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CHAPITRE 3 MÉTHODOLOGIE

3.1 Orientation épistémologique

Définir l’orientation épistémologique de la recherche permet au chercheur de se positionner sur sa conception de la réalité sociale et du processus de production des connaissances. Ces prises de position lui permettent de s’assurer de la cohérence

« du dialogue qu’il entend établir avec une communauté de chercheurs et avec les terrains sociaux dans lesquels, ou pour lesquels, il œuvre » (Demazière et Narcy-Combes, 2007, p. 17). Qu’en est-il pour notre recherche ?

Notre recherche, rappelons-le, veut comprendre comment les intervenants autochtones en muséologie harmonisent, au quotidien, leurs pratiques avec leurs valeurs. À travers cet énoncé, la réalité sociale n’apparaît pas comme une entité purement objective composée de faits isolés de leurs manifestations individuelles. En

effet, elle est plutôt perçue comme étant subjective parce que les individus construisent du sens par le biais de leurs interactions (Blin, 1995).

En référence aux propos Corcuff (2007), il s’agit ici d’envisager les réalités sociales comme des « constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs » (p. 16). Autrement dit, l’acteur construit sa réalité à travers un ensemble de situations posées par les contextes historique, politique ou économique dans lesquels il se trouve. En retour, ce même acteur agit sur cette réalité. Selon le sens qu’il donne à son action, les réalités sociales apparaissent comme des structures aussi facilitantes que contraignantes dans l’exercice de ses actions (Corcuff, 2007).

Ce sens dont il est question est le sens subjectif, « c’est-à-dire le sens vécu par les acteurs » (Weber, 1963, p. 46). C’est à se saisir du sens subjectif que cette posture compréhensive nous invite à faire. Les déterminismes biologiques, historiques ou culturels, même s’ils existent toujours, ne sont pas suffisants pour appréhender la complexité des phénomènes sociaux de notre monde contemporain (Schurmans, 2003).

Selon Schurmans (2003), ces déterminismes « ne permettent pas d’aborder le travail constant de production de sens qui caractérise notre humanité » (cité par Charmillot et Dayer, 2007, p. 132). Pour elle, « l’approche compréhensive se focalisera donc sur le sens : d’une part, les êtres humains réagissent aux déterminismes qui portent sur eux;

d’autre part, ils sont les propres créateurs d’une partie de ces déterminismes » (cité par Charmillot et Dayer, 2007, p. 132). Il en va de même pour le temps objectif (ou le

temps standardisé), nous disent. Pourvois et Desmet (2007). Selon ces auteurs, dans le temps objectif, la neutralité des observateurs est « généralement sauvegardée et le vécu du sujet évacué » (p. 106). La prise en compte d’un « temps subjectif ou temps phénoménologique (temps vécu) » (p. 107) s’avère donc indissociable et indispensable de l’orientation compréhensive qui caractérise notre recherche.

En s’intéressant à ce sens et à ce temps vécus, l’approche compréhensive s’inscrit nettement en rupture aux propositions du courant positiviste. En effet, le courant positiviste considère, d’une manière générale, « les phénomènes sociaux comme des « choses » et des « faits » (Ansart, 1990, p. 118) et la vérité comme étant fixe d’où découle un ordre social auquel la société devrait se conformer. L’analyse compréhensive se concentre plutôt à saisir les subtilités de la dialectique individuel/collectif en se questionnant sur deux plans. Il s’agit d’abord de se demander quelles sont les motivations et les attentes de l’acteur. Ensuite, il importe de s’interroger sur la portée et la signification de ces actions singulières et la représentation de celles-ci sur l’organisation de l’activité socelles-ciale. Dans cette perspective, l’évocation d’une pratique professionnelle, comme le relève Bertaux (2005), renvoie moins à des faits, mais plutôt à des sens que les acteurs donnent à leurs pratiques.

