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Théâtralité paradoxale de Baudelaire: le rire grotesque

Peut-on retrouver cette théâtralité dans ses essais dramatiques ?307 Ce qui est sûr, c’est que Baudelaire voit toujours une représentation théâtrale « avec les yeux de spectateur », selon l’expression de Roland Barthes308, et que l’artificialité, l’extériorité, la distance critique et le vertige de l’hyperbole expliquent la nature de la théâtralité conçue par Baudelaire. Barthes a été le premier à souligner la particularité de la théâtralité baudelairienne. Dans l’article intitulé « Le théâtre de Baudelaire » publié en 1954, il propose une notion littéraire

304 Ibid.

305 Ibid., p. 540.

306 « Il est ici capital de comprendre que Baudelaire ne spiritualise pas la matière [...] ; mais il lui donne poétiquement une apparence de spiritualité. Cependant, ses contemporains qui lui reprochaient son matérialisme ou son sensualisme provocateur avaient tort eux aussi. Baudelaire ne prend pas, moralement ou esthétiquement, le parti de la matière. » Alain Vaillant, Baudelaire: poète comique, op. cit., p. 150. Sur le matérialisme (paradoxal) de Baudelaire, voir surtout le cinquième chapitre du livre, intitulé « L’Alchimie de la matière ».

307 Il y a quatre scénarios ou projets de théâtre chez Baudelaire : Idéolus(1843), conçu avec Ernest Prarond, La

Fin de Don Juan(1853), L’Ivrogne(1853-1858), Le Marquis du Ier Houzards(1859-1861).

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« qui est nécessaire à l’intelligence du théâtre baudelairien, c’est celle de théâtralité ». Mais il la voit en dehors des projets théâtraux de Baudelaire, puisque « la théâtralité, même virtuelle, y est très faible »309 et que « la généralité même de l’impression baudelairienne » dans sa dramaturgie, est « étrangère au théâtre » :

Il ne faut pas se laisser prendre à quelques indications naïves de Baudelaire telles que : « mise en scène très active, très remuante, une grande pompe militaire, décors d'un effet poétique, statue fantastique, costumes variés des peuples », etc. Ce souci d'extériorité, manifesté par à-coups, comme un remords hâtif, n'emporte aucune théâtralité profonde. Bien au contraire, c'est la généralité même de l'impression baudelairienne, qui est étrangère au théâtre: Baudelaire est ici comme ailleurs trop intelligent, il substitue lui-même par avance à l'objet son concept, à la guinguette de L'Ivrogne, l'idée, « l'atmosphère » de la guinguette, à la matérialité des drapeaux ou des uniformes, le concept tout pur de pompe militaire. Paradoxalement, rien n'atteste mieux l'impuissance au théâtre que ce caractère total, et comme romantique, exotique du moins, de la vision. Chaque fois que Baudelaire fait allusion à la mise en scène, c'est que, naïvement, il la voit avec des yeux de spectateur, c'est-à-dire accomplie, statique, toute propre, dressée comme un mets bien préparé, et présentant un mensonge uni qui a eu le temps de faire disparaître les traces de son artifice310.

L’échec de Baudelaire dans le monde du théâtre est dû au fait qu’il avait, naïvement, des yeux de spectateur plutôt que de dramaturge et qu’il considérait la scène comme une invention intellectuelle concertée et calculée à l’avance. Ces deux raisons importantes correspondent exactement à son regard jeté sur le lustre. Malgré « ce caractère total, et comme romantique, exotique du moins, de la vision », dépourvu du concret et de la matérialité de la scénario de Baudelaire, le lustre vu par la lorgnette a attiré des yeux de Baudelaire par sa parfaite beauté matérielle et artificielle. Ce qui importe pour Baudelaire, c’est que « l’atmosphère idéale de la scène », dans laquelle « les comédiens chantent, déclament, gesticulent harmonieusement » (« Pompes et sollenités » dans Le Peintre de la vie moderne) et que « la généralité même de l’impression baudelairienne, qui est étrangère au théâtre » et

309 « Une notion est nécessaire à l'intelligence du théâtre baudelairien, c'est celle de théâtralité. Qu'est-ce que la théâtralité? c'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de sensations qui s'édifie sur la scène à partir de l'argument écrit, c'est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur. […] Une chose frappe au contraire dans les trois scénarios de Baudelaire que nous connaissons (j'accorde peu de crédit à

Idéolus, œuvre à peine baudelairienne) : ce sont des scénarios purement narratifs, la théâtralité, même virtuelle, y est très faible. », Roland Barthes, op. cit., p. 41-42.

