• Aucun résultat trouvé

La terre, lieu et objet de bonne gestion Étude de Luc 16,1-13

Chapitre 5. Terre de salut, terre d’action de grâce

2. La terre, lieu et objet de bonne gestion Étude de Luc 16,1-13

2.1 Texte choisi

1. « Puis Jésus dit à ses disciples : Un homme riche avait un gérant qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens

2. Il le fit appeler et lui dit : « Qu’est-ce-que j’entends dire de toi ? Rends compte de ta ges- tion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires.

3. Le gérant se dit alors en lui-même : que vais-je faire puisque mon maître me retire la gé- rance ? Bêcher, je n’en ai pas la force; Mendier, j’en ai honte.

4. Je sais ce que je vais faire pour qu’une fois écartée de la gérance, il y ait des gens qui m’accueillent chez eux.

5. Il fit venir alors un par un les débiteurs de son maître et il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ?

6. Celui-ci répondit : Cent jarres d’huile. Le gérant lui dit : Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris 50.

7. Il dit ensuite à un autre : Et toi combien dois-tu ? Celui-ci répondit : cent sacs de blé. Le gé- rant lui dit : Voici ton reçu et écris 80.

8. Et le maître fit l’éloge du gérant trompeur parce qu’il avait agi avec habileté. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière

9. Eh bien, moi, je vous dis : Faites-vous des amis avec l’Argent trompeur pour qu’une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.

10. Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande ; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande.

363 W.-D. Davies, Matthew. A shorter commentary…, p. 225.

364 M. Gourgues, Les paraboles de Jésus chez Marc et Matthieu…, p. 86. 365 W. Hendriksen, The Gospel of Matthew…, p. 578.

129

11. Si donc vous n’avez pas été dignes de confiance pour l’Argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable ?

12. Et si vous n’avez pas été dignes de confiance pour ce qui vous est étranger, qui vous donne- ra ce qui est à vous ?

13. Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent». 2.2 Contexte narratif

L’Évangile de Luc, plus que les autres, insiste sur l’éthique individuelle et particulièrement sur la gestion de l’argent. Le chapitre 16 fait allusion au milieu socioéconomique de l’époque, où les riches étaient pour la plupart de grands propriétaires terriens (même si sur ce point le texte en lui-même n’est pas explicite), en quête de richesse366.

Luc 16,1-13 fait partie de la troisième fraction du livre qui retrace la montée de Jésus à Jé- rusalem (9,51-19,28), après les parties sur les récits de l’enfance de Jésus (1,5-4,13) et le début de sa mission (4,14-9,50). La péricope s’insère dans le cadre général de Luc 16,1-30. On y retrouve deux grandes paraboles qui parlent de la vie des hommes. La première, qui raconte l’histoire d’un intendant, illustre bien le contexte de pauvreté. La seconde porte sur l’homme riche et le pauvre Lazare. Le texte est précédé du chapitre 15 où l’auteur s’adresse aux pharisiens par le moyen de paraboles comme celles de la brebis, de la pièce et du fils. Le chapitre 16, quant à lui, s’adresse aux amis de Jésus, qu’il appelle à vivre l’évangile dans leur vécu quotidien.

Ce qui est remarquable dans ce chapitre, c’est la présence des pharisiens considérés comme des gens en quête d’argent. Il est fort probable que le message leur soit d’abord destiné. L’auteur caché sous la coupole du narrateur s’adresse à deux types de personnes, d’abord les pharisiens, et ensuite les amis de Jésus reconnus sous l’appellation de « disciples ». Les versets 8, 9, 10 et 13 ont aussi un lien commun : l’utilisation du terme Mammon ou Ar- gent367. Le chapitre constitue une unité d’ensemble bien bâtie. De ce contexte, nous pou-

vons ébaucher une petite structure :

366 P. Debergé, L’argent dans la Bible, Montrouge, Nouvelle cité, 1999, p. 51-53. 367 Ibid., p. 66.

A. Convocation du régisseur et motif (Luc 16,1-2) B. Interrogation intérieure du régisseur (Luc 16,3) C. Résolution à préconiser par le régisseur (Luc 16,4) A’- Convocation des débiteurs (Luc 16,5)

B’- Obligation d’obéissance et surprise des débiteurs (Luc 16,6-7) C’- Résolution ou leçon à tirer via l’exemple du régisseur (Luc 16,8-13).

Diverses oppositions (patron-gérant, fidèle-injuste) présentent une sorte de jeu dans la rela- tion à l’argent. À l’époque de Jésus, il y avait un grand fossé entre riches et pauvres et la recherche de l’enrichissement de part et d’autres se ressentait368.

Daniel Marguerat propose un schéma en quatre phases importantes : la situation initiale, la complication ou problématique, l’action transformatrice et le dénouement.

Situation initiale (v.1-2)

Ici, le gérant est convoqué par l’homme riche, propriétaire des biens. Ce dernier est informé que ses fonds ont été perdus? ou dilapidés par son gérant. Il décide de lui faire rendre compte de sa gestion.

Complication ou problématique à résoudre (v. 3)

Le gérant constate qu’il est incapable de rendre des comptes à son patron. Il n’a pas de fonds et il aura honte de son avenir. La mendicité l’attend. Son statut futur est sombre. Action transformatrice (v