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La théorie de l’action historique développée par Martin (2009) repose sur la prémisse que les sociétés autochtones agissent sur elles-mêmes en effectuant une lecture de la réalité sociale qui leur est propre. Ce projet théorique vise à mettre en lumière la dimension réflexive et historique de l’agir autochtone, deux éléments marginalisés au sein des principales perspectives théoriques à partir desquelles s’articulent les analyses sociologiques des questions autochtones.

Les transformations à l’œuvre dans les sociétés trouvent généralement leurs explications dans plusieurs facteurs notamment les conflits, la montée de la rationalité économique, les innovations techniques, des changements au niveau des valeurs et des idéologies, etc. Le changement social, comme le définit Rocher (1968) est « toute transformation observable dans le temps qui affecte, d’une manière qui ne soit que provisoire ou éphémère, la structure ou le fonctionnement de l’organisation sociale d’une collectivité donnée et modifie le cours de l’histoire. » (p. 22) Les changements observés au sein des sociétés autochtones, rappelle Martin (2009), trouvent leurs explications à travers deux principales perspectives analytiques : la perspective

« coloniale-postcoloniale » et la perspective de la modernisation.

La perspective « coloniale-postcoloniale » circonscrit l’analyse des questions Autochtones sous l’angle de la relation coloniale. Martin (2009) note que les

interprétations qui découlent de ce courant s’inscrivent généralement dans une approche historique18 ainsi que dans le giron des paradigmes de la dépendance19 et du conflit. Les analyses portent d’une manière générale sur l’origine des conditions morales et matérielles des Autochtones d’aujourd’hui ainsi que celles des processus qui tendent actuellement à redéfinir les relations entre ceux-ci et les États occidentaux (Martin, 2009). Elles partent généralement du postulat que le cadre structurel déterminant la condition et l’action des Autochtones est cette relation de type colonial - une relation de domination, de subordination. Autrement dit, tout se passe comme si l’action collective et individuelle des Autochtones était conditionnée et dépendante de la suppression ou non des diverses mesures législatives, économiques, sociales ou administratives mises en place par les gouvernements. Par exemple, pour Dufour (1993)

[l]es premières nations ne pourront vraiment survivre et se développer qu’au moment où tous les gouvernements auront pleinement reconnu leurs droits à l’autodétermination et leurs droits à l’autonomie politique, et qu’ils respecteront comme toute autre nation selon l’esprit de la Charte des Nations Unies et de la Charte universelle des droits de l’homme. Pour y arriver, il faut que les gouvernements s’engagent, notamment, dans la voie suivante : il faut que la Loi sur les Indiens soit abrogée et que l’égalité des Autochtones avec les autres citoyens du Canada soit inscrite dans la Constitution. (p. 286)

18 Par exemple, la position occupée par les Autochtones dans la société canadienne d'aujourd'hui est, pour Fideres (1998) le résultat d’une série d'événements historiques et contemporains complexes.

19 La perspective de la dépendance, selon Jaccoud (1995) « désigne la situation économique des nations subordonnées au développement de l’économie d’une ou de plusieurs autres nations. Appliquée au contexte des relations entre les Autochtones et l’État canadien, cette perspective suggère que les collectivités autochtones sont devenues des périphéries (les réserves) politiquement et socio-économiquement dépendante de l’État (centre) à travers le processus de colonisation interne » (p. 95).

Cette posture donne à voir les Autochtones comme les sujets d’un régime colonial, voire des victimes, comme l’avait souligné Balandier en 1951, « d’une histoire sur laquelle ils n’ont aucune prise » (p. 8). Elle ne présente pas les Autochtones, comme le fait remarquer Martin (2009), en tant que les propres auteurs de leur histoire ni en tant qu’acteurs au sein de cette relation coloniale. Si la perspective coloniale interprète la situation actuelle des Autochtones comme le résultat d’une politique de domination et de minorisation, la perspective de la modernisation la représente comme une étape normale de développement, voire un point de passage obligé sur la route de la modernité (Martin, 2009). Les observations de Notze (2004) à propos de l’action des nations Pieds-Noirs, Stoneys et Tsuu T’ina dans l’industrie touristique illustrent cette idée :

The members of the Blackfoot Confederacy, the Stoneys and the Tsuu T’ina are making progress on the long road to emancipation and empowerment. While many recent initiatives in the area of aboriginal tourism may not yet show a strong presence in the market, the willingness on the part of many aboriginal people to share their lives and heritage with foreigners is genuine, which is a precious resource not to be squandered or abused. (Notze, 2004, p. 52)

