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Puisque la photographie, selon l’expression de Jules Janin, « est un miroir qui garde toutes les empreintes »229, la réaction de l’opinion publique au temps de sa naissance, soit positive, soit négative, était fortement similaire aux réactions contrastées face au miroir, dont le charme et l’horreur hantaient toujours le monde. Ainsi, la capacité magique de la photographie de capter toutes les images a suscité un vif intérêt du public, mais le fantasme de l’image « ranimée » a aussi inspiré de l’horreur. Bien que la lumière et la création fassent partie depuis toujours des termes théologiques, comme Janin et Baudelaire n’ont manqué pas de l’évoquer230, « cet art diabolique » est considéré comme sacrilège autant que le miroir231. Au commencement, la photographie avait quelque chose de spirituel et de surnaturel, comme le montre par exemple, la terreur de Balzac devant le daguerréotype dont Nadar a témoignée232, laquelle fut dissipée par sa curiosité esthétique, comme ce fut le cas pour

229 Cette expression n’a pas seulement une valeur métaphorique, parce que le daguerréotype dont il parle, un des premiers procédés photographiques, produit l’image sur une plaque en cuivre recouverte d’une couche d’argent polie par forme de miroir. Jules Janin, op. cit., p. 147.

230 Voir « Il y a un beau passage dans la Bible ; Dieu dit : Que la lumière soit, la lumière fut. À cette heure, vous direz aux tours de Notre-Dame : Placez-vous là, et les tours obéiront ; et c’est ainsi qu’elles ont obéi à Daguerre, qui, un beau jour, les a rapportées chez lui tout entières, depuis la pierre formidable sur laquelle elles sont fondées, jusqu’à la flèche mince et légère qu’elles portent dans les airs, et que personne n’avait vue encore, excepté Daguerre et le soleil. » Ibid., p. 146. Au contraire, Baudelaire écrit avec ironie : « Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. » Le Salon de 1859, in OC, t. II, p. 617.

231 « Le Leipziger Stadtanzeiger [sic], pensait devoir combattre de bonne heure cet art diabolique venu de France. "Vouloir fixer les images fugitives du miroir, y lit-on, n'est pas seulement chose impossible, comme cela ressort de recherches allemandes approfondies, mais le seul désir d'y aspirer est déjà faire insulte à Dieu. L'homme a été créé à l'image de Dieu et aucune machine humaine ne peut fixer l'image de Dieu. Tout au plus l'artiste enthousiaste peut-il, exalté par l'inspiration céleste, à l'instant de suprême consécration, sur l'ordre supérieur de son génie et sans l'aide d'aucune machine, se risquer à reproduire les divins traits de l'homme." » Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », Études photographiques [En ligne], 1 | novembre 1996, mis en ligne le 18 novembre 2002, consulté le 20 mars 2018, p. 2.

http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/99

232 « Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps. L’homme à jamais ne pouvant créer – c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose, – chaque opération daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté. De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte

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Théophile Gautier qui, après Balzac, voudra prêter des caractères surnaturels à cette nouvelle image ayant plus de valeur qu’une simple copie obtenue techniquement233, exactement de la même manière que le miroir de Venise qui hante merveilleusement ses récits fantastiques comme nous l’avons vu précédemment234.

Quant à Baudelaire, la photographie était à la fois une amie et une ennemie. L’hostilité et en même temps la curiosité de Baudelaire à l’égard de cette nouvelle technologie sont bien connues235. À la différence de Balzac ou de Gautier, son dégoût et son intérêt pour la photographie proviennent de son point de vue strictement esthétique, et non d’une croyance à la sorcellerie ou à l’occultisme. Sa première réaction au sujet de la photographie se trouve, comme on le sait, dans le deuxième chapitre de l’introduction du Salon de 1859, intitulé « Le Public moderne et la photographie », où Baudelaire n’accorde à la photographie qu'un simple rôle de « secrétaire et garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle »236 : il ne veut en aucun cas l’élever au rang d’un art. Puisque l’art ne concerne que le Beau, tandis que le public « ne cherche que le Vrai », la photographie, au moins pour Baudelaire, ne peut pas être considérée comme un nouveau genre de l’art, malgré son grand succès commercial. En fait, le mépris affiché de Baudelaire à l’égard de la photographie ne vise pas cette méthode même de reproduction d’images, mais le fait que cette industrie tentait de s’imposer avec ténacité comme un art. Parce que l’exposition photographique de la Société française de photographie en 1859 a marqué une victoire pour les défenseurs de la photographie qui voulaient la considérer comme un des beaux-arts237, Baudelaire a ressenti vivement la nécessité de déclarer qu’elle était « dans la voie du

évidente d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive. » Nadar, Quand j’étais

photographe, Éditions Corps 16, 1994, p. 21-22.

