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Le but de cette première série d’expériences était d’enrichir les travaux relatifs à la body- specificity hypothesis (Casasanto, 2009) par l’étude d’effets de compatibilité entre valence et latéralité dans une tâche de jugement de valence.

En complément des études existantes (de la Vega et al., 2012 ; 2013 ; Kong, 2013), nous avons formulé l’hypothèse selon laquelle deux facteurs sont cruciaux dans ces effets : d’une part la fluence des mouvements latéraux de réponse, et d’autre part la disposition des touches de réponse. Le fait de ne faire répondre les participants qu’avec une seule main nous a également permis de distinguer la main de réponse et le côté de réponse, variables confondues dans les travaux existants (de la Vega et al, 2012.; Kong, 2013).

La tâche utilisée dans cette série d’expériences a été la même pour les trois expériences : les participants réalisaient une tâche de jugement de valence de mots de valence positive et négative, et donnaient leur réponse en appuyant sur deux touches situées à gauche et à droite du clavier. Les participants (droitiers dans les expériences 1 et 2, gauchers dans l’expérience 3) utilisaient soit leur main dominante, soit leur main non-dominante. En plus de la valence des mots et de la main de réponse, un autre facteur a été manipulé dans cette tâche : la disposition des touches pour répondre positif ou négatif était soit congruente soit non- congruente avec les associations valence/latéralité des participants (congruent pour un droitier : droite/positif et gauche/négatif ; non-congruent pour un droitier : droite/négatif et gauche/positif ; inversement pour un gaucher). Ce dernier facteur a été manipulé en inter-sujet dans les expériences 1 et 3, et en intra-sujet dans l’expérience 2.

D’après Casasanto (2009), les associations entre valence et latéralité sont déterminées par la fluence motrice des gestes latéraux du membre dominant : un droitier est plus habile et rapide avec sa main droite, et associe donc la droite à la valence positive.

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De plus, Casasanto et Chrysikou (2011) ont montré que les associations valence/latéralité des personnes ne sont pas figées mais peuvent évoluer lors de modifications de la fluence motrice habituelle : un droitier agissant comme un gaucher manifeste des associations valence/latéralité habituellement rencontrées chez les gauchers.

Sur la base de ces travaux, nous nous attendions donc à ce que les participants qui répondent avec leur main droite (aussi bien les droitiers que les gauchers) soient plus rapides à juger les mots positifs que négatifs lorsque le clavier de réponse est congruent avec les associations valence/latéralité des droitiers, et qu’ils soient également plus rapides à évaluer les mots négatifs que positifs sur le clavier non-congruent avec les associations liées à la main droite. A l’inverse, nous nous attendions à ce que les participants droitiers et gauchers qui répondent avec la main gauche présentent un pattern de résultat opposé, c’est-à-dire des temps plus courts pour les mots positifs que négatifs sur le clavier non-congruent pour un droitier, et plus courts pour les mots négatifs que positifs sur le clavier congruent pour un droitier.

Les résultats obtenus dans les trois expériences vont dans le sens de nos prédictions. Dans les trois expériences, les participants ayant répondu avec leur main droite ont jugé plus rapidement les mots positifs que négatifs sur le clavier congruent avec les associations valence/latéralité des droitiers. De plus dans l’expérience 2, les mots positifs sont évalués plus rapidement sur le clavier congruent que sur le clavier non-congruent. Chez ces mêmes participants, les mots négatifs ont été jugés plus rapidement que les mots positifs sur le clavier non-congruent pour les droitiers (expériences 1 et 3), et plus rapidement sur le clavier non- congruent que sur le clavier congruent (expérience 2). Les trois expériences ont montré le même effet pour les participants qui répondent avec la main gauche : sur le clavier congruent avec les associations des gauchers, les mots positifs ont été évalués plus rapidement que les mots négatifs. Cet effet est renforcé par l’analyse des erreurs dans l’expérience 2, qui a mis en évidence une diminution progressive des erreurs au fil des essais, soutenant une instauration

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progressive du changement de latéralité (le « dominance switch ») faisant des droitiers des « gauchers fonctionnels ».

Pris ensemble, ces différents résultats soutiennent la body-specificity hypothesis : les effets de compatibilité entre valence et latéralité sont déterminés par le type d’interaction qu’a un individu avec son environnement, en fonction de la combinaison entre fluence motrice et congruence du dispositif de réponse. Ces effets de compatibilité ne sont pas fixes et entièrement soumis à la dominance manuelle des individus, mais dépendent de la fluence d’action en situation. Ces résultats sont donc similaires à ceux obtenus par Casasanto et Chrysikou (2011), mais il s’agit à notre connaissance de la première démonstration d’une telle flexibilité au niveau des temps de réponse dans une tâche de jugement de valence latéralisée.