Cette perspective donne à voir les sociétés autochtones comme étant en train de franchir l’étape ultime de leur développement social, économique et politique qui leur permettra d’’atteindre un niveau de » « civilisation » comparable à ceux des États capitalistes et démocratiques modernes (Wilkins, 1993), un monde au sein duquel les rapports sociaux sont régulés par la rationalité instrumentale. Pour Martin (2009), les changements observés au sein des sociétés autochtones « ne sont pas nécessairement

de simples indicateurs d’un processus universel de modernisation faisant en sorte que la montée de la rationalité et l’individualisme viendraient redéfinir les fondements du vivre ensemble » (p. 442) et transformer l’Autochtone en un sujet acculturé, et atomisée.

Pour prendre un autre exemple dans le domaine touristique, Waever (2010) s’est intéressé à l’évolution de la relation entre les Autochtones et cette industrie au Canada, en Australie, aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande. L’auteur propose un modèle de progression en six niveaux. Chaque niveau correspond à une période historique représentant le degré de contrôle spatial des Autochtones dans le domaine touristique. Pendant la période coloniale, l’Autochtone aurait perdu le contrôle des

« activités touristiques ». Ils les auraient reprises progressivement par la suite aux moyens de diverses stratégies, notamment en misant sur l’intérêt croissant des touristes envers la thématique amérindienne (de la fabrication d’objets spécifiques destinés aux touristes, au développement de projets touristiques à thématique autochtones sur leur territoire). Ce qui caractériserait la dernière étape, est l’effacement de la thématique amérindienne (Shadow Indigenous Tourism) en investissant le domaine du tourisme durable et l’exploitation d’entreprises « rentables » comme les casinos (Weaver, 2010).

La conception de la modernité autochtone qui se dégage de cet exemple produit deux analyses. Ancrée dans un paradigme évolutionniste, le modèle de progression du contrôle de l’activité touristique « fait d’abord passer l’Autochtone d’un état

traditionnel à un état de moderne avancé » (Martin, 2009, p. 441). Ensuite, cette conception présente les Autochtones comme étant inscrits « dans un processus déterministe à travers lequel ils seraient continuellement soumis à des rapports de pouvoir qui les contraindraient à perdre le contrôle de leur propre destin, à s’aliéner et à s’acculturer (paradigme du conflit) » (Guay, 2010, p. 92).

Ces deux manières d’appréhender les réalités autochtones, pour Martin (2009) masquent « le fait que les sociétés autochtones exercent sur elles-mêmes à travers leurs pratiques sociales, notamment collectives, une action réflexive à partir de laquelle elles écrivent leur présent et deviennent donc les auteurs de leurs propres histoires » (p. 445).

Par l’exemple de la sculpture au Nunavik, Martin (2005) explique que l’intervention de l’État pour stimuler la production de cette activité aurait pu conduire « à une déculturation, voire à une « macdonalisation », de la production artisanale inuit » (p.

152). Au contraire, les Inuit ont pris le contrôle du commerce de leur production artisanale par le biais des coopératives. Au lieu de s’enfermer dans le monde folklorique qu’on leur attribue habituellement, les Inuit ont choisi de sculpter leur monde selon leurs propres représentations. Cette stratégie a permis aux Inuit de

« réorienter la pratique de manière à répondre au besoin du marché sans toutefois les assujettir aux demandes spécifiques de consommateurs » (p. 153). Ainsi, « la sculpture n’est ni acculturée ni le fruit d’un retour nostalgique sur le passé mais reflète plutôt la contemporanéité Inuit. Elle prolonge la tradition à travers des techniques et de modes de représentations modernes » (p. 153). Toutes ces adoptions/adaptations d’éléments

propres à la modernité, Martin (2003, 2009) propose de les envisager comme les manifestations des actions posées par les Autochtones pour définir leur propre histoire et ce, autant à travers leurs pratiques sociales individuelles que collectives. Ce travail réflexif est qualifié par Martin (2009) d’action historique parce qu’il est porteur d’un sens historique c’est-à-dire, « qu’il oriente le présent de manière à ce que le futur s’inscrive dans la continuité du passé, sans pour autant en être la reproduction » (Guay et Martin, 2008, p. 640 ; Martin, 2011).

La sous-estimation du travail réflexif que les Autochtones portent sur leur propre société, Martin (2013b) l’explique aussi par cette tendance à figer, dans le passé, le rapport symbiotique que les Autochtones entretiennent avec la nature et le territoire.

Selon Martin, si « la pérennisation de la relation symbiotique à la nature est considérée par les Autochtones comme un élément essentiel de leur société future […] cette relation à la nature n’est pas une reproduction du passé mais est redéfinie en fonction des contingences présentes et en fonction du futur désiré » (2013b). En effet, les Autochtones ne sont pas uniquement des gardiens de l’intégrité de « Mère Nature », ils souhaitent et sont impliqués dans le développement économique des territoires.

L’analyse de Martin (2013b) sur l’évolution des positions des Autochtones face au développement industriel du Nord du Québec montre que plusieurs d’entre eux partagent l’idée que « les communautés [considèrent], pour pouvoir perdurer, doivent s’adapter au contexte économique contemporain comme elles l’ont fait par le passé en adoptant plusieurs des outils occidentaux. » (idem, s.p) Les positions des différents

intervenants en présence (leaders, Aînés, adultes, acteurs sociaux-économiques), qui s’incarnent à la fois dans des discours conservationnistes à l’égard de la nature et dans de nouvelles relations à l’économie, sont « une manifestation de l’avenir que les Autochtones du Nord du Québec souhaitent construire » (idem). Dans ce futur projeté, la relation à la nature demeure au cœur de leur société. Ce sont plutôt les avenues à emprunter pour y arriver et les activités qui doivent s’adapter au monde contemporain pour qu’elles puissent permettre de perpétuer la fréquentation du territoire (Martin, 2011).

L’analyse de témoignages d’inuit et de cris recueillis dans le cadre de consultations publiques sur le projet de création du parc national Tursujuq au Nunavik est un autre exemple qui illustre la coexistence de différentes positions destinées non pas à figer la relation au territoire et les pratiques sociales qui s’y déroulent, mais plutôt à les actualiser (Martin, 2012). L’analyse de ces différentes positions met en lumière l’existence de deux manières d’attribuer des valeurs patrimoniales et culturelles au territoire, l’une sociale et l’autre, savante et « institutionnelle ». Étant représentée sous les figures de la chasse et de la rivière, la relation au territoire des participants à la consultation s’exprime ainsi dans un rapport à l’usage inscrit à la fois dans la vie quotidienne et l’actualité des besoins de transformation du territoire (Bibaud, 2012, p.

45)20. Cette relation « patrimoniale » au territoire constitue un espace pour marquer

20 Ce témoignage illustre cette idée : « Mes propres ancêtres étaient à la rivière, à la mission chrétienne et au poste de traite là-bas, c'est un endroit important pour notre histoire. Et ca demeure

leur identité et la représenter selon leurs propres conceptions du monde. Elle est aussi un moyen pour redéfinir la participation locale dans la gouvernance de ce futur parc (Bibaud, 2012). Comme le souligne Martin (2015), appréhendé ainsi, le territoire n’est pas un lieu de reproduction de la culture ancestrale ou, au contraire de perte de la culture mais devient, un moyen de l’actualiser.

Dans cette perspective non linéaire de l’historicité du changement social, le présent est le temps où l’histoire se construit en fonction des représentations du passé et de ce qui est souhaité pour le futur. En d’autres termes, « le présent est le moment où l’on assigne un sens (sans cesse renouvelé) au passé et à l’avenir de manière à ce qu’il « corresponde à un projet de société » (Martin, 2009, p. 447). Bref, l’action historique est une manière de voir le passé et une action qui allie, au présent, les manières de faire le futur ou de construire l’avenir. Il s’agit d’un agir conçu comme un processus fondé sur une capacité, au présent, de se nourrir du passé et du futur imaginé pour envisager l’action.

Animé par l’idée d’une société productrice de ses propres idéaux, ce que Martin (2003, 2009, 2015) cherche à comprendre ce n’est pas le changement social en lui-même, mais plutôt l’histoire et la manière dont s’opère le changement social (Guay,

aussi une route principale pour nous » (un résident d’Inukjuak, Québec, 2008c) (Bibaud, 2012, p. 45).

2010). La perspective de l’action historique nous invite donc à examiner la réalité sociale dans une optique de coproduction continue reliant à la fois l’expérience individuelle, collective et la structure sociale. Les connaissances que les acteurs ont de leur propre monde, leur créativité et le sens qu’ils donnent à leurs actions sont importants et influencent les dynamiques qui y sont à l’œuvre (Joas, 1999 ; Martin, 2009).