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La mise en scène des lieux urbains : le café, le gaz, la femme, le regard et le miroir

Dans les années 1850-1860, Paris était en plein bouleversement à cause des travaux haussmanniens. Le paysage urbain, pour parler comme le narrateur du poème en prose « Any

where out of the world », fait de lumière et de surfaces artificielles, polies et lisses comme miroir pour la réfléchir190, était en complète opposition avec l’irrégularité de la physionomie du vieux Paris, et Baudelaire est l’un des écrivains qui ne manquaient pas de saisir le sens de ce changement. Les bâtiments anciens et la tour médiévale qui ont succombé « sous les coups du bélier infatigable et lourd » (« Chant d’automne »)191, ainsi que l’éclaboussement de la boue du boulevard et « la fange du macadam » (« Perte d’auréole »)192 ont inscrit leurs traces sur les pages de Baudelaire. Entre autres, le poème « Le Cygne » est un triste miroir qui reflète ce changement brutal : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus

189 Cf. Projet d’épilogue des Fleurs du Mal, OC, t. I, p. 91-92.

190 « Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! » Voir le poème en prose « Any where out of the world », ibid., p. 356.

191 Ibid., p. 57.

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vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ; // Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques,/ Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, / Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques, / Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus193. »Sur le néant, le changement, le chaos, le tohu-bohu et le désordre, causés par le démantèlement systématique de l’ancien monde, naît la société de masse dans la ville moderne où l’individu est aliéné et enfin réifié définitivement dans une culture de consommation. Sous le Second Empire, ce qui doublait la luminosité inouïe du gaz qui avait commencé à parsemer les boulevards neufs ou encore inachevés, c’étaient les divers miroirs qui ornaient dedans et dehors les magasins, boutiques et cafés, lesquels étaient alignés au bord de la rue en pavé granit lisse. À cette époque, la sensation visuelle de la brillance ou du scintillement de la surface polie et lisse d’une chose apparut comme une fiévreuse appétence de nouveauté ou de progrès, avec une prolifération de glaces et de miroirs dans les boulevards et passages parisiens. Walter Benjamin n’a pas manqué de noter ce phénomène social et ses fonctions indéniables au cœur de la naissance du Paris moderne194. Dans la citation ci-dessous, qui témoigne des caractéristiques dominantes de Paris à la première moitié du XIXe siècle, on peut deviner l’importance de l’usage répandu des miroirs et des glaces et le désir bourgeois de dominer et de maîtriser les espaces.

La façon dont les miroirs et les glaces captent l'espace libre de la rue, et l'emportent dans le café, cela aussi fait partie de l'entrecroisement des espaces – le spectacle auquel le flâneur succombe inéluctablement. « Souvent sobre dans la journée, plus gai le soir, lorsque brillent les becs de gaz. L'art de l'apparence aveuglante est parvenu ici à son point de plus grande perfection. Le plus ordinaire des bistros cherche à décevoir l'œil. Par la vertu des glaces accrochées aux murs et qui reflètent les marchandises exposées à droite et à gauche, tous ces établissements acquièrent une étendue artificielle et, à la clarté des lampes, une grandeur fantastique. »

Des horizons larges et clairs comme le jour s’ouvrent donc partout dans la ville au moment où la nuit tombe195.

En faisant appel au regard d’un étranger, l’écrivain allemand Karl Gutzkow, Walter Benjamin insiste sur le spectacle des miroirs et des glaces dans les rues de Paris, « auquel le flâneur succombe inéluctablement ». Ce phénomène était pleinement socio-topologique, car le lieu de spectacle s’est en réalité restreint à la ville, particulièrement à certains endroits,

