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Chapitre 2. Approche incarnée et située des concepts émotionnels

2. L’incarnation des concepts

2.2. Langage incarné

Ce point est spécifiquement consacré aux travaux relatifs à l’incarnation du langage, car cette fonction mentale a suscité un élan de recherche très important par les tenants de la grounded cognition.

En effet, le langage peut être défini comme un substitut de l’interaction directe avec l’environnement (Glenberg, 1997 ; Taylor & Tversky, 1992), et fait appel au même processus de simulation. Ainsi, la compréhension du langage passe par la simulation sensorimotrice du contenu linguistique sur la base du répertoire expérientiel de l’individu (pour une revue, voir Fisher & Zwaan, 2008 ; Willems & Hagoort 2007; Gallese, 2008). En effet, ce sont les groupes de neurones actifs pendant l’interaction directe avec un objet qui le représenterait aussi au niveau sémantique (Pulvermüller, 2005).

La simulation liée à la compréhension du langage est composée d’une dimension perceptive et d’une dimension motrice. La composante perceptive liée à la compréhension du langage a été mise en évidence au moyen d’études montrant une reconnaissance visuelle facilitée des items présentés de manière concordante avec une expression langagière présentée précédemment. Les travaux de Zwaan et ses collaborateurs (Standfield & Zwaan, 2001 ;

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Zwaan & Madden, 2005) ont ainsi mis en évidence que lorsqu’on fait lire à des participants des phrases telles que « l’homme plante un clou dans le mur », la simulation mentale du contenu linguistique est suffisamment détaillé pour qu’ensuite, lorsque les participants doivent décider si une image représente un objet cité dans la phrase, ils soient plus rapide à reconnaitre une image de clou présentée horizontalement (comme un clou dans un mur) plutôt que verticalement (comme un clou dans le sol, Standfield & Zwaan, 2001 ; Zwaan & Madden, 2005). De plus, la simulation mentale ne comporte pas que les objets cités de manière isolée, mais active aussi les relations entre les objets. Ainsi, lorsque on présente aux participants des paires de mots situés l’un au-dessus de l’autre avec pour instruction de déterminer si les mots sont liés sémantiquement, les participants répondent plus vite lorsque les deux mots sont présentés en respectant leur relation typique (par exemple BRANCHE au-dessus de RACINE) plutôt que lorsque la présentation ne respecte pas cette relation (par exemple RACINE au- dessus de BRANCHE, Zwaan & Yaxley, 2003).

Les tâches d’amorçage ont également contribué à valider l’approche incarnée du langage. Pecher, Zeelenberg et Barsalou (2003) ont utilisé une tâche de jugement de propriétés, où les participants devaient vérifier si des qualificatifs liés à des modalités sensorielles (visuelles, auditives, …) s’appliquent à un mot-cible. Les résultats ont mis en évidence un effet d’amorçage tel que le jugement pour un mot était donné plus rapidement après un jugement portant sur la même modalité sensorielle (voir aussi Myung, Blumstein et Sedivy, 2006 pour un effet similaire sur des mots reliés à la même action).

La composante motrice de la simulation mentale lors de la compréhension du langage a quant à elle été démontrée dans des travaux s’intéressant aussi bien aux données comportementales que neurophysiologiques. L’un des premiers travaux proposant une interprétation incarnée des liens entre langage et action est l’étude publiée par Bargh, Chen et Burrows en 1996. Ces auteurs ont montré qu’après avoir été exposé à des mots liés aux

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personnes âgées, sans mention explicite de ce point commun, les participants de l’étude ont eu tendance à se déplacer plus lentement et avec le dos voûté, autrement dit d’une manière rappelant la démarche des personnes âgées, par rapport à des participants contrôles. En utilisant la méthode de l’eye-tracking, Spivey et ses collaborateurs (Spivey & Geng, 2001 ; Spivey, Tyler, Richardson & Young, 2000) ont mis en évidence que dans une tâche d’imagerie mentale, la simple écoute de descriptions orales d’objets provoque des mouvements oculaires dans les directions associées à l’interaction avec ces objets (regarder vers le haut pendant la description d’un gratte-ciel, ou vers la bas pendant la description d’un gouffre, Spivey & Geng, 2001), et ce même lorsqu’aucune consigne d’imagerie n’est donnée aux participants ou lorsqu’ils ont les yeux fermés (Spivey, Tyler, Richardson & Young, 2000).

