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CHAPITRE 3 MÉTHODOLOGIE

3.3 L’analyse des récits de pratique

Pour analyser les récits de pratique, nous avons eu recours à l’approche compréhensive.

L’analyse compréhensive renvoie à un ensemble de techniques et d’outils (Bertaux, 2005; Kaufmann, 1996) permettant « d’expliciter les informations et les significations pertinentes qui y sont contenues » (Bertaux, 2005, p. 84).

À la fois descriptive et compréhensive, l’analyse des récits de pratique des muséologues autochtones vise ainsi à expliciter (Bertaux, 2005 ; Maligne, 2006) les manières par lesquelles ils construisent et exercent leur professionnalité. Il est important d’envisager ce « modèle », tel que le suggère Maligne (2006), comme étant issu en partie des entretiens. En effet, les muséologues autochtones rencontrés ne nous ont pas attendus pour réfléchir sur leur pratique professionnelle. Notre analyse n’a pas donc de visée explicative ou interprétative. Il s’agit de « rendre compte de façon globale […] » non pas de ce qu’est la pratique des intervenants rencontrés, mais de ce que ces professionnels « font et de ce qu’ils disent faire » (p. 19). Nous tenterons ainsi

d’honorer les significations « of the telling and the told », pour reprendre les propos de Denzin (2008, p. 394).

Pour « comprendre », en partie, cet univers de la pratique de la muséologie en milieu autochtone et en expliciter sa cohérence tout autant que ses paradoxes et ses tensions, nous avons procédé en deux étapes.

3.3.1 Retranscription26 des entretiens et reconstitution des récits de pratique

La première étape a été d’entreprendre la retranscription, au verbatim, de tous les entretiens. Ces transcriptions sont fidèles à l’enregistrement et respectent le discours du narrateur en reprenant des détails tels que les répétitions, les fautes de langage, les lapsus, etc. Sur le plan de l’analyse, cet exercice nous a permis de réaliser une première lecture, verticale et exhaustive, du contenu.

Cette première lecture est importante, car elle permet « d’entrer dans le vif de l’étude » (Bertaux, 2005) en notant les thèmes les plus abordés, les éléments à creuser davantage dans le cadre des prochaines entrevues, des noms de personnes à interviewer, etc. Nous avons aussi profité de cet exercice pour identifier des passages qui nous paraissaient déjà les plus pertinents pour notre étude. Même s’il n’est pas encore

26 À l’instar de Bertaux (2005), nous employons le terme de « retranscription » pour désigner « l’action de transcrire, réservant le terme de transcription au texte qui en résulte » (p.69).

formalisé, le processus d’analyse est, en quelque sorte, déjà enclenché. Ces

« résultats préliminaires », si l'on peut dire, rayonnent à plusieurs niveaux, tant au niveau du modèle en cours de construction, qu’à l’intérieur du guide d’entretien ou qu’à la constitution de l’échantillon (Bertaux, 2005). Un des éléments qui a émergé au cours de la toute première entrevue - et que nous avons intégré à notre guide d’entretien - est l’importance accordée à l’opinion des visiteurs27. Nous avons donc rajouté une question demandant aux praticiens ce qu’ils souhaitaient que les visiteurs et les usagers retiennent après leur passage au musée.

C’est à partir de ces transcriptions d’entretiens que s’est amorcé le travail de mise en forme (de reconstitution) du récit. Il s’agit de retracer, comme le suggère Desmarais (2009), « la trame de la narration, sans catégories préétablies » (p. 382).

Desgagné (2005) fait reposer ce processus de reconstitution de la trame narrative du récit de pratique sur deux éléments. Le premier concerne la fidélité et la clarté du propos. Ici, il s’agit de « mettre en valeur la voix du narrateur et sa logique de narration » (Desgagné, 2005, p. 40). Pour rester le plus près possible « de la parole du [praticien], il est important « de ne pas perdre […] les mots et expressions utilisés, même du langage familier ou proprement québécois, par lesquels se déploie toute l’expressivité du conteur » (p. 40). Pour les titres des sections du récit, par exemple,

27 C’est aussi une des raisons pour laquelle nous avons intégré la perspective interactionniste à notre cadre d’analyse.

nous avons repris intégralement, le plus souvent possible, des phrases représentatives du contenu qui y est présenté. Par exemple, dans le récit de Lauréat, nous avons repris intégralement la phrase « De bûcheron à muséologue, c’est carrément changer de branche ! » pour titrer la section du récit qui traite de l’évolution de son parcours professionnel. Le récit ne devrait pas non plus contenir les questions posées pendant l’entretien et il est suggéré de regrouper les éléments descriptifs d’un même épisode pour éviter la redondance. Enfin, la rédaction d’un préambule « appuyé sur des informations prises au moment de l’entretien permet de contextualiser le récit et d’inviter le lecteur à se mettre à l’écoute du [narrateur] » (p. 40).