Une approche récente des effets de compatibilité propose que ces effets proviennent d’une similitude structurale entre différentes dimensions d’une situation : c’est le principe de correspondance des polarités (Proctor & Cho, 2006, voir chapitre 4). D’après ce principe, la modalité la plus saillante d’une dimension binaire est codée comme le pôle +, et l’autre modalité comme le pôle –. Les performances dans de nombreuses tâches seraient facilitées lorsque les pôles des différentes dimensions correspondent (Lakens, 2012 ; Proctor & Cho, 2006).

Dans nos expériences, le clavier congruent pour les participants est une condition de correspondance des polarités, puisqu’il associe chaque valence au côté dont le pôle correspond (valence positive et droite sont codées + alors que valence négative et gauche sont codées -). Le clavier non-congruent quant à lui ne permet pas de telles correspondances. Le principe de polarité prédit un pattern de résultats similaire à la body-specifity hypothesis en ce qui concerne les participants utilisant leur main dominante durant l’expérience, et qui correspondent aux résultats obtenus. En effet, les temps de réponse ont été plus courts pour les mots positifs (codés +) évalués sur le clavier dont les polarités correspondent (clavier

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congruent pour le participant). Le pattern de résultats des participants utilisant leur main non- dominante étaient également prévisibles si on considère que comme les associations entre valence et latéralité, les polarités sont flexibles et s’adaptent à la situation vécue. Ainsi, si le pôle + correspond à la modalité la plus saillante, alors pour un droitier le côté le plus saillant est probablement le plus fluent, c’est-à-dire la droite. Mais si ce droitier est contraint à utiliser sa main gauche, on peut imaginer qu’à ce moment-là la saillance suit la fluence et change de côté, attribuant à la gauche la polarité +.

En conclusion, l’apport majeur de cette série d’expériences est à nos yeux l’idée que les effets de compatibilité entre valence et latéralité observés ici et dans d’autres études ne sont pas réductibles à la main de réponse ou au côté de réponse, mais sont déterminés par la combinaison des deux au travers de la congruence du dispositif de réponse avec la fluence de la main utilisée pour répondre.

La main de réponse est donc effectivement un élément crucial car c’est ce facteur qui détermine la fluence motrice des mouvements de réponse, et donc les associations valence/latéralité du participant durant l’expérience.

Enfin, nous tenons à souligner l’importance du dispositif de réponse lors de la réalisation de tâches de jugement de valence. En effet, on utilise souvent dans ce type de tâche des pressions de touches situées à droite et à gauche, ou bien des échelles d’évaluations horizontales. Les résultats obtenus dans cette série d’expériences soulignent l’influence de la disposition des choix de réponse en rapport avec la dominance manuelle des participants, mais aussi et surtout selon les consignes motrices données aux participants (répondre à une ou deux mains, avec uniquement la main dominante ou non-dominante). Nos travaux appuient donc l’idée selon laquelle l’évaluation émotionnelle est un processus émergent des interactions sensorimotrices avec l’environnement. Les effets d’une part de la main de réponse et d’autres

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part des contraintes posées par le dispositif de réponse vont dans le sens d’une conception incarnée et située de l’évaluation émotionnelle.

Résumé

Le but de cette première série d’expériences était d’enrichir les travaux relatifs à la body- specificity hypothesis (Casasanto, 2009) par l’étude d’effets de compatibilité entre valence et latéralité dans une tâche de jugement de valence. Nous avons proposé que ces effets de compatibilité dépendent de deux facteurs : la fluence du mouvement de réponse, et la congruence du dispositif de réponse avec les associations valence/latéralité du participant (pour un droitier, réponse positive à droite et négative à gauche ; l’inverse pour un gaucher). Une première conclusion de cette série d’expériences est que les évaluations positives sont facilitées par rapport aux évaluations négatives lorsque les participants utilisent leur main dominante et que le dispositif de réponse est congruent avec leurs associations entre valence et latéralité. A l’inverse, les évaluations négatives sont facilitées par rapport aux évaluations positives lorsque les participants utilisent leur main dominante et que le dispositif de réponse n’est pas congruent avec leurs associations entre valence et latéralité. La seconde conclusion de cette série d’expériences est que ces effets de compatibilité ne sont pas déterminés par la dominance manuelle des participants, mais bien par la main utilisée durant la tâche : un droitier utilisant sa main gauche durant la tâche devient un « gaucher fonctionnel », manifestant des effets de compatibilité liés aux associations valence/latéralité des gauchers. Les liens entre valence et latéralité apparaissent donc dépendants des interactions incarnées et situées de l’individu avec son environnement.

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