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Série 2. Discussion générale

4. Pour conclure, limites et perspectives

La conception de l’évaluation émotionnelle que nous avons défendue tout au long de ce travail est donc celle d’une construction incarnée et située. Les objets et situations rencontrées dans l’environnement ne possèdent pas une dimension émotionnelle intrinsèque et figée, mais font l’objet d’une évaluation reconstruite à chaque nouvelle rencontre. Cette construction est basée autant sur les caractéristiques de la situation présente que sur celles de l’interaction sensorimotrice en cours, mais aussi sur les traces laissées en mémoire par les rencontres précédentes avec un objet similaire. En résumé la dynamique des interactions avec un objet participe à son évaluation, autant au niveau moteur que contextuel.

A l’issue de cette thèse, les éléments de réponse apportés soulèvent de nouvelles interrogations, particulièrement concernant l’effet d’attribution qui relie fluence motrice et évaluation émotionnelle. La seconde série d’expériences présentées ici étant à notre connaissance la première étude portant sur l’effet de la fluence motrice des comportements latéraux sur le jugement émotionnel, il reste à préciser les circonstances dans lesquelles un tel effet apparaît, ses limites potentielles ainsi que la possibilité d’étendre cet effet à d’autres activités que l’évaluation émotionnelle. Nous envisageons donc de poursuivre l’étude des effets de la fluence motrice de mouvements latéraux sur le jugement.

Une première piste de recherche consisterait à pallier à une limite de nos travaux actuels concernant la manipulation de la fluence motrice. En effet, nous avons jusque-là comparé la fluence motrice entre des mouvements différant en termes d’effecteur ou d’orientation de l’action (main droite versus main gauche, mouvement à droite versus mouvement à gauche). Hors afin d’étudier la fluence motrice de la manière la plus contrôlée possible, il nous faudrait manipuler de manière extérieure la fluence motrice d’un mouvement latéral, de sorte que le

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mouvement ne soit pas comparé à un autre mouvement plus ou moins fluent, mais qu’il soit comparé à lui-même dans une condition favorisant ou non la fluence. Cette manipulation nous permettrait ainsi de valider plus avant l’idée d’un effet d’attribution liée au caractère hédonique de la fluence motrice. En effet, si pour un geste réalisé par un seul effecteur, dans une seule orientation, on parvient à faire ressentir plus ou moins de fluence au participant, alors on devait en conséquence observer des variations dans une tâche de jugement émotionnel suivant immédiatement le geste moteur. Le paradigme de Hayes, Paul, Beuger & Tipper (2008) nous semble particulièrement adapté à une telle expérience : ces chercheurs ont fait réaliser à leurs participants des déplacements d’objets d’un point A à un point B, en introduisant pour certains essais un obstacle sur le trajet, diminuant ainsi la fluence motrice du geste à effectuer. Ces chercheurs avaient alors observé que les objets déplacés sans obstacle ont été préféré par les participants par rapport aux objets déplacés en contournant un obstacle. Dans la lignée de ce résultat, nous faisons l’hypothèse qu’après un geste habituellement fluent (par exemple la main droite se déplaçant vers la droite), une évaluation émotionnelle sera moins positive si un obstacle se trouvait sur le trajet de la main de réponse qu’en l’absence d’obstacle. Ce type d’expérience nous permettrait donc de manipuler de la manière la plus contrôlée possible la fluence motrice d’un mouvement donné.

Une deuxième piste de recherche concerne la possibilité de manipuler la fluence motrice par un autre biais qu’un réel mouvement physique : nous nous proposons de manipuler la fluence par le biais d’un mouvement « mental ». Des travaux sur la représentation mentale des concepts abstraits (comme le temps, la liberté, les nombres) ont montré que le système cognitif se sert de représentations de concepts physiques, basées sur la perception et l’action, pour concevoir ces éléments que l’on ne peut ni voir ni toucher (Lakoff & Johnson, 1980 ; 1989 ; Boroditsky, 2000). Ainsi, la façon de concevoir les nombres est basée sur une représentation spatiale : la succession des chiffres de 0 à 10 est représentée (au moins dans les

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cultures occidentales avec écriture de gauche à droite) le long d’un continuum allant de la gauche vers la droite. Cette représentation a été démontrée par de nombreux travaux, utilisant notamment la tâche de parité (« ce chiffre est-il pair ou impair ? ») en faisant répondre les participants avec leurs deux mains. Les résultats ont montré une nette tendance à répondre plus rapidement de la main gauche pour les chiffres les plus petits et de la main droite pour les chiffres les plus grand (effet SNARC, ou spatial-numerical association of response codes ; Dehaene, Bossini, Giraux, 1993 ; Ben Nathan, Shaki, Salti & Algom, 2009). Puisque les chiffres sont associés à ce continuum de gauche à droite, on peut penser que la présentation successive de chiffres de 0 à 10 revient à concevoir un mouvement mental vers la droite du continuum, alors que l’ordre décroissant correspond à un mouvement mental vers la gauche du continuum. On peut alors s’interroger sur l’impact d’un tel mouvement sur l’évaluation émotionnelle. Dans une situation où ce compte se fait facilement, peut-il y avoir fluence et donc coloration émotionnelle positive ? De même, dans le cas où une rupture est introduite dans la succession, pourrait-il y avoir un marquage négatif de la situation ?