Le deuxième élément auquel Desgagné fait référence est l’importance de soumettre au narrateur la reconstruction du récit de sa pratique afin qu’il puisse valider, enrichir ou ajuster ses propos. Comme il le précise, ce n’est plus le narrateur que l’on sollicite, mais bien « l’auteur à qui l’on présente le manuscrit de son œuvre : son récit [de pratique] » (p. 40).

Au terme de ce processus de reconstruction du récit, les participants ont en main

« un produit issu de leur participation, un manuscrit qui, tout en constituant une œuvre personnelle, pourra éventuellement contribuer à une publication collective » (Guay, 2010, p. 132).

À cette étape-ci, l’entreprise correspond globalement à ce que Demazière et Dubar (1997) qualifient de posture restitutive qui accorde une place centrale à la mise en valeur de la parole des acteurs. Cette dernière est considérée comme l'expression transparente des pratiques. Le récit de pratique apparaît dès lors comme un discours censé nous donner accès à une pratique et au savoir des praticiens qui la mettent en oeuvre. Mais, selon Bertaux (2005), ce n’est pas n’importe quel discours. Pour cet auteur, il s’agit d’une narration « qui s’efforce de raconter une histoire réelle et […]

qui est improvisée au sein d’une relation dialogique avec un chercheur qui a […]

orienté l’entretien vers la description d’expériences pertinentes pour l’étude de son objet » (p. 68). Qui plus est, comme le font valoir Guay et Martin (2012), il s’agit d’« une interprétation du réel, c’est-à-dire une forme de connaissance qui s’inscrit [dans le cadre de notre recherche] dans l’épistémologie autochtone » (p. 10) et doit être considérée « comme un premier niveau d’analyse » (p. 10). Ce qui n’empêche pas ces récits de pouvoir être l’objet d’une analyse.

Pour se faire, le chercheur doit glisser vers une « posture analytique qui [lui]

permet […] d’examiner le potentiel interprétatif contenu dans les récits » (Desgagné, 2005, p. 42), c’est-à-dire de mettre au jour les significations et les indices pertinents pour sa recherche (Bertaux, 2005). L’objectif poursuivi est de rendre apparent, tel que suggéré par Maligne, un « modèle qui englobe et organise tout ce qui a été rencontré sur le terrain - et rien que cela » (Maligne, 2006, p. 19). Ceci constitue la deuxième étape de notre stratégie d’analyse qu’il convient maintenant de présenter.

3.3.2 Premier découpage et repérage d’extraits significatifs

Une fois les récits de pratique reconstruits, nous avons d’abord procédé à un premier

« découpage » du contenu (autant en courts segments qu’en plusieurs paragraphes) des récits, et ce, sans catégories a priori. Pour consigner le matériel recueilli, nous avons créé un fichier informatique qui regroupait, par thème, les segments extraits de chaque récit. Ce processus de « découpage thématique » visait à dégager ce que de Certeau (1990) appelle « les manières de faire » (p. 14)28 la muséologie. En nous inspirant de Morisette (2009) dans son étude sur les pratiques évaluatives des enseignants, cette opération de « découpage » des récits a été guidée par une question : de quoi nous parlent les muséologues autochtones lorsqu'ils parlent de leurs façons de faire et de voir leur pratique ?

Ce type de travail a laissé émerger des thèmes qui étaient absents de notre

« grille d’analyse » telle que la spiritualité et la corporéité. Celle-ci a pu être affinée en conséquence et s'est complexifiée pour pouvoir accueillir les « surprises » de terrain.

Au cours de ce premier « découpage », nous avons procédé au repérage d’extraits significatifs, c’est-à-dire ceux qui nous ont paru « intrigants », contradictoires et pertinents pour l’objet de notre étude. Un des enjeux centraux de l’analyse

28 « Ces manières de faire constituent […] des pratiques par lesquelles [des acteurs] se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle […]. [Ce sont aussi] une multitude de "tactiques" articulées sur les "détails" du quotidien […]. [Il s’agit] des formes que prend la créativité […] tactique et bricoleuse des groupes et des individus […] » (de Certeau, 1990, p. 14).

compréhensive, nous dit Bertaux (2005), c’est justement d’identifier « les indices qui renvoient à un mécanisme social ayant marqué l’expérience de vie comme autant d’indices, à s’interroger sur leur signification sociologique, c’est-à-dire sur ce à quoi il réfère dans le monde socio-historique » (p. 86).