La mise en mots de ces réalités est possible grâce aux expériences vécues évoquées par les acteurs selon la compréhension qu’ils en ont au moment où ils en parlent et non pas selon la perception qu’ils en avaient au moment où cette expérience

a été vécue. Selon la perspective de Weber (1963), cette « expression que les acteurs donnent à leurs expériences, la conscience qu’ils ont ou qu’ils prétendent avoir ne constitue pas nécessairement la vérité historique » (p. 46). En fait, il y a une pluralité de sens vécu par les acteurs » et il n’est pas nécessaire d’obtenir une vision unique de la réalité pour qu’il y ait uniformité du monde (Weber, 1963, p. 46). Ce qui est important pour ce père de la sociologie compréhensive, c’est l’organisation des sens, aussi multiples soient-ils, « d’une certaine manière qu’ils ne paraissent pas sans lien ou sans raison » même si les réponses s’opposent (Weber, 1963, p. 47). L’uniformité du monde, dans cette optique, relève moins de l’objet matériel, mais plus « de l’esprit qui construit sa connaissance en interprétant le monde comme s’il était stable et uniforme » (Lessard-Hébert, Goyette et Boutin, 1997, p. 27).

Pour le chercheur compréhensif, l’exploration de cette subjectivité nécessite une « véritable conversion du regard » (Meyor, Lamarre, et Thiboutout, 2005, p. 3). Il doit être immergé dans l’expérience et faciliter l’émergence de la réalité subjective des acteurs, c’est-à-dire de laisser libre cours à son expression. Se pose alors les questions du comment. Comment rediriger notre regard du phénomène vers l’acteur ? Comment, en tant que chercheur, s’immerger dans l’expérience ? Comment mettre en lumière les actes de conscience des acteurs ? Donc, comment « retourner aux choses mêmes » ?

Il est difficile de concevoir l’exploration de cette subjectivité par des processus hypothético-déductifs. La logique de recherche inductive que nous avons privilégiée

ne consiste donc pas à isoler des variables ni d’établir de lien causal linéaire. Il s’agit de donner du sens à de multiples expériences à partir du point de vue des acteurs (Gauthier, 2007). Tout en établissant « un rapport intime, direct avec les personnes ou le groupe social » qui nous intéresse (Desmarais, 1996, p. 152), il s’agit de s’assurer, comme le recommande Houle (1997), du « passage de cette expérience, de ces expériences, c'est-à-dire de ces savoirs, au savoir sociologique […] » (p. 12).

Ceci nous amène à aborder la façon dont nous avons envisagé notre rapport avec les acteurs concernés par notre recherche et leur rôle dans le processus de construction des connaissances. Il existe divers courants théoriques et méthodologiques qui reconnaissent la capacité des individus à définir et à se situer par rapport aux problématiques qui les concernent. Regroupées sous le nom générique de recherches participatives, ces recherches visent une forme d'affranchissement « par l'entremise d'un pouvoir renégocié entre les chercheurs et les participants à la recherche » (Morissette, 2012, p. 6). C’est autour de cette visée émancipatrice que se modèle le rapport chercheur-praticien qui prend la forme d’une collaboration. Préoccupées par le changement social et la promotion d’un idéal démocratique, ces recherches impliquent les acteurs concernés dans une coconstruction de l'objet d'étude et des connaissances.

Même si nous partageons avec ces recherches participatives une approche subjective et l’importance de reconnaître aux acteurs leurs capacités dans l’analyse des réalités sociales qui les concernent, la démarche méthodologique que nous nous apprêtons à décrire, s’en distancie. Nous optons pour l’approche développée dans les travaux de

Guay (2010) et de Martin (2012). Ces auteurs appréhendent la production des connaissances, dans le cadre de recherche impliquant les Autochtones, non pas par

« l’action ou par la mise place d’espace démocratique (entre Autochtones et non-Autochtones) », mais plutôt par « un regard analytique et diachronique posé sur une réalité sociohistorique » (p. 5). Mais que cela implique-t-il concrètement ?