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les éléments extérieurs du théâtre comme le lustre et la lorgnette constituent paradoxalement la théâtralité. Selon Barthes, l’atmosphère théâtrale créée par le lustre comme symbole de l’esthétique de l’artificialité n’est pas autre chose que « le vertige de l’hyperbole » qui se rapproche d’« une théâtralité authentique » chez Baudelaire, à savoir « le sentiment, le tourment même, pourrait-on dire, de la corporéité troublante de l'acteur ». Barthes prend ici comme exemple l’artificialité et la duplicité du corps du fils de Don Juan que nous avons déja mentionnées en relation avec celles du corps de l’acteur de pantomime, du grotesque, quintessence du comique absolu, qui se caractérise par le rire subit : « C’était vraiment une ivresse de rire, quelque chose de terrible et d’irrésistible311 », écrit Baudelaire. Ce type de théâtralité constitue un caractère général de l’univers baudelairien à commencer par « une transmutation sensorielle » des Paradis artificiels312: « Seulement, cette théâtralité puissante, elle n'est qu'à l'état de trace dans les projets de Baudelaire, alors qu'elle coule largement dans le reste de l'œuvre baudelairienne. Tout se passe comme si Baudelaire avait mis son théâtre partout, sauf précisément dans ses projets de théâtre313 ». Ainsi, notre approche de l’extérieur à l’intérieur à travers le lustre et la lorgnette, comme celle de Barthes, qui a tenté d’entrer dans la scène, retrournera en dehors du théâtre314.

De ce point de vue, toute l’œuvre de Baudelaire sera un théâtre où domine le rire ironique, autodérisoire (nous allons le voir ultérieurement). En effet, l’attitude de théâtre est originelle pour Baudelaire « histrion », comme nous l’avons vu par exemple dans la figure du poète-enfant jouant un pseudo-Christ dans le poème « Bénédiction » qui commence Les

Fleurs du Mal, et comme le montre sa confession intime dans un fragment de Mon cœur mis à

nu :

Étant enfant, je voulais être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien. Jouissances que je tirais de ces deux hallucinations.

311 OC, t. II, p. 539.

312 Voir Barthes, op. cit.: « une tansmutation sensorielle qui est de même nature que la perception théâtrale, puisque dans l’un et l’autre cas la réalité est affectée d’une emphase aiguë et légère, qui est celle-là même d’une idéalité des choses. »

313 Ibid.

314 Le sujet de théâtre chez Baudelaire a rarement été étudié en détail, sauf quelques études remarquables : de l’article de Roland Barthes, intitulé « Le théâtre de Baudelaire » en 1954, à la thèse d’Ioan Pop-Curseu en 2007 consacrée entièrement au théâtre de Baudelaire. Mais la théâtralité de Baudelaire est généralement traitée encore, comme pour Amin Erfani, en dehors de ses textes théâtraux, surtout à travers Les Paradis artificiels. Cf. Amin Erfani, « Charles Baudelaire et le Théâtre du Mal », Littérature 2010/1(n° 157), p. 51-65 ; Jacques Derrida, « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation », in L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 341-368.

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À propos du comédien et de mes rêves d’enfance, un chapitre sur ce qui constitue, dans l’âme humaine, la vocation du comédien, la gloire du comédien, l’art du comédien et sa situation dans le monde315.

Jules Vallès avait raison quand il écrit ainsi à propos de Baudelaire : « Il y avait en lui du prêtre, de la vieille femme et du cabotin. C'était surtout un cabotin316. » Cependant, avec un comportement de cabotin, Baudelaire se conduit plutôt comme un spectateur en se regardant lui-même jouer son propre rôle de cabotin. Il avait donc une attitude fortement ironique de se voir dans un miroir.

Au demeurant, Baudelaire voit le monde comme un théâtre, une scène de spectacle, en tant qu’observateur « prince qui jouit partout de son incognito » (Le Peintre de la vie

moderne)317

ou prince du poème en prose « Une Mort héroïque », qui a envie de connaître « l’ivresse de l’Art » par « la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu, comme il [le génie] est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destruction », ne pouvant pourtant plus supporter finalement son ivresse dans ce paradis « artificiel » avec « un œil clairvoyant ». À la fois comme Fancioule, véritable artiste qui fut « une parfaite idéalisation » en introduisant « le divin et le surnaturel, jusque dans les plus extravagantes bouffonneries », Baudelaire est aussi le narrateur du poème en prose qui cherche à décrire et à reconstituer artistement « cette inoubliable soirée »318 : Theatrum

mundi319baudelairien. C’est le rapport esthétique au monde de Baudelaire, comme l’a bien montré Ioan Pop-Curseu320. Cette épistème est typiquement baroque, mais son origine remonte à l’idée platonicienne que le monde n’est qu’une image et l’activité humaine n’est que les reflets de cette image, comme nous l’avons mentionné au commencement de notre étude. Notre approche historique, sociale et littéraire adoptée dans la première partie implique une attitude de celui qui regarde le miroir, doublement spéculaire. Premièrement, il s’agit d’un

315 OC, t. I, p. 702-703.

316 Jules Vallès, « Charles Baudelaire », La Rue, 7 septembre 1867, dans Œuvres, R. Bellet éd., t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 971-973.