233 Voir Daniel Grojnowski, Photographie et langage, Paris, Éditions Corti, 2002.

234 Voir page 64.

235 À propos du sujet de la photographie chez Baudelaire, voir Jérôme Thélot, « Le Rêve d'un curieux ou la photographie comme Fleur du Mal », Études photographiques, n° 6, mai 1999 : Antoine Compagnon, op.

cit., 2014 : Marit Grøtta, op. cit. : Timothy Raser, Baudelaire and Photography : Finding the Painter of Modern

Life, Routledge, 2017.

236 OC, t. II, p. 618.

237 « Après de longues et difficiles tractations avec le ministère, la SFP [Société française de photographie]obtient en 1859, l'autorisation de tenir son exposition simultanément et dans le même bâtiment que le Salon des beaux-arts, mais dans un espace séparé. Ce difficile compromis confère à la photographie une semi-reconnaissance de son statut artistique », André Rouillé, « L'essor de la photographie (1851-1870) », in Histoire

de la photographie, Paris, Bordas, 1986, p. 45. Recité dans Paul-Louis Roubert, « 1859, exposer la photographie », Études photographiques, 8 | novembre 2000, [En ligne], mis en ligne le 18 novembre 2002, consulté le 27 mars 2018. URL : http://journals.openedition.org.faraway.u-paris10.fr/etudesphotographiques/223

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progrès », à savoir « la domination progressive de la matière »238. Il est évident que Baudelaire a une répugnance constante pour le progrès matériel. Cependant, les termes ou les métaphores de l’invention pré-photographique comme le « panorama », le « diorama » et le « daguerréotype », qui sont utilisés par Baudelaire pour discréditer certains types d’images en 1845 et 1846, devront être réévalués, une dizaine d’années après, au fur et à mesure du développement technique, c’est-à-dire d’amélioration continue de la qualité et de la performance des instruments d’optique concernant la représentation artistique239.

Alors, est-ce que Baudelaire a un esprit « rétrogressif » éprouvant de la nostalgie pour toutes les choses démodées et archaïques ? Est-il un antiprogressiste ou un antimoderniste enclin à rejeter les nouveautés ? Ce sont des questions mal posées. On sait que Baudelaire critique ici l’esthétisation de la technique, en reprochant le progrès matériel, mais en même temps il cherche toujours quelque chose de nouveau dans la poésie. Il pense que l’art et la technique, originellement qui n’étaient pas divisés dans le mot grec τέχνη (technè), doivent être d’ordre différent, que le progrès n’a pas le même sens pour l’un et l’autre, et que l’assimilation d’une industrie avec un art n’est pas le progrès mais la perdition et la décadence.

Chez nous le peintre naturel, comme le poëte naturel, est presque un monstre. Le goût exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses véritables applications) opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle peinture, et l’on peut aisément deviner celle que je me figure), notre public ne cherche que le Vrai. Il n’est pas artiste, naturellement artiste ; philosophe peut-être, moraliste, ingénieur, amateur d’anecdotes instructives, tout ce qu’on voudra, mais jamais spontanément artiste. [...] Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : « Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu. » Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. » À partir de ce

238 OC, t. II, p. 616.

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moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D’étranges abominations se produisirent240.

Le peintre naturel, c’est-à-dire le photographe, n’est pas un artiste, mais « presque un monstre », puisque la photographie est une question du « goût exclusif du Vrai » qui « opprime ici et étouffe le goût du Beau. » Malgré cela, le public voit dans la photographie une peinture évoluée, mais pour Baudelaire elle ne sera jamais une évolution ou un progrès de la peinture. Comme le progrès est le plus irréconciliable ennemi de la poésie chez Baudelaire, il affirme que la photographie doit rentrer « dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très-humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature241 ».

Ainsi, pour autant que la photographie ne soit pas sa cible légitime, il est vrai que même dans « le goût exclusif du Vrai », il a su découvrir le Beau. De plus, malgré son hostilité contre cette nouvelle industrie, on sait bien qu’il était photogénique mieux que personne242, et qu’il y a un type d’image photographique qui convient à son goût. Le portrait qui lui plaît le plus, c’est celui qui est flou et indécis, c’est-à-dire une image fixe qui contient le mouvement, comme il l’a confessé dans la lettre à sa mère du 23 décembre 1865.

