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Morale et enjeu du « joujou scientifique »

Le Café neuf ou Les Yeux des pauvres

1.2.2. Morale et enjeu du « joujou scientifique »

L’intérêt de Baudelaire pour les progrès de l’imagerie, nous invite à regarder les miroirs par le petit bout de la lorgnette pour mieux comprendre la nature des images qui ont attiré l’œil de Baudelaire. Dans les boutiques du boulevard parisien ornées par des glaces éblouissantes sous l’éclat des becs de gaz, il y avait aussi des petits miroirs, en tant que pièces et éléments indispensables aux instruments d’optique qui forment une image d’un objet ou créent des illusions visuelles : loupes, longue-vues, télescopes, périscopes, microscopes, stéréoscopes, appareils photographiques et aussi projecteurs d’images comme la lanterne magique ou la fantasmagorie. Entre la beauté de la surface éclatante du café nouveau qui refuse l’image et son propre visage reflété dans le miroir, les illusions spéculaires ont toujours fasciné Baudelaire.

En fait, entre autres choses, le phénakistiscope221 inventé par le Belge Joseph Plateau en 1832, apparaît déjà dans une lettre de Baudelaire adressée à son demi-frère Alphonse Baudelaire le 23 novembre 1833, quelques mois à peine après sa commercialisation en France. Dans cette lettre, le jeune Baudelaire explique le fonctionnement de l’appareil qui lui a été offert par son beau-père, le général Aupick.

Papa aussi m'a fait un cadeau ; il m'a donné un phénakisticope[sic]. Ce mot est aussi bizarre que l'invention. Tu dois savoir ce que c'est, toi qui es à Paris. Car il [y] en [a] déjà beaucoup. Quoique je pense que tu saches ce que c'est, je t'en vais faire la description, pour que tu ne puisses pas dire : « Que m'importe le phénakisticope,

si je ne sais pas ce que c'est [ ! ». ] C'est un cartonnage dans lequel il y a une petite glace qu'on met sur une table entre deux bougies. On y trouve aussi un manche auquel on adapte un rond de carton percé tout autour de petits trous. Par-dessus on ajoute un autre carton dessiné, le dessin tourné vers la glace. Puis on fait tourner, et on regarde par les petits trous dans la glace où l'on voit de forts jolis dessins. Mes pensées sont-elles suivies, au moins ? 222

221 Frédéric Zarch, « De l’idée de l’image à l’image en mouvement », in Corps en mouvement, études réunies par Alain Vaillant, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1996, p. 109-126.

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Vingt ans après cette lettre, le phénakistiscope réapparaîtra dans son essai Morale du

joujou. Voici, les questions successives que nous allons poser dans cette section : que signifie cette longue curiosité pour l’illusion du mouvement dans la glace vue à travers les petites fenêtres ? Comment a-t-elle pu influencer et transformer l’esthétique et la poétique de Baudelaire ? Ce que l’on sait pour le moment, c’est que sa curiosité singulière pour le phénakistiscope montre l’importance du joujou scientifique chez Baudelaire comme moyen d’initiation et de pratique artistiques. Or, Baudelaire a évoqué le stéréoscope et le phénakistiscope en parlant d’une « joujou scientifique » « qui tend à se multiplier depuis quelque temps223 ». Ce qu’il y a de remarquable dans ce type de joujoux à la mode, c’est qu’ils sont en prise directe sur les appareils qui créent l’illusion ou l’image « visuelle ». Cette mode ludique et « spectaculaire » s’est répandue indiscutablement dans un contexte historique et culturel marqué par le progrès technique et scientifique224. Le foisonnement d’images suscitées par les instruments optiques est aussi un emblème de l’époque de la « littérature des images ». La diffusion des appareils optiques divers utilisant le verre et le miroir grâce au développement de l’optique ne s’est pas bornée au domaine technique, mais s’est étendue aux domaines de la culture de masse et de la culture médiatique. Une grande variété de jouets artistiques, par exemple le kaléidoscope, le stéréoscope, le panorama, le diorama, la lanterne magique, etc., a exercé profondément une influence sur les artistes contemporains, comme l’indique Antoine Compagnon en citant Charles Nodier : « Dans son enfance et sa jeunesse, Baudelaire a connu la mode romantique des spectacles optiques qui ont précédé l’avènement de la photographie. Charles Nodier, dans son Histoire du roi de

Bohême et de ses sept châteaux, s’amusait en 1830 de cet engouement optique qui caractérisait l’époque : « – J’aurai l’optique, la dioptrique, la catoptrique ; l’aposcopie, la catascopie, la métoposcopie, l’hélioscopie, la physioscopie, la microscopie, la mégascopie, la polyscopie, la périscopie, la kaleïdoscopie ; le panorama, le diorama, le néorama, le géorama, le cosmorama, le pantostéréorama ; le prisme, la lanterne magique et la lorgnette d’opéra225

223 OC, t. I, p. 585.

224 Andrea Goulet, Optiques: The Science of the Eye and the Birth of Modern French Fiction, University of Pennsylvania Press, 2006. Marit Grøtta, Baudelaire’s Media Aesthetics, Bloomsbury Academic, 2015.

