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Une interprétation en termes d'avantages comparatifs de cette spécialisation productive ?

Cette spécialisation, qui s'observe dans toute la Russie et pas seulement dans la région d'Orel, est interprétée chez Ciman et alii (2007) par un choix des acteurs de se placer sur leurs avantages comparatifs. Tout se passe comme si les caractéristiques de l'exploitation déterminaient la nature de sa production.

2.1. Les caractéristiques économiques des différentes exploitations agricoles

Avant la fin du régime soviétique, l'agriculture se caractérisait par deux formes d'exploitation. D'une part, il existait des kolkhozes et sovkhozes qui assuraient l'essentiel de la production en fonction du Plan. D'autre part, il y avait les lopins qui étaient une activité accordée par le régime aux kolkhoziens et sovkhoziens en vue d'assurer leur autoconsommation. Une partie de cette production pouvait être vendue sur le marché, non sans contrôle sur les quantités et les prix (Kerblay, 1968). La fin du régime soviétique a marqué l'abandon des aides accordées aux kolkhozes et sovkhozes. Cette politique, basée sur l'idée d'une sélection par le marché des exploitations les plus viables, a provoqué l'insolvabilité de nombre de ces exploitations. Entre 1990 et 1995, l'Estimation du Soutien aux Producteurs41 est passée de 80 % des recettes de l'agriculture à -3 % (OCDE, 2000), ce qui

signifie que les « grandes exploitations » (ou « organisations agricoles », les héritières des kolkhozes et des sovkhozes) étaient soumises à une taxe implicite. Pour faire face à leurs obligations, de nombreuses entreprises socialisées ont dû profondément modifier leur activité. C'est ce qui explique comme nous l'avons souligné plus haut que le cheptel russe a presque disparu durant les premières années de la réforme42. Mais ces exploitations ont le plus souvent

conservé leur dotation initiale en capital et certaines d'entre elles ont réussi à l'augmenter grâce aux investissements d'oligarques (voir chapitres 3 et 4).

Parallèlement, de nouvelles exploitations ont été promues : les « fermes ». Largement

41 Cet indicateur de l'OCDE reste l'objet de controverses. Il ne mesure que les principaux produits agricoles et ne prend pas en compte les soutiens indirects, ce qui rend les comparaisons entre pays problématiques. C'est pourquoi nous ne l'utiliserons que comme un indicateur de l'évolution des aides en Russie.

42 L'OCDE (2000) estimait le niveau de l'élevage en Russie en 1999 à 40 % du niveau de 1990. Cette disparition brutale de l'élevage en Russie est rapportée par M. Colas dans l'entretien que nous avons mené le

subventionnées entre 1992 et 1995, ces exploitations ont ensuite été livrées à elles-mêmes. Après 1995, leur nombre a diminué mais leur surface a augmenté. Paradoxalement, leur dotation en capital est restée faible (l'investissement en capital fixe dans le secteur agricole ayant diminué sur cette même période, voir graphique 2). Ainsi, le soutien initial entre 1992 et 1995 leur a surtout permis d'accéder à la terre (voir chapitre 4 de la thèse). En revanche, leur capital se limite à quelques tracteurs, souvent défectueux, hérités des exploitations collectives. À partir d'une étude menée dans la région de Tambov, monsieur et madame Sazonov (2008) montrent que l'accès aux machines agricoles est de 30 % à 40 % inférieur aux normes pour ce type d'exploitation et qu'elles ont entre 8 et 10 ans. De plus, l'étude confirme que l'essentiel des investissements à été réalisé entre 1992 et 1995 lorsque des crédits ont été accordés à ces fermiers.

Enfin, le maintien des lopins43 a été expliqué par l'augmentation de la pression

« parasite » qu'ils exerceraient sur l'exploitation collective, au point que certains auteurs considèrent que les premières années de la réforme ont marqué l'institutionnalisation du vol dans ces structures (Yefimov, 2003 ; voir le chapitre 1, section 1 et le chapitre 3). Ces lopins ont joué un rôle important durant la transition puisqu'il semblerait qu'ils ont été en mesure d'absorber (avec l'aide des fermes) la main-d'œuvre agricole licenciée par les organisations agricoles (voir chapitre 1) tandis que leur dotation en capital fixe restait faible.

Ainsi, beaucoup d'exploitations collectives restructurées sont aujourd'hui en difficulté économique44. Cette situation met en doute leur capacité d'existence sur la base de critères

marchands. D'ailleurs, il est assez difficile, d'un point de vue normatif, d'expliquer la présence de 52 % d'exploitations insolvables tant d'années après la réforme. Les lopins et les fermes semblent quant à eux faiblement dotés en capitaux mais possèdent une importante main- d'œuvre agricole45.

L'existence d'entreprises économiquement peu viables contredit la logique

43 Beaucoup de chercheurs préfèrent parler d'une augmentation spectaculaire en se basant sur l'évolution en valeur de la part de la production des lopins (de 25 % dans les années quatre-vingt à 55 % aujourd'hui). Ils oublient que cette évolution est la conséquence directe de la chute de la production des exploitations socialisées et que ce que les lopins produisent (activité maraîchère) a une valeur marchande supérieure (ce qui ne présage pas de leur insertion effective sur les marchés).

44 Pour une description détaillée de la situation économique des exploitations agricoles du point de vue de la dotation en capital, en travail et en terre, nous renvoyons à la lecture de Zvi Lerman (éd., 2008).

45 V. Uzun (2008a) estime à partir d'une étude statistique basée sur le niveau du profit et de l'endettement que 52% des « organisations agricoles » (voir encadré 1 pour une définition du terme) sont en situation d'insolvabilité, dont 27% en procédure de faillite (nous y reviendrons dans les chapitre 1 et 3) encore aujourd'hui.

concurrentielle a priori à l'œuvre selon les hypothèses de Ciman et alii (2007). Toutefois, certains choix de production semblent valider l'hypothèse d'une stratégie basée sur les avantages comparatifs des producteurs. Ainsi, Ciman et alii (ibid.) considèrent que les grandes exploitations bénéficient d'un avantage sur les productions nécessitant une forte intensité en capital, une faible intensité en travail et une spécialisation de la main-d'œuvre. Les petites exploitations bénéficieraient au contraire d'un avantage sur les productions demandant beaucoup de main-d'œuvre. À partir de ces hypothèses, ils expliquent la spécialisation de la grande exploitation dans la production de céréales puisque cette dernière exige peu de main- d'œuvre mais une forte intensité du capital. En revanche, le rapport capital/travail dans la petite exploitation l'orienterait économiquement vers la production maraîchère gourmande en main-d'œuvre agricole.

Au vu des statistiques de la région d'Orel et à partir de la grille de lecture de Ciman et

alii (ibid.), seuls les lopins seraient caractérisés par une forte intensité en facteur travail (ce

qui semble être vérifié par ailleurs, voir chapitre 1, section 1). Toutefois, la catégorie du fermier présente l'anomalie d'être peu dotée en capital mais orientée dans des productions à forte intensité capitalistique.

À la lecture de ces statistiques, les agriculteurs apparaissent indépendants les uns des autres et guidés par un simple rapport coût/bénéfice qui caractérise le modèle de concurrence46. Cependant, des irrégularités dans le modèle ont été dévoilées concernant le

comportement des fermiers.

2.2. Des statistiques alternatives pour mieux spécifier les acteurs ?

Les statistiques du Goskomstat fournissent des données essentiellement quantitatives. Tout est fait comme si les prix étaient identiques quelle que soit la filière d'écoulement de la marchandise (dans l'hypothèse où chacune des trois formes d'exploitations est insérée dans un marché). Si la forte spécialisation des exploitations laisse supposer une faible variété des réseaux d'écoulement, cette absence de donnée « prix » montre que le Goskomstat ne raisonne pas en termes de marché mais en termes de quantité produite sur le territoire.

46 Il n'est pas certain que cette argumentation soit reprise par les partisans d'une logique marchande eux-mêmes. Il ressort plus souvent que l'agriculture ne peut pratiquer une forte division du travail et ne peut donc bénéficier des économies d'échelle du fait des comportements opportunistes. La petite exploitation est donc souvent présentée comme l'exploitation la mieux adaptée à la logique concurrentielle dans ce secteur

Pour poursuivre l'analyse du mode de représentation des statistiques russes, il faut noter qu'il existe une statistique privée dans le domaine agricole : le rating « agro-300 ». Cotation des 300 exploitations les plus performantes de Russie initiée par l'Institut russe des problèmes agraires et de l'informatique (VIAPI), le rating propose une série de tableaux mesurant la performance d'entreprises agricoles pour différents produits alimentaires. Il classe les entreprises selon le niveau de la production (en valeur) et les profits réalisés pour différents produits. Au vu des critères de classification, le rating « Agro-300 » semble plus orienté vers une logique marchande que son homologue étatique (information sur le prix systématique). Toutefois, l'accent est mis sur le « produit » plus que sur la nature de la firme. Ainsi, des entreprises figurent dans plusieurs tableaux sans que ce fait ne soit vraiment analysé. Seule l'existence d'agroholdings (voir chapitre 3 pour une définition du terme), soulignée en annexe, informe sur le niveau d'intégration des exploitations et le fonctionnement des filières mais ne donne pas de précision sur la façon dont les acteurs s'organisent. Si les biens alimentaires sont clairement distingués (dans une logique de branche), rien n'est dit quant à la façon dont les acteurs s'organisent pour les produire et en assurer les débouchés47.

Il est donc impossible d'exploiter les statistiques disponibles pour déterminer les raisons pour lesquelles une entreprise s'oriente vers tel ou tel produit (fait-on des céréales pour les vendre ou pour nourrir la volaille ?). L'interrogation soulevée par les statistiques demande d'analyser le modèle de concurrence présenté plus haut afin, d'une part de mieux comprendre les déterminants des stratégies des acteurs (notamment d'insertion sur le marché) et, d'autre part de mieux caractériser les acteurs eux-mêmes. C'est la démarche de travail que nous proposons de réaliser tout au long de cette thèse.

47 Nous distinguons ici la logique de branche, privilégiée par « Agro-300 », à celle de la « configuration productive » (filière). Si la logique de branche fait vivre un produit, de façon autonome, sans s'intéresser au reste des biens et acteurs participant à son élaboration, l'analyse filière étudie au contraire les relations étroites et complémentaires qui conduisent à une interdépendance des activités entre différentes branches et permettent d'assurer les débouchés de produits plus ou moins élaborés.

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