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Le cas français : l'entreprise agricole en construction permanente autour d'un double objectif patrimonial et marchand

Conclusion de la section

Section 2 Histoire longue de l'organisation sectorielle agricole russe

2.1. Le cas français : l'entreprise agricole en construction permanente autour d'un double objectif patrimonial et marchand

L'interprétation 3 des transformations de l'agriculture russe pose explicitement la question du rôle de l'héritage soviétique dans la définition des exploitations agricoles russes, mais aussi de leur insertion dans une économie marchandisée. Les auteurs que nous plaçons dans cette approche restent toutefois le plus souvent dans une logique normative. Une fois reconnu le rôle des institutions anciennes, il s'agit de construire des institutions qui permettent aux entreprises agricoles de s'orienter vers un optimum dans leur production (définition du fonctionnement de l'entreprise par le seul marché) et de faire en sorte que les pouvoirs publics prennent en charge les prérogatives non marchandes issues de leur héritage soviétique. Cette démarche rejoint un débat initié au début des années deux mille à l'OMC au sujet de la multifonctionnalité de l'agriculture. Il a été l'occasion d'interroger l'existence d'un double rôle attribué à l'entreprise agricole après la Seconde Guerre mondiale en France, lorsqu'on a souhaité sa modernisation et son évolution dans un univers plus marchand. Nous voulons pointer ici le fait que le débat sur la multifonctionnalité a été un moyen d'interpeler les pouvoirs publics mondiaux sur l'existence d'une contradiction permanente dans l'activité

agricole entre production de biens marchandisables et production des moyens permettant de maintenir l'identité des exploitations et leur contenu communautaire.

2.1.1 La naissance de l'entreprise agricole en France et la question foncière

Les travaux menés par D. Barthélemy ont permis de démontrer que l'entreprise agricole française n'a jamais été complètement capitaliste. Elle a conservé ce que Barthélemy avait alors appelé une « orientation patrimoniale ». Il écrivait : « [E]n tant qu'elle s'est définie comme mise en valeur d'un patrimoine foncier préexistant, l'activité agricole ne peut se concevoir ni se représenter à travers les seules catégories de l'économie marchande. Autour d'un patrimoine ce ne sont pas des acheteurs et des vendeurs qui se rencontrent, ni des employés salariés et leur patron. Le patrimoine se développe au sein d'un univers de solidarité de transmission gratuite, tel qu'on le rencontre d'abord dans la famille. » (Barthélemy, 1989 : 222).

Plus précisément, la dynamique qu'il m'était en évidence était celle de la création de l'entreprise agricole, de l'apparition d'une valeur propre à l'entreprise, qui a généré un conflit entre exploitants et non-exploitants propriétaires du foncier. Il démontrait alors que la disparition de la propriété foncière s'accompagnait de la création d'un patrimoine professionnel au cœur duquel se trouvait la terre. Il a pu alors interpréter le phénomène du « pas-de-porte », dont on a observé l'expansion géographique en France à cette époque, comme la nécessité de distinguer la terre dans sa dimension de « capital » et de « patrimoine ». En effet, l'idée défendue sera alors que la transmission à travers les générations d'agriculteurs (propriétaires ou non-propriétaires) de la terre supposait de mettre en place les mécanismes permettant de reconnaître la valeur propre de l'exploitation. Le prix de la terre a été fixé au niveau de sa valeur patrimoniale et la pratique du pas-de-porte a été un moyen de faire payer la valeur de la terre en tant que capital, c'est-à-dire en tant que facteur de production marchande à certains agriculteurs (ceux qui n'appartenaient pas à la communauté définie autour du patrimoine foncier que sont le propriétaire, ses descendants, le locataire et les descendants de celui-ci). Le prix de marché effectif de la terre était donc réduit à sa valeur patrimoniale (pour facilité son acquisition par les agriculteurs les plus jeunes liés à une communauté donnée) et le pas-de-porte permettait de replacer le prix au niveau du « vrai » prix de marché, c'est-à-dire à la valeur de la terre en temps que capital et pas seulement patrimoine (Barthélemy, 1988).

perdu le contrôle économique marchand de l'exploitation. Cela a permis de moderniser l'agriculture pour la rendre plus productiviste. Cela s'est traduit par un contrôle de plus en plus difficile sur les choix techniques et économiques réalisés par les métayers (c'est-à-dire ceux qui disposent du droit de jouissance) par les propriétaires fonciers. Mais dans le même temps est apparue la notion de « professionnel de l'agriculture », ce qui veut dire que le propriétaire non exploitant a réussi à imposer à l'agriculteur exploitant de se comporter de telle sorte que soit assurée la reproduction de son « patrimoine » foncier (et non de son « capital » foncier). L'organisation du méso-système agricole français peut alors être analysée à travers ce double objectif de création d'une exploitation familiale productiviste (Nieddu, 1998) et de sauvegarde de la valeur patrimoniale de son principal facteur de production (Barthélemy, 1989).