225 Antoine Compagnon, op. cit., p. 70. Surtout, la curiosité de Balzac pour les instruments optiques et leur influence sur La Comédie humaine sont notables : « Née du regard, La Comédie humaine s’adresse au regard. Fresque, mosaïque, cathédrale, quand il parle de son œuvre, Balzac a tendance à employer des métaphores visuelles, plastique. [...] Mais l’image la plus frappante est peut-être celle du kaléidoscope, qui revient maintes fois sous sa plume et montre son intérêt pour l’infinité des combinaisons mouvantes et bigarrées que produit cet instrument récent. Il affiche également un goût prononcé pour ces autres inventions contemporaines en vogue que sont le daguerréotype, auquel il prête une signification quasi métaphysique, le panorama et surtout le

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Parmi ces nouvelles inventions artistiques à l’ère de l’engouement optique, il y a la photographie. Ainsi Jules Janin, dans un article sur le daguerréotype publié dans la revue

L’Artiste en 1839, a mis « cette ingénieux miroir » au même rang des inventions modernes au temps de la révolution industrielle, à savoir les chemins de fer, la vapeur, le gaz d’éclairage et jusqu’aux essais primitifs pour trouver la voie des airs226. Dès son invention, ce fut l’une des techniques les plus influentes sur le domaine de l’art et aussi de la littérature de l’époque. Étant d’emblée entrée en concurrence avec la peinture, cette « industrie nouvelle », qui « était, selon Baudelaire, le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études »227, a excercé une influence considérable, comme on le sait par exemple, sur le cadrage pictural, surtout dans le travail impressionniste, et elle a contribué à la naissance de la conception moderne de l’art, en dérobant le rôle de reproduction à la peinture : ce sont les lieux communs rebattus dans l’histoire de la photographie. La photographie et la littérature convergent dans leurs propres spécularité et réflexivité avec des réceptions diverses parfois contradictioires, par exemple, la curiosité et la méfiance de Baudelaire, le point de vue photographique chez Balzac et les intérêts particuliers des écrivains comme Flaubert, Proust, Barthes, etc228. Elles sont toutes les deux au sein de la thématique du miroir, ayant une valeur métaphorique comme reflet de la réalité, mais surtout du fait que celle-là est apriori une surface plane sur laquelle est fixée une image.

Or, dans l’attitude de Baudelaire à l’égard du phénakistiscope et de la photographie, reflétant les deux manières de considérer le miroir, on peut voir son goût esthétique pour l’image. Alors, nous pouvons situer Baudelaire d’abord entre la photographie, qui est une image spéculaire et permanente, et le phénakistiscope qui projette une image mouvante sur la glace. Mais nous pouvons poursuivre cette réflexion en comparant l’image de ce genre avec celle qui est vue par le kaléidoscope, un autre « joujou scientifique » où se réalisera le mieux

diorama, cette "libertine d’invention", qui exploite les efforts produits à la fois par la transparence d’une toile peinte et des jeux de lumière. Tous les phénomènes optiques destinés à créer l’illusion du mouvement le fascinent. Un souvenir d’enfance, celui d’une séance de lanterne magique organisée par son grand-père revient dans Une double famille pour symboliser le bonheur familial. Ce spectacle polychrome et animé lui semble créer l’illusion la plus parfaite possible de la réalité. » Anne-Marie Baron, Balzac cinéaste, Méridiens Klincksieck, 1990, p. 8-9.

226 Jules Janin, « Le daguerotype [sic]», L’Artiste, 2e série, T. II, 11e livraison, le 27 janvier 1839, p. 148.

227 OC, t. II, p. 618.

228 Sur ce sujet, voir Philippe Ortel, La Littérature à l'ère de la photographie : Enquête sur une révolution

invisible, Paris, Chambon, 2002. Jean-Pierre Montier, Liliane Louvel, Danièle Méaux et Philippe Ortel (éd.),

Littérature et photographie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. "Interférences", 2008. Plus récemment, François Brunet, La Photographie histoire contre histoire, Presses universitaires de France, 2017.

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la particularité esthétique du poète. En bref, à travers ces trois instruments d’optique, la photographie, le phénakistiscope et le kaléidoscope, la conception baudelairienne de l’image et de l’imagination apparaîtra manifestement.