En nous inspirant de l’approche d’analyse compréhensive de Kaufmann (2004), nous avons porté une attention particulière aux « phrases récurrentes » (p. 95). D’autres auteurs parleront de « figures matricielles » (Lindón, 2005), « c'est-à-dire des figures qui marquent la narration […] de façon répétée. » (par. 31) Ces dernières sont envisagées comme autant de « fragments du social (des idées, des images, des modèles, des expressions) des individus tels qu'ils les ont assimilés » (Kaufmann, 1996, p. 96) et sur lesquels ils s’appuient pour donner du sens à leur agir. Dans le processus de construction de la réalité, ces « expressions récurrentes » ou « figures matricielles » occupent un rôle clé, c’est-à-dire celui de « définir les contours des systèmes de signification, des valeurs, des normes et des croyances qui orientent les sujets » (Lindón, 2005, par. 33). Kaufmann (1996) explique que « plus une idée est banalisée, incorporée profondément dans l'implicite (et parallèlement largement socialisée), plus est grand son pouvoir de structuration sociale » (p. 96). Cette structure ne prendra du sens qu’au moment où elle est interprétée en fonction des divers éléments contextuels auxquels le narrateur fait référence au cours de son récit de pratique (Bertaux, 2005 ; Lindón, 2005).

Ce travail de repérage d’extraits significatifs nous a permis de nous immerger dans le matériau, de nous imprégner du contenu tout en constituant une première base d’unités de sens (Desmarais, 2009) qui allait nous permettre de comparer les récits, de les confronter et de consolider notre interprétation (Bertaux, 2005). De plus, nous avons pu enrichir notre grille d’analyse. Nous étions maintenant prêts à passer à la dernière étape de notre analyse à savoir, une relecture des récits (ou deuxième découpage) avec cette grille d’analyse bonifiée. Et c’est de cette relecture des récits qu’a émergé le portrait que nous proposons sur la manière dont les intervenants autochtones construisent et mettent en œuvre une pratique à leur image.

3.3.3 Deuxième découpage et reconstruction d’un territoire de pratique

Nous avons repris le travail analytique en ayant recours, cette fois-ci, à une analyse transversale sur les thèmes communs à l’ensemble du corpus de récits. Pour chacun des thèmes, les idées principales ont été résumées et les extraits les plus significatifs comparés. Pour Bertaux (2005), ce moment d’analyse comparative « constitue le véritable cœur de l’enquête » (p. 95). C’est par la comparaison des différents segments que « l’on voit apparaître des logiques d’action semblables ou divergentes et que l’on repère un même mécanisme social ou un même processus » (Bertaux, 2005, p. 95).

L’objectif poursuivi par cette analyse transversale (ou comparative) était de dégager des dimensions, une chaîne d’idées centrales, auxquelles les intervenants autochtones en muséologie lient leur pratique. Ceci nous a permis de consolider le « fil » directeur de l’analyse, comme le dirait Kaufmann (2004, p. 94-95).

C’est à l’issue de ce processus que nous avons pu dégager un portait d’une pratique muséologique partagée par des muséologues autochtones sans pour autant en occulter son hétérogénéité. Comme mis de l’avant par Desgagné (2005), le savoir professionnel « exprimé dans les récits pouvait dépasser la singularité des pratiques personnelles (l’intériorité des sujets) et nous dévoiler la nature même de la pratique […] [c’est-à-dire,] leur connaissance pratique d’un contexte d’exercice partagé » (p.

46).

Nous l’avons déjà mentionné, la présentation des récits de pratique dans leur intégralité correspond à un premier registre d’analyse. Ainsi, il est important de dire que la reconstruction du territoire de pratique des muséologues autochtones proposée dans ce que nous appelons le deuxième registre d’analyse est le résultat d’un réinvestissement du discours narratif des muséologues autochtones par notre discours

« compréhensif ». Le « produit » qui en découle met en lumière, en quelque sorte, les points d’articulation partagés à partir desquels se théorisent les processus de construction et d’ajustement des pratiques muséologiques aux valeurs individuelles et collectives des intervenants.