2.1.2 Le débat sur la multifonctionnalité de l'agriculture

Un autre débat permet d'illustrer l'existence d'un conflit entre différentes rationalités qui participent à organiser la production. Il s'agit des questions ayant porté sur le caractère multifonctionnel de l'agriculture dans le monde. Le concept de multifonctionnalité est apparu au début des années deux mille lorsque l'Organisation mondiale du commerce (OMC) a cherché à encadrer les aides apportées par les États à leur agriculture (cycle de Doha). Cette discussion faisait suite à la décision prise, lors du cycle de l'Uruguay, d'éliminer l'exception agricole dans les engagements multilatéraux. L'idée était de dire que la production agricole pouvait parfaitement être gérée par un système marchand. Les opposants de cette gestion unilatérale du secteur ont mis en avant l'existence de « biens publics » créés conjointement à la production de marchandises par les agriculteurs (entretien du paysage, sécurité alimentaire, diversité biologique, bien-être animal, réduction de la pauvreté et aide aux communautés agricoles, etc.).

L'approche standard a reconnu l'existence de ces biens et services spécifiques, qui par leurs caractéristiques, échappent au fonctionnement de marché. Elle leur a donné le nom de produits joints. Ces derniers ont été traités comme des externalités (positives ou négatives) qui devaient être gérées par une économie publique, afin de compenser les défaillances des marchés (Moreddu, 2003). L'autre méthode consistait à chercher des substituts dont les caractéristiques intrinsèques permettaient leur gestion par le marché. Selon ce système, il s'agissait de reconnaître dans un premier temps l'existence des externalités puis de les décrire pour, dans un dernier temps, isoler celles qui pouvaient donner lieu à la création d'un marché avec attribution de valeurs d'usage. La littérature économique parle d'un processus

d'internalisation des externalités permettant d'associer une valeur monétaire à chacune d'elles. Ce processus correspond à la recherche de la solution optimale (au sens d'un mécanisme de marché) dans la gestion des produits joints (ce que souligne Callon, 1999). Mais il peut parfois paraître moins coûteux de ne pas procéder à cette internalisation (Le Cotty et alii, 2003), si l'on se réfère aux approches en termes de coûts de transaction (Coase, 1937 ; Williamson, 1975)104.

Cette dernière remarque a permis à des auteurs comme Barthélemy et Nieddu (2003) d'interroger la véracité de cette méthode. Ils ont considéré, au contraire, que la disjonction des fonctions remplies par l'agriculture était impossible. En proposant une typologie des biens et services produits par l'agriculture en termes de biens marchands et de biens identitaires, ils ont mis en évidence le fait que, dans la réalité, tout produit se situait entre ces deux extrêmes, si bien qu'une gestion purement marchande ou purement communautaire des biens agricoles ou des produits joints est impossible. Cela explique par ailleurs l'écart bien souvent constaté entre l'optimum de production et les choix effectivement opérés par les agriculteurs.

Or, en analysant les fondements de la Politique agricole commune (PAC), Barthélemy et Nieddu (ibid..) ont montré que deux objectifs contradictoires de production et d'échange des biens agricoles existaient, l'un reposant sur les règles des marchés et l'autre sur des règles communautaires. Cette représentation permet de qualifier positivement les produits joints. Il ne s'agit pas de dire que les défaillances de marché conduisent à les traiter différemment, mais qu'ils sont en fait des biens au contenu identitaire fort et que pour cette raison seules des institutions spécifiques peuvent être créées pour les produire. Si bien que le vrai débat n'est plus selon eux de savoir quel bien doit être ou ne pas être dans le marché, mais comment s'organise-t-on afin de faire tenir deux objectifs a priori contradictoires dans la production de mêmes biens (qu'il s'agisse de biens marchandisables ou de produits joints) ?

Dans le cas de la PAC, l'organisation de cette contradiction est passée par une gestion administrée. Plus précisément, ces auteurs ont montré que la PAC contenait un volet dédié au maintien de l'identité de l'entreprise en tant qu'exploitation familiale et un autre volet dont le rôle était d'inciter cette même exploitation familiale à embrasser les règles des marchés. Pour assurer la reproduction de l'exploitation familiale « modernisée », il a fallu organiser la concurrence. Plutôt que de fixer le prix des produits agricoles en fonction d'une confrontation de l'offre et de la demande, on a fixé un prix garanti correspondant au prix de revient du bien

en question. L'objectif affiché était d'assurer la reproduction d'une exploitation agricole spécifique. Cela s'est traduit par la création des Organisations communes des marchés (OCM) et du Réseau d'information comptable agricole (RICA). Mais ces derniers devaient également faire en sorte que, sur le long terme, les entreprises agricoles s'affranchissent d'un prix de revient moyen pour s'approcher du prix de concurrence des biens agricoles. La PAC a ainsi été l'occasion de renouer avec un débat ancien sur la formation des prix entre l'école classique et néoclassique comme le soulignent Barthélemy et Nieddu (2003 : 129) : « [O]n connaît, chez les économistes, le renversement de l'école classique par l'école néoclassique, à la fin du XIXe

siècle, à propos de la conception des prix de marché. Pour les premiers, le prix de marché est déterminé par les coûts de production, dans la pensée selon laquelle la continuité sociale implique que les producteurs trouvent les moyens de perpétuer leurs conditions d'existence. […] [A]fin d'établir les fondements d'une théorie de l'équilibre généralisé des marchés, les néoclassiques posent en règle que c'est aux coûts de production de s'adapter aux conditions résultant du marché des produits. L'équilibre social n'est plus envisagé comme tel, mais comme une résultante éventuelle du seul équilibre des marchés. »

Renouant avec la question sociale, la PAC a institutionnalisé les conditions d'une reproduction de l'exploitation agricole familiale. Elle a donc reconnu, si ce n'est le caractère multifonctionnel du moins le caractère « bifonctionnel » de l'agriculture : accompagner la reproduction de l'exploitation familiale (assurer les moyens de subsistance du producteur) et faire place à leur modernisation en tendant vers une concurrence de marché (cf. : article 44 du traité de Rome). Cela a influencé l'insertion sur les marchés des produits agricoles.

Or, le débat sur la multifonctionnalité, au début des années deux mille, apparaît comme une « refondation identitaire » de l'exploitation familiale liée à la crise qu'elle a traversée durant les années soixante-dix et quatre-vingt dans le cas français ou de l'Europe occidentale. D'un paradigme plaçant l'exploitation agricole au cœur de la question de la reproduction nous sommes passés à un paradigme qui vise à la reproduction de l'agriculture et de son environnement. La prise en compte des produits joints apparaît comme l'orientation identitaire de la production agricole particulièrement lorsqu'il s'agit de préserver la qualité des sols, d'assurer le bien-être animal, etc. Si bien qu'il ne suffit plus de porter ces produits joints à l'extérieur du marché ou encore d'en faire des marchés à part entière, car cela reviendrait à ignorer leur influence sur la production identifiée comme marchandisable.

agriculture peu intensive semble par exemple être au cœur de ce que l'on a souhaité préserver depuis longtemps (Vounouki, 2003). Ce type d'exploitation produit précisément depuis toujours ce qu'à partir des années deux mille l'on a nommé « produits joints ». On a construit, dans le cas grec, des institutions informelles pour maintenir ce modèle de production dans les conditions d'une concurrence européenne accrue. Ce qui veut dire que l'agriculture productiviste (avec contenu identitaire via le patrimoine foncier) n'est pas nécessairement ce que l'on cherche à reproduire, mais qu'en revanche se pose toujours la question de la reproduction de l'exploitation dans sa dimension identitaire (qu'il faut définir), en même temps que son insertion sur les marchés. Mais, ce que l'on cherche à reproduire peut être très varié si bien qu'il n'est pas possible a priori de donner une définition précise de la nature d'une exploitation agricole (Laurent et alii, 2003). Toujours est-il que pour rejoindre les propos de Barthélemy (1989), l'entreprise agricole se construit toujours dans sa dimension marchande et identitaire simultanément. Le débat sur la multifonctionnalité (et le contenu des produits joints) reflète le caractère fluctuant de la dimension identitaire des exploitations agricoles. Cette construction identitaire influence à son tour la formation des marchés, ce qui conduit à l'édification d'institutions dédiées à l'adaptation du marché aux conditions de reproduction des exploitations données.

Dans le cas russe, la difficulté est de tracer la frontière entre les institutions dédiées à la reproduction de la dimension identitaire des entreprises et ces mêmes exploitations. Cela tient sans doute au fait que le méso-système fonctionne de longue date autour de plusieurs firmes de natures différentes. Ces exploitations cohabitent et définissent conjointement leur condition d'insertion sur les marchés et leurs objectifs identitaires. L'hypothèse que nous souhaiterions tester, via l'analyse de l'histoire longue des formes d'exploitations agricoles en Russie, est que c'est dans leur relation plutôt qu'à l'aide d'institutions dédiées que vont se tracer les contours des économies marchande et identitaire. Toutefois, le patrimoine foncier va, comme dans le cas français, servir d'appui pour donner aux exploitations leur caractère multifonctionnel de production de biens marchands et de maintien de la subsistance des communautés rurales. Car c'est en effet autour du maintien des conditions d'existence d'une communauté rurale que s'est définie, en Russie, la dimension identitaire des exploitations : d'abord de façon séparée, puisqu'une entreprise sera explicitement orientée vers l'objectif de reproduction de la communauté rurale (celle attachée au mir), tandis que l'autre cherchera à entrer le plus

possible dans une logique marchande. Nous verrons que sous la période soviétique, c'est autour de leur symbiose que va se définir l'organisation de la production et qu'il sera de plus en plus difficile de distinguer celle qui s'oriente vers le marché et celle qui assure les moyens de subsistance du monde rural. Cela permettra de mieux comprendre « l'héritage soviétique » que nous pourrons mobiliser dans les chapitres 3 et 4 pour rendre compte des nouvelles frontières du méso-système et des stratégies patrimoniales mises en œuvre par les différents acteurs pour assurer leur reproduction et préserver leurs intérêts.

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