317 OC, t. II, p. 692.

318 OC, t. I, p. 321-322.

319 Voir « Dans l’Europe baroque, l’assimilation du monde à un théâtre et, dans la foulée, de la vie à un songe – "un songe, un peu moins inconstant" dira Pascal (Pensées, fr. 653) – est un axiome qui, même s’il n’a pas été hérité de Démocrite comme on l’insinue parfois, révèle en tout cas du lieu le plus commun. » Jean-Claude Vuillemin, « Theatrum mundi : Désenchantement et appropriation », Poétique 2009/2 (n° 158), p. 173.

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monde fait pour le plaisir des yeux, du caractère spectaculaire de la ville, à savoir du monde comme théâtre. Dans l’esthétique du regard ou « esthétique de l’existence » (selon l’expression de Marielle Macé321), le monde n’existe qu’en tant qu’objet visuel, plutôt qu’en tant que tel. L’importance attribuée à cette attitude d’observateur tend à souligner la puissance de l’image et de l’imagination, mais en même temps à réifier les choses vues dans la société moderne en créant la fantasmagorie. Et ce regard porté sur les illusions (soit celles des miroirs dans les cafés parisiens, soit celles des jouets scientifiques) est réflexif, parce que ce spectacle moderne est un miroir du « plaisir de l’observateur », qui lui-même est un « Narcisse de l’imbécillité » :

Comme son joli compagnon, elle a tout l’orifice de sa petite bouche occupé par un cigare disproportionné. Ces deux êtres ne pensent pas. Est-il bien sûr même qu’ils regardent ? à moins que, Narcisses de l’imbécillité, ils ne contemplent la foule comme un fleuve qui leur rend leur image. En réalité, ils existent bien plutôt pour le plaisir de l’observateur que pour leur plaisir propre322.

De plus, les diverses facettes des désillusions que nous avons traitées (par exemple, la splendeur aveuglante qui provoque l’imperméabilité féminine, les images photographiques comme ennemies de l’imagination, la réalité triviale derrière le rideau, etc.) dénoncent les illusions du Progrès qui n’est qu’un faux songe ou une ombre de vaine promesse. Les déceptions baudelairiennes proviennent aussi de ce que l’esprit humain « que jamais ne visite l’extase, / Est un théâtre où l’on attend / Toujours, toujours en vain, l’Être aux ailes de gaze ! » (« L’Irréparable ») serait un théâtre-miroir qui « n’est pas un gouffre moins amer323 » (« L’Homme et la mer »), puisque le théâtre, pour Baudelaire, devrait être essentiellement une création, non pas une simple imitation, c’est-à-dire une lampe au lieu d’un miroir, mais que la création ne serait qu’un miroir d’Idéolus reflétant perpétuellement les « luttes intérieures » de l’artiste : « Allons ! toujours du marbre !... Un fardeau de manœuvre, Rien de ce que rêva le scupteur sur son œuvre. / De la pierre, du plâtre et rien de ce qui fait / Se mirer dans son bloc l’artiste satisfait !... / Sentir toujours en soi, luttes intérieures, / Deux hommes sans repos se

321 Marielle Macé, « Baudelaire, une esthétique de l’existence », L’Année Baudelaire, op. cit., 2015, p. 49-67.

322 OC, t. II, p. 719.

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disputant les heures324. » On a vu les efforts de Baudelaire pour pressentir le surnaturel dans les illusions et les désillusions du siècle, mais il sait que ses efforts pour vaincre la dualité humaine due au péché originel ne peuvent pas être compensés par le progrès matériel. Rappelons le début de notre étude et de son parcours, pour parler du rêve initial de Baudelaire d’éclaircir les yeux des mortels.

324 Ibid., p. 606. (Voir p. 607. Socrate: « Mon doux Idéolus, passe-moi ton miroir. ») L’expression « Se mirer

dans son bloc » en caractères italiques est la correction autographe apportée par Baudelaire au texte d’Ernest Prarond : « Triompher dans l’orgueil l’artiste ». Ibid., p. 1448.

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