Un effet majeur lié à la simulation mentale lors de la compréhension du langage a été démontré en 2002 par Glenberg et Kaschack. Dans leur étude, des participants devaient juger si des suites de mots avaient du sens (par exemple, « Andy ouvre le tiroir ») ou non (« Lucy fait bouillir l’air »). Parmi les phrases sensées, certaines impliquaient un mouvement vers l’extérieur (« tu donnes le livre à Andy ») et d’autres décrivaient un mouvement vers l’intérieur (« Andy te livre une pizza »). Pour juger du sens des phrases, les participants devaient appuyer sur deux touches, l’une située près d’eux, nécessitant ainsi un geste de la main vers le corps, et l’autre situé plus loin devant eux, nécessitant un geste de réponse hors du corps. Les résultats ont montré que les temps de réponse étaient plus courts lorsque le geste de réponse était congruent avec le mouvement décrit par la phrase que lorsqu’il était non- congruent. Cet effet de facilitation liée la congruence fut appelé Action Compatibility Effect (ACE), et soutient donc l’idée que la compréhension du langage passe par une simulation mentale des actions décrites. L’ACE a inspiré de nombreux travaux, démontrant par exemple un effet de la lecture de mots sur la planification de l’action (Tucker & Ellis, 2004;

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Gentilucci, Benuzzi, Bertolani, Daprati & Gangitano, 2000), ou encore une facilitation de l’action d’effecteurs spécifiques lors de la lecture de phrases décrivant des mouvements réalisés par les mêmes effecteurs (Scorolli & Borghi, 2007; Borghi & Scorolli, 2009).

Les données neurologiques soutiennent également le mécanisme de simulation sensori- motrice lors de la compréhension du langage. En effet, l’étude des aires motrices et pré- motrices du cerveau a permis de démontrer des activations lors de l’exposition à du matériel linguistique, activations spécifiques au type d’action décrites. Ainsi, différents travaux utilisant les techniques d’imagerie cérébrale telles que l’IRMf ont montré que lire des verbes d’actions associés à des effecteurs spécifiques (« pick/lick/kick », liés respectivement à des actions de la main, la bouche et la jambe, Hauk, Johnsrude & Pulvermüller, 2004) provoque des activations somatotopiques des aires motrices et pré-motrices du cerveau (voir aussi Buccino, Riggio, Melli, Binkofski, Gallese & Rizzolatti, 2005; Tettamanti, Buccino, Saccuman, Gallese, Danna, Scifo, et al., 2005; Pulvermüller, Shtyrov & Ilmoniemi, 2005b). Willems, Hagoort et Casasanto (2010) ont même pu montrer des activations cérébrales différentes lors de la lecture de verbes d’action chez des participants droitiers et gauchers. L’activation du cortex pré-moteur se fait à gauche chez les droitiers et à droite chez les gauchers, reflétant les activations liées à l’utilisation de leur main dominante.

Enfin, la simulation mentale du contenu du langage n’est pas limitée à la compréhension du langage, mais intervient également lors de la production du discours. Rauscher et al. (1996) ont filmé des participants pendant qu’ils devaient raconter à un tiers un court récit. Lorsqu’on autorisait les participants à appuyer leur discours par des mouvements, les gestes étaient surtout réalisés durant des phrases comportant un contenu spatial. Ce type de phrases était beaucoup moins fluent lorsqu’on empêchait les participants de faire des gestes, alors que les phrases non-spatiales n’ont pas été affectées par l’absence de gestes. L’accompagnement moteur du discours spontané paraît ainsi faciliter la production de ce discours.

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En résumé, la compréhension mais aussi la production du langage implique la simulation mentale des activités sensori-motrices évoquées par le contenu du langage. La question qui se pose alors est celle de l’incarnation des concepts abstraits, notamment au niveau linguistique. Le point suivant est ainsi consacré à la dimension sensorimotrice des concepts abstraits, et à l’influence de cette dimension incarnée sur les activités mentales.