Notre thèse principale consiste à proposer de sortir d'un schéma dual dans lequel les forces poussant au développement et la modernisation du secteur agricole, dans le cadre de la construction d'une économie de marché, se heurteraient à des lobbys usant de leur pouvoir politique pour bloquer le développement économique. Les deux phénomènes ont quelque consistance, mais les approches de terrains réalisées à Orel pendant notre thèse nous ont conduits à observer que les formes de capitalisme agricole ou même d'exploitations individuelles restaient « inhabituelles »29. Notre approche propose de porter le regard sur la
réalité des réponses des acteurs en termes de combinaisons de blocs sociaux ; d'organisation des frontières entre unités productives et de prise en charge des différentes fonctions de l'agriculture dans une société donnée.
L’approche régulationniste sectorielle et territoriale invite − ce que nous avons fait − à observer sur une longue, voire très longue période, la façon dont se nouent des configurations productives spécifiques. En la mobilisant au service d'une démarche d'économie industrielle empirique, et en l'associant à une approche patrimoniale, on s'est proposé d'élargir l'approche régulationniste à l'étude de la façon dont les acteurs interprètent la multifonctionnalité de l'agriculture pour mettre en avant certaines fonctions qu'ils souhaitent préserver. Cette
question a donc été traitée en intégrant des éléments d'économie patrimoniale dans la recherche des configurations productives réellement observables. Nous aboutissons à la nécessité de tenir compte de la persistance de l'hétérogénéité des exploitations agricoles dans la région d'Orel et de leur façon spécifique de prendre en charge la multifonctionnalité30. Les
différentes formes d'exploitations héritées du système soviétique ont su (ou du) évoluer dans le nouveau contexte économique. Elles ont en fait utilisé les marges de manœuvre dont elles disposaient pour choisir la façon dont elles s'inséraient sur les marchés agricoles en formation. Le corollaire est qu'elles se sont posé la question de la façon dont elles pouvaient stratégiquement utiliser l'expression des besoins sociaux des populations rurales pour constituer avec elles des « communautés » garantissant leur reproduction et leur développement respectif.
La régulation des marchés (fonciers et agricoles) et l'intervention des Hommes politiques aux niveaux local et national ont accompagné ces transformations. Cela s'est traduit par la construction d'un espace de régulation au niveau d'un mésosystème que nous pensons pouvoir représenter comme le lieu de confrontation de quatre configurations productives.
La première, portée par la région d'Orel, a mis l'accent sur la sécurité alimentaire et l'aménagement du territoire. Les politiques locales ont joué un rôle important dans l'appropriation de ces questions par certaines firmes (petites, moyennes ou grandes) qui ont pu de ce fait conserver une activité productive et garantir des moyens de subsistance à des populations rurales.
La deuxième configuration productive s'est construite autour d'agroholdings dont la propriété revient généralement à un « oligarque ». Elle articule deux éléments distincts. D'une part la prise en charge de biens collectifs (construction d'écoles, de logements, etc.) par les exploitations agricoles liées à ces agroholdings. D'autre part la mise en place de règles de marché favorables à ces entreprises dans le contexte concurrentiel actuel. Il s'agit notamment de quotas d'importation votés par la Douma d'État sur les produits qui correspondent à la spécialisation productive de ces agroholdings31. Ces règles modifient la nature de la
concurrence entre ces derniers et les industries agroalimentaires32. L'accès à des crédits
d'origines publiques pour ces firmes a également été facilité.
30 Qui prend dans cette région (comme dans d'autres régions de Russie) des formes rarement observées en Occident (prise en charge de biens collectifs, de biens sociaux, régulation du chômage, aides techniques aux lopins, etc.).
31 Laquelle dépend de la rapidité des retours sur investissement et s'inscrit donc dans une logique de rentabilité à court terme.
La troisième configuration productive assure la reproduction et le développement de deux types d'exploitations : des exploitations agricoles héritières des kolkhozes et des sovkhozes (mais qui sont restées indépendantes de tout investisseur public ou privé) et des lopins. Dans cette configuration productive, l'exploitation indépendante trouve ses débouchés auprès de l'industrie agroalimentaire33 tout en faisant bénéficier de ses contrats commerciaux à
des lopins. Cela offre les moyens de garantir les besoins fondamentaux des populations locales et maintient sur un territoire donné une main-d'œuvre agricole.
Enfin, la quatrième configuration productive permet à des petits producteurs de poursuivre leur activité. La mise sur le marché de leurs produits via des intermédiaires limite la concurrence avec les exploitations agricoles placées dans les autres configurations productives tandis que les relations qu'ils entretiennent avec les nouveaux propriétaires du foncier agricole leur offrent les moyens d'atteindre la taille critique pour entrer dans une logique marchande, c'est-à-dire pour intéresser les intermédiaires. Ils le font en passant des contrats de métayages avec les propriétaires du foncier (anciens kolkhoziens) qui possèdent également des lopins.
Une diversité de stratégies patrimoniales et marchandes s'exprime dans ces quatre configurations productives. Les communautés qui se constituent autour de chacune d'elles sont influencées par la façon dont les rapports de propriété sont redéfinis. Ainsi, dans la région d'Orel, des collectifs de propriétaires de parcelles en indivision se sont créés et leur légitimité a été reconnue par les autorités locales et les textes de loi. Leur stratégie de constitution du foncier agricole en un patrimoine collectif a été le moyen d'encourager les différents investisseurs publics et privés à maintenir la gestion, le financement et/ou la production de biens collectifs nécessaires aux besoins fondamentaux de ces nouveaux propriétaires du foncier. La gestion de biens collectifs par les différents investisseurs leur a permis, en contrepartie, d'obtenir le droit d'utiliser les parcelles de terre dans un intérêt marchand. Au contraire, dans la région de Moscou, le contrôle du foncier par des collectifs de propriétaires n'a pas été préservé. Mais les autorités de cette ville ont mis en place des lois pour assurer la sécurité alimentaire du territoire en encourageant l'investissement privé dans le secteur agricole des régions limitrophes à la capitale. Cette politique publique participe de ce fait à structurer la deuxième configuration productive observée à Orel.
La possible représentation de l'espace de régulation du secteur en quatre configurations
33 Cette dernière contourne ainsi partiellement les obstacles concurrentiels issus de la deuxième configuration productive.
productives confirme que certains acteurs agricoles ont été capables de se doter des moyens de produire de l'organisation. En formant des « communautés d'intérêts », les acteurs hétérogènes ont adopté des stratégies d'insertion dans des rapports marchands et patrimoniaux en fonction de leurs divers intérêts. Les dynamiques institutionnelles sectorielles et territoriales avec lesquelles les acteurs ont produit les arrangements observés apparaissent néanmoins comme fortement marquées par les situations d'articulation entre pouvoirs local et national. L'activisme du gouverneur d'Orel, longtemps servi ou accepté par le pouvoir central, a été le moteur de l'élaboration d'au moins l'une des configurations.
C'est pourquoi il nous semblerait nécessaire de tester ce schéma analytique sur d'autres régions russes pour vérifier si d'autres combinaisons d'acteurs auraient été capables de construire d'autres configurations. Néanmoins, les éléments de base, configurations productives, et déclinaison d'une forme de multifonctionnalité pesant sur la gestion des droits de propriété sur la terre et sur la façon de satisfaire les besoins sociaux d'un territoire pour assurer la pérennité des activités économiques, nous semblent des leviers d'analyse incontournables.