193 OC, t. I, p. 85-86.

194 Voir l’article « Konvolut R : Spiegel » dans Walter Benjamin, op. cit.

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comme par exemple les cafés à Paris. Objet rare, coûteux et parfois douteux en province et à la campagne jusqu’à la fin du XIXe siècle, le miroir a commencé à se banaliser à Paris à la fin du XVIIIe siècle196. Certains éléments qui constituent « l’art de l’apparence aveuglante » de la ville sautent aux yeux : « les becs de gaz », « les cafés », « les miroirs et les glaces », c’est-à-dire la lumière, l’espace, les surfaces réflecteurs, et enfin l’œil du flâneur qui est attrapé par cette scène. Grâce à ces éléments, « tous [les] établissements parisiens acquièrent une étendue artificielle et, à la clarté des lampes, une grandeur fantastique ». Ces glaces « qui reflètent les marchandises exposées à droite et à gauche » prévoient le délire fantasmagorique causé par l’accroissement spectaculaire de la marchandise à l’apogée du capitalisme à Paris, comme vu par les yeux d’Emma Bovary197. Une autre note de W. Benjamin, non datée mais dans la droite ligne de la citation précédente, mérite d’être citée, parce qu’elle comporte quelques éléments concrets intéressants qui seront utiles et importants pour la lecture des « Yeux des pauvres ».

Comme les portes et les murs sont couverts de miroirs, on ne sait que penser devant cette clarté incertaine. Paris est la ville des miroirs. L'asphalte lisse comme un miroir de ses chaussées, et surtout les terrasses vitrées devant chaque café. Une surabondance de glaces et de miroirs dans les cafés pour les rendre plus clairs à l'intérieur et donner une agréable ampleur à tous les compartiments et les recoins minuscules qui composent les établissements parisiens. Les femmes, ici, se voient plus qu'ailleurs; de là vient la beauté particulière des Parisiennes. Avant qu'un homme ne les regarde, elles voient déjà dix reflets d'elles-mêmes dans des miroirs. Mais l'homme aussi entrevoit, l'espace d'un éclair, sa physionomie. Il trouve ici sa propre image plus rapidement qu'ailleurs et il se voit aussi se conformer à cette image plus rapidement. Même les yeux des passants sont des miroirs voilés et le ciel s'étend sur Paris, le grand lit de Seine, comme le miroir de cristal sur les lits bas dans les maisons de tolérance198.

196 « À la fin du XVIIIe siècle, ce sont les rêves des contes de fées qui sont devenus réalité. Les glaces envahissent tous les lieux de la convivialité, où ils remplacent les tapisseries, ils parent les nouveaux cafés à la mode, les boutiques des limonadiers et ils tapissent les murs des maisons de rendez-vous. », Sabine Melchior-Bonnet, op.

cit., p. 95. « On pose des glaces partout, dans les palaces, les restaurants, les cafés, les entrées d’immeubles, les théâtres, les casinos, l’opéra où les glaces du foyer atteignent 6 m 50 sur 3. [...] Sous le Second Empire, se répand également le goût de vitrer les croisées en glace et bientôt la création d’une assurance spéciale contre le bris de glace constitue un auxilaire efficace de la transformation des magasins et de l’embellissement des rues. Les boutiques ressemblent à de vastes serres inondées de lumières, où les marchandises se multiplient dans les reflets des miroirs et suscitent les convoitises. » Ibid., p. 105-106.

197 « Paris, plus vague que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère vermeille. [...] Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis de velours à crépines d’or. », Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 129.

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Le miroir est omniprésent sous diverses formes : le boulevard neuf (« l’asphalte lisse comme un miroir de ses chaussées »), le café (« une surabodance de glaces et de miroirs dans les cafés ») et le regard des femmes et des hommes (« les yeux des passants ») jusqu’à la Seine qui réfléchit le ciel et la ville. Dans cette scène (fortement baudelairienne, particulièrement du fait de l’assimilation de Paris à une prostituée, comme l’a suggéré le troisième tercet d’un épilogue des Fleurs du Mal pour l’édition de 1861199), le café des boulevards, richement décoré de miroirs était, parmi les espaces publics de la ville modernisée, un des lieux priviligiés de rencontres, de loisir et de consommation, une des destinations finales où affluent les biens des marchands ou les produits industriels grâce à l’essor de l’économie sous le Second Empire.