Je voudrais bien avoir ton portrait. C’est une idée qui s’est emparée de moi. Il y a un excellent photographe au Havre. Mais je crains bien que cela ne soit pas possible maintenant. Il faudrait que je fusse présent. Tu ne t’y connais pas, et tous les photographes, même excellents, ont des manies ridicules ; ils prennent pour une bonne image une image où toutes les verrues, toutes les rides, tous les défauts, toutes les trivialités du visage sont rendus très visibles, très exagérés ; plus l’image est DURE, plus ils sont contents… Il n’y a guère qu’à Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact, mais ayant le flou d’un dessin. Enfin, nous y penserons n’est-ce pas?243

240 Ibid., p. 616-617.

241 Ibid., p. 618.

242 « C’est chacun des portraits photographiques de Baudelaire qu’il faudrait pouvoir étudier et scruter, mais dans aucun d’entre eux – et, au nombre de treize, ils sont finalement assez nombreux, en tout cas pour l’époque – on ne trouverait une pose nonchalante ou indifférente, au contraire tout semble montrer que le poète a lui-même activement participé au réglage de sa présence, donnant même l’impression d’avoir eu une sorte de prescience de son devenir image. » Jean-Christophe Bailly, « Baudelaire photographe », L’Année Baudelaire, n° 18/19 :

Baudelaire antimoderne, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 91.

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Sa lettre révèle d’abord deux faits : le mot « portrait » utilisé sans autre précision montre déjà la mode et la banalisation de la technique photographique dans la réalisation de portraits. Et les photographes à l’époque ont partagé le même objectif pour améliorer la netteté de l’image, obtenue par le progrès technique. Or, son désir de posséder « un portrait exact », bien que cela ait « le flou d’un dessin », n’est pas absurde, parce que Baudelaire veut sauver la notion d’exactitude de cette obsession de l’époque, à savoir l’idée du progrès, en s’opposant à ceux qui ont « des manies ridicules ». Il n’y a donc aucune contradiction entre son mépris pour la photographie et son amitié pour Nadar. Il n’y a non plus aucune duplicité, puisque ce dont il s’agit, c’est la nature d’une image ou le caractère de la représentation, mais non pas la nouvelle technologie elle-même. La prédilection particulière de Baudelaire pour une image exacte qui ne soit pas « dure » mais « ayant le flou d’un dessin » correspond à sa croyance que « les choses de la terre n’existe que bien peu, et que la vraie réalité n’est que dans les rêves »244. En effet, Baudelaire a parlé d’ « un bonheur de rêver » à la fin du « Public moderne et la photographie », en condamnant le public qui « ne cherche que le Vrai » et l’art qui « se prosterne devant la réalité extérieure » : « De jour en jour l’art diminue le respect de lui-même, se proterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit. Cependant c’est un bonheur de rêver, et c’était une gloire d’exprimer ce qu’on rêvait. »245 Le flou d’un dessin ou d’un portrait photographique renvoie au rêve et signifie donc la présence de l’imagination, particulièrement de l’imagination créatrice. Tant il est vrai que, Baudelaire, après avoir critiqué la photographie, n’a pas parlé de l’imagination, « la reine des facultés » dans l’intention d’opposer radicalement celle-ci à celle-là, mais dans le but d’envisager la possibilité de saisir la beauté, même dans la nouvelle industrie. Il en va de même pour l’art plastique en général, comme on le voit dans la critique adressée par Baudelaire aux sculpteurs dont les œuvres manquent du « plaisir immatériel » que lui ont donné « les rêves tumultueux » d’Auguste Préault, malgré leur « l’habilité développée annuellement »246. En ce qui concerne la peinture, la sauvagerie de Delacroix ou de Guys, et la « profonde naïveté » 247 d’une peinture d’Antoine Chazal qui ouvrent le champ à l’imagination et qui satisfont Baudelaire, partageraient une

244 La Dédicace des Paradis artificiels, OC, t. I, p. 399.

245 OC, t. II, p. 619.

246 Ibid., p. 680.

247 OC, t. II, p. 397. « Ce tableau [Yucca gloriosa] est très-bien, non parce que tout y est et que l’on peut compter les feuilles, mais parce qu’il rend en même temps le caractère général de la nature – parce qu’il exprime bien l’aspect vert cru d’un parc au bord de la Seine et de notre soleil froid ; bref, parce qu’il est fait avec une profonde naïveté – tandis que vous autres, vous êtes trop… artistes. – (Sic). »

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parenté esthétique avec ce flou dans le portrait, la souplesse et la sinuosité, l’ambiguïté et le mouvement qui sont les caractéristiques du rêve. Mais n’oublions pas que, en même temps, il parle d’exactitude. Dans ce paradoxe baudelairien entre le Beau et le Vrai, s’installe l’imagination : « L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini248. »