptifs ou encore émotionnels mais aussi de traits relatifs à la situation, et seraient représentés au niveau cérébral par des activations de neurones distribués sur l’ensemble des aires du cerveau, dont les zones sensorimotrices (Barsalou, 1999, 2003a, 2009). De plus, l’interaction répétée avec un objet entrainerait l’activation de patterns neuronaux similaires. Autour des aires cérébrales activées se trouvent des rassemblements de neurones dits conjonctifs, dont la tâche consiste à « capturer » le pattern d’activation qui servira alors à représenter l’objet responsable de cette activation (Barsalou, Niedenthal, Barber & Ruppert, 2003). Par exemple, la perception visuelle d’un objet va entraîner un certain pattern d’activation sur les aires visuelles, et c’est ce pattern, capturé par les neurones conjonctifs, qui constitue au niveau cérébral la représentation visuelle de l’objet. Chaque modalité disposerait ainsi d’aires associatives permettant d’intégrer les activations liées à un objet spécifique. A un niveau cérébral plus global, d’autres aires associatives appelées zones

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de convergence permettraient ensuite d’intégrer les patterns liées aux différentes modalités dans un état d’activation global et distribué représentant les différents traits perceptifs, moteurs ou encore contextuels d’un objet (Damasio, 1989 ; Simmons & Barsalou, 2003).

Par conséquent, à l’opposé de la conception computo-symbolique, ce qui est conservé en mémoire n’est pas une connaissance symbolique amodale stockée dans un registre mnésique, comme un livre dans une bibliothèque, mais plutôt la trace laissée par la répétition d’activations distribuées sur l’ensemble du cerveau.

Enfin, les objets faisant partie d’une même catégorie tendraient à activer des patterns de neurones similaires dans le cerveau (Farah & McClelland, 1991 ; Cree & McRae, 2003). Les activations des différents exemplaires d’une même catégorie seraient alors intégrées dans un système multimodal distribué appelé simulateur, abstraction des activations modales dans une unité découplée des informations contextuelles. Par exemple, la répétition des interactions avec des centaines de chaises au cours de la vie permet l’intégration des différentes instances de chaises (de bureau, de cuisine, de salon, de jardin, …) dans un concept global de chaise rassemblant les modalités visuelles, tactiles, motrices, etc. Ce concept n’est plus spécifique à une seule situation, mais peut représenter l’ensemble des chaises rencontrées. Une fois qu’un simulateur existe pour représenter une certaine catégorie d’objet, il peut alors réactiver certains des éléments le composant dans une simulation spécifique, représentant une instance de la catégorie dans un contexte spécifique. Par exemple, dans le contexte du lieu de travail, la simulation de la chaise correspondra plus à une chaise de bureau, alors que dans le contexte de la maison, il s’agira plus d’une chaise de salon. Pour représenter un objet, la simulation à partir d’un simulateur est suffisante, mais la représentation d’une situation plus globale nécessite la combinaison de différents simulateurs pour des simulations spécifiques du lieu, de l’agent, de l’objet, de l’environnement, de l’état mental, etc. (Barsalou, 2003b).

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Si certains auteurs ne rejettent pas la possibilité de l’existence, en parallèle des représentations sensori-motrices, de représentations amodales (Mahon & Caramazza, 2008 ; Daum et al., 2009), les tenants de la grounded cognition soulignent l’absence de preuves de l’existence de représentations symboliques, alors que les exemples de représentations sensori- motrices se multiplient (voir Schubert & Semin, 2009, Zwaan, 2009). De plus, une conception en termes de représentations sensori-motrices est plus parcimonieuse pour expliquer le fonctionnement cognitif, que le recours à un autre type de représentations plus sémantiques (Hommel, 2009). Cependant, une objection a été avancée concernant les concepts abstraits: en l’absence de toute interaction sensorimotrice, comment pourrait-on accéder aux concepts abstraits ? La proposition de la grounded cognition est de concevoir les concepts abstraits comme incarnés et situés au même titre que les concepts concrets, mais avec des différences au niveau des éléments constituant la représentation : si les concepts concrets sont largement fondés sur les caractéristiques sensori-motrices des objets, des lieux ou d’actions simples, les concepts abstraits sont constitués de traits relatifs aux évènements eux-mêmes ou aux relations entre différents éléments, ou encore à l’interoception (Barsalou & Wiemer-Hastings 2005 ; Wiemer-Hastings, Krug & Wu, 2001).