Au lieu de se positionner comme un « facilitateur » menant vers une muséologie dites appropriée (Kreps, 2008) aux réalités des communautés autochtones, nous envisageons notre rôle comme celui d’un témoin de savoirs en action. Il s’agit ainsi de poser un regard sur la pratique muséale telle que vécue, construite et ajustée dans un contexte autochtone. Nous détaillerons le rôle de l’informateur dans la production de ce regard analytique et diachronique à la section 3.3. Pour l’instant, retenons que notre approche de recherche ne peut pas être envisagée comme une intervention. Elle ne prétend pas non plus à contribuer à l’émancipation des participants. Ces derniers sont considérés comme des « bricoleurs » (Lévi-Strauss, 1962) qui construisent leur propre « rapport au monde avec des pièces pré-contraintes par l’Histoire qui les a produites et mises en œuvre, mais aussi sous le regard de ceux qui, au présent, accompagnent l’évaluation de l’esthétique et de la valeur d’usage du bricolage » (Schurmans, 2001, p. 175).

Nous demeurons également conscients des limites à la prétention de s’affranchir de la logique scientifique « classique », notamment celle de prétendre

l’adoption d’une posture épistémologique et des outils méthodologiques autochtones.

Nous sommes conscients, en tant que chercheur occidental, de la difficulté, voire de l’impossibilité, d’une telle entreprise (Martin, 2013). En effet, nous n’étions pas engagés « dans un long processus d’apprentissage guidé par un aîné afin de pouvoir espérer développer les habiletés nécessaires pour s’approprier la spiritualité et les systèmes de pensée autochtones » (Guay et Martin, 2012, p. 4) qui sont au fondement de leurs processus de production des connaissances (Martin, 2013). Toutefois, nous acceptons et reconnaissons la dimension holiste et sacrée que peut revêtir le savoir auquel nous nous intéressons dans cette recherche et reconnaissons le droit des Autochtones d’adhérer à la normativité de leur choix. Est-ce à dire que notre recherche participe d’une « justice cognitive » ? Pas tout à fait.

La « justice cognitive » est, comme le mentionne Piron (2014), un « concept qui décrit cette forme de science plurielle respectueuse de tous les savoirs » (par. 43).

En se référant au manifeste Knowledge Swaraj—an Indian Manifesto on Science and Technology (Collectif anonyme, 2010), l’auteure souligne que les chercheurs ne doivent pas tendre leurs actions pour atteindre l’idéal d’une science universelle » mais plutôt pour « […] reconnaître et acquérir les moyens de comprendre la pluralité des savoirs de manière à la créer et à la célébrer à partir d’une compréhension nuancée de l’expertise » (Piron, 2014, par.43). Cette reconnaissance, dans cette perspective, « doit aller au-delà de la tolérance libérale et imposer activement la nécessité de cette pluralité

» (par. 43). La justice cognitive exige la reconnaissance des savoirs, pas seulement

comme méthode, mais comme culture et mode de vie. Pour se faire, certains proposent de repenser le rapport entre les chercheurs et les participants (et plus largement la société) comme un rapport de « fiduciaire » dans lequel les informateurs confient leurs savoirs aux chercheurs en vue du bien de tous » (Piron, 2014, par. 44). Dans une recherche qui implique des informateurs autochtones, ce rapport de fiduciaire entre chercheur et participants fait réfléchir. Il tend à occulter, selon nous, l’existence d’un

« monde autochtone séparé, gouverné par ses règles propres et que seuls les modèles théoriques et les méthodologies définis par ceux qui en font partie permettraient d’expliciter » (Martin, 2013, p. 146). Nous pensons en effet que le rapport chercheur-Autochtones devrait reposer sur une égalité de valeur entre les formes de savoir et les projets de société autochtones qui se développent en parallèle.

Maintenant, il convient de présenter nos choix méthodologiques. Notre positionnement quant à la nature des données et à leur traitement fait en sorte que nous avons opté pour une recherche qualitative. Mentionnons au passage que nous nous garderons d’aborder le débat « usé » qui oppose la recherche qualitative à la recherche quantitative. Nous nous concentrerons plutôt à justifier le choix de l’approche biographique comme méthodologie de recherche. À travers la présentation de son historique, de ses caractéristiques et des enjeux éthiques quant à son utilisation en contexte autochtone, nous aurons aussi l’occasion d’approfondir des éléments de notre posture épistémologique.