On pourrait donc envisager une expérience dans laquelle les participants sont confrontés à un compte, à l’endroit ou à rebours ou dans le désordre, puis il leur faudrait évaluer des mots neutres. En manipulant également l’orientation de l’échelle d’évaluation, on s’attendrait à une coloration émotionnelle positive lorsque les chiffres sont ordonnés, et une coloration émotionnelle négative lorsqu’il y a un changement dans l’ordre. Ce résultat montrerait que la fluence motrice n’est pas seulement une question de coût musculaire mais plutôt de coût énergétique, concernant aussi bien un mouvement mental ou simulé que réellement exécuté5.

Enfin, nous considérons une troisième piste de recherche concernant l’effet de la fluence motrice sur un autre type de jugement que le jugement de valence. En effet, si les influences observées dans cette thèse sont bien liées à un effet d’attribution, alors la manipulation de la

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fluence motrice devrait également impacter d’autres jugements, comme par exemple le jugement de familiarité. Comme évoqué dans le chapitre 4, la fluence, qu’elle soit perceptive (Whittlesea, Jacoby & Girard, 1990 ; Reber & Zupaneck, 2002 ; Whittlesea & Williams, 1998), conceptuelle (Whittlesea, 1993) ou encore motrice (Brouillet, Brouillet, Milhau, Vagnot & Brunel, in revision ; Brouillet, Brouillet, Milhau, Vagnot & Maury, in revision), agit par attribution sur la reconnaissance d’items. Dans l'ensemble des expériences citées ci- dessus, l’effet de la fluence consiste en une augmentation des jugements de reconnaissance, que ces items aient effectivement fait partie de la liste d’apprentissage initiale (reconnaissances correctes) ou qu’ils s’agissent d’items nouveaux (fausses reconnaissances).

Dans la lignée de ces expériences, nous faisons l’hypothèse que la fluence motrice, manipulée par la réalisation de mouvements latéraux des mains, devrait entrainer par attribution des fausses reconnaissances d’items. Afin de tester cette hypothèse, on pourrait dans un premier temps faire apprendre une liste de mots neutres. Ensuite en phase de reconnaissance, les participants devraient catégoriser les mots présentés en « ancien » ou « nouveau » en appuyant avec leur main dominante sur deux touches de réponse situées à gauche et à droite d’un clavier. On s’attendrait alors à une proportion de fausses reconnaissances plus importantes lorsque la réponse « ancien » est donnée sur la touche de réponse située du même côté que la main de réponse, car il s’agira de la réponse liée au geste le plus fluent. Un tel résultat validerait l’idée que le caractère émotionnel de la fluence motrice agit par attribution sur la tâche en cours, qu’elle soit émotionnelle (jugement de valence) ou non (jugement de reconnaissance).

Toujours dans l’optique d’étudier les effets de la fluence motrice, nous envisageons également de nous intéresser à un autre type d’activité, à savoir le jugement perceptif. Dans une étude récente, Anneli, Ranzini, Nicoletti et Borghi (2013) ont utilisé la tâche de bissection de ligne et mis en évidence des biais de perception issus de la présentation d’objets

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saisissables et/ou dangereux. Nous proposons d’utiliser un paradigme équivalent pour tester l’effet de la fluence motrice sur le jugement perceptif. La procédure s’inspirera largement de celle de la seconde série d’expériences de cette thèse : dans un premier temps, les participants devront exécuter des gestes latéraux de la main, avec un mouvement plus fluent qu’un autre. Après chaque mouvement, les participants devront réaliser la tâche de bissection de ligne, c’est-à-dire qu’ils devront, sur une ligne horizontale, indiquer ce qui leur semble être le milieu de la ligne. La manipulation consistera à présenter de chaque côté de la ligne un mot de valence positive ou négative. Notre hypothèse est que la réalisation d’un mouvement fluent dans le premier temps de l’expérience devrait entraîner un biais de jugement vers la position du mot positif, du fait de la compatibilité émotionnelle entre la fluence motrice et la valence du mot. De plus, nous postulons que ce biais sera d’autant plus important que la disposition des mots sur les côté de la ligne respecte les associations valence/latéralité des participants (mot négatif à gauche et mot positif à droite pour les droitiers, et inversement pour les gauchers). En revanche, et d’après les résultats obtenus dans cette thèse, nous nous attendons à ce que la réalisation d’un mouvement non-fluent entraine un biais de bissection vers le mot négatif, mais seulement lorsque la disposition des mots valencés ne respecte pas les associations valence/latéralité des participants.

Pour conclure, nos travaux soulignent le caractère bidirectionnel des liens entre action et évaluation, ainsi que la médiation de ces liens par le caractère émotionnel de la fluence motrice, permettant l’effet de l’évaluation sur l’action par compatibilité, et l’effet de l’action sur l’évaluation par attribution. Ces résultats contribuent à une définition de l’émotion en termes de construction basée sur les caractéristiques de l’individu, de son environnement mais aussi et surtout de leur interaction.