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Une prise en compte de différents « domaines de jeux » et de leur complémentarité pour expliquer la nature de la multifonctionnalité agricole en

Conclusion du chapitre

Section 1 La multifonctionnalité des exploitations : une stratégie des firmes portée par des institutions pour réduire les coûts de

1.4. Une prise en compte de différents « domaines de jeux » et de leur complémentarité pour expliquer la nature de la multifonctionnalité agricole en

Russie

Les travaux de Masahiko Aoki proposent d'analyser les institutions comme un système de croyances partagées auto-entretenu sur la manière dont un jeu se joue128. L'institution est

donc endogène au jeu. Elle est auto-exécutoire, car elle est issue du jeu lui-même, autrement dit, issue des interactions entre les différents joueurs. Cette conception est différente de celle de North. Pour North, il existe une distinction nette entre les règles du jeu et les joueurs. Les règles du jeu façonnent la manière dont les joueurs agissent (nous l'avons montré plus haut) tandis que les joueurs (les organisations et les acteurs politiques) incitent à la création des règles qui conduisent aux changements institutionnels. Autrement dit, les règles définissent la façon dont les joueurs agissent et leurs évolutions conduisent à la demande de nouvelles règles suite à un changement des prix relatifs. Mais les nouvelles règles sont déterminées sur le marché politique c'est-à-dire sur un marché qui dépend des règles politiques et uniquement de ces dernières. Aoki propose, nous semble-t-il, un schéma théorique dans lequel les règles sont déterminées dans les différents jeux. Les institutions apparaissent alors comme parfaitement endogènes, ce qui veut dire que les règles économiques, collectives, sociales, etc. sont des facteurs tout aussi déterminants dans les formes prises par les nouvelles règles que les règles politiques elles-mêmes.

Il nous semble que cette conception des déterminants des institutions donne aux acteurs agricoles russes (et aux règles qu'ils s'imposent dans les différents « jeux ») un rôle important.

Il faut pour cela revenir sur l'unité d'analyse d'Aoki : le domaine du jeu. Il le définit comme « un ensemble d'agents (des personnes physiques ou des organisations) et d[es] ensembles d'actions physiquement réalisables ouverts à chaque agent à des périodes successives. » (Aoki, 2006 : 39). Le modèle analytique est complété par une « fonction de conséquence » qui correspond à « la règle qui associe à chaque profil d'action une conséquence physique dans l'espace des États » (Aoki, 2006 : 39)129. Par ailleurs, les agents

sont supposés capables d'établir un ordre de préférence des conséquences de leurs actions, ce qui constitue la fonction de gain de l'agent. Les choix des actions menées par les agents sont guidés par les conséquences physiques qui en découlent. Or, ces conséquences physiques sont déterminées par les interactions à l'intérieur d'un domaine et par les interactions entre les domaines. Chacun des agents ayant la possibilité de participer aux différents domaines de jeux (concept de jeux liés). Ainsi, le domaine économique peut être déterminé par le domaine politique de façon paramétrique. Les résultats du jeu du domaine politique viennent influencer le jeu économique lorsque leur robustesse (leur persistance) est suffisamment forte pour être considérée comme une norme pour l'échange économique. Mais, la régularité observée des résultats d'un jeu sur plusieurs périodes tient aussi à la nature du domaine dans lequel le jeu se joue, car il peut générer une institution (endogène au jeu) capable d'influencer les résultats dans plusieurs autres domaines.

Aoki représente la société en six domaines de référence. Le domaine de la propriété collective, le domaine de l'échange économique, le domaine de l'organisation, le champ des organisations, le domaine politique et le domaine de l'échange social. Cette représentation des interactions humaines invite à prendre en compte l'influence des dimensions politiques, sociales (sympathie et accusation) et communautaires (règles d'accession aux ressources conjointement produites) dans les déterminants des résultats du domaine économique (celui du marché en tant qu'échange symétrique) et du domaine de l'organisation (celui des firmes).

Dans la question qui nous occupe, celle de savoir comment il est possible de rendre compte du choix des firmes de produire, financer et/ou gérer des biens et services « publics » en Russie, Aoki nous offre les moyens théoriques de considérer qu'à la fois les régularités de comportements du domaine économique sont déterminées par des paramètres issus des autres domaines et qu'en retour le jeu économique influence les résultats dans les autres domaines.

129À cela s'ajoute une définition d'un profil d'action, c'est-à-dire une combinaison d'actions choisies par l'ensemble des agents du domaine à une période donnée qui détermine la distribution des gains entre les agents. La fonction du gain (la règle qui associe une certaine répartition des gains à chaque profil d'action) est

Ainsi, Aoki place la détermination des règles de la coordination de la production et de l'utilisation des biens collectifs au niveau du domaine de jeu collectif. Mais, il propose de considérer que les résultats du jeu du domaine collectif sont influencés par les résultats d'un jeu communautaire relevant du domaine social. De plus, en s'appuyant sur l'histoire de la gestion du système d'irrigation dans les campagnes japonaises, il fait remarquer que ce sont les mêmes acteurs qui peuvent participer aux deux jeux et qu'ainsi les résultats obtenus dans chacun d'eux sont liés. Le premier jeu est un jeu d'échange social (dans lequel se joue l'accès à des biens sociaux). L'autre jeu est celui de l'irrigation (jeu du domaine collectif). Les choix que les acteurs réalisent (les familles paysannes) dans l'un ou l'autre des deux jeux va venir influencer les résultats de l'autre jeu. Les stratégies que les familles paysannes adoptent sont placées dans les deux domaines et les règles qui en découlent sont le fruit de cette interaction.

En mobilisant les résultats des travaux d'Aoki, la production de biens collectifs (de biens publics dit l'OCDE) n'apparait plus seulement comme déterminée par les pouvoirs publics et selon le seul critère du coût de transaction mais devient une stratégie à part entière de la production des firmes.

La multiplicité des domaines − et leur complémentarité − introduisent différentes logiques d'actions qui affectent les gains des joueurs dans le domaine de l'organisation. Les incitations à participer à l'effort de financement de ce type de biens publics pourraient s'expliquer par le fait que des règles coutumières ont émergé du domaine collectif durant la période soviétique et qu'elles continuent d'influencer les comportements des directeurs des firmes agricoles. Mais la complémentarité entre les domaines apporte un élément supplémentaire. Car, si les acteurs peuvent intervenir dans différents domaines, cela signifie que les jeux sont « liés » et qu'il est donc possible que l'organisation intervienne dans le domaine politique et collectif pour dicter sa conception des externalités à partir de ses propres règles.

Toutefois, cette situation semble être sous-optimale (d'un point de vue de l'économie standard, voir chapitre 1). Or, Aoki s'interroge également sur le caractère sous-optimal d'un équilibre. Il explique le maintien de ce type d'équilibre sous-optimal par la complémentarité entre les domaines et par répartition des joueurs.

Ainis, une autre forme d'organisation a pu émerger dans l'agriculture russe (comparable à celles décrites par Aoki : hiérarchie fonctionnelle [HF] et/ou hiérarchie horizontale [HH]). Nous pourrions la qualifier de hiérarchie multifonctionnelle (HM). Elle serait sous-optimale et

pourrait se maintenir et/ou se développer du fait des caractéristiques des domaines politiques, sociaux et collectifs russes130. Par ailleurs, la répartition des actifs humains en faveur de ceux

« multifonctionnels » serait un moyen de renforcer l'équilibre sous-optimal observé dans le domaine des organisations.

Conclusion de la section 1

Les travaux menés par Aoki nous enseignent la nécessité d'introduire, dans la démarche analytique visant à rendre compte des caractéristiques de la multifonctionnalité russe, des dimensions collectives, politiques et économiques. Nous avions déjà souligné la nécessité de renseigner le domaine politique en mobilisant les travaux de North et de Williamson. Aoki ajoute le besoin de renseigner le domaine de la propriété collective et sa manière de participer à la détermination des stratégies des firmes. De plus, et il nous semble que c'est un point essentiel de la démarche d'Aoki, la détermination endogène des règles du jeu relève de la complémentarité institutionnelle entre ces différents domaines. Leur interaction est au cœur de sa réflexion théorique. L'introduction de différents domaines comme des structures qui participent de façon endogène à la détermination des règles du jeu et de l'équilibre du jeu dans le domaine des organisations et du marché fait de la production de biens non marchands ou de biens collectifs quelque chose de structuré. Leur existence relève des stratégies des mêmes joueurs dans différents domaines et ne peut donc pas être considérée comme un phénomène marginal d'une production marchande. Au contraire, l'approche par la théorie des coûts de transaction pouvait donner l'impression que les valeurs et les normes étaient imposées aux individus de manière relativement exogène. La participation à la production des biens collectifs peut en réalité être fonction de déterminants endogènes. Dans ce cas, elle participe à l'organisation de la production marchande et constitue à ce titre une stratégie à part entière des acteurs politiques, collectifs et des agriculteurs eux-mêmes.

130Les années quatre-vingt-dix auraient donc été celles d'une transformation des domaines politiques, sociaux et collectifs et des changements de répartition des différents actifs humains dans ces domaines qui expliqueraient que les firmes aient renforcé, de façon sous-optimale, leur participation dans la production, la

Section 2 La multifonctionnalité des exploitations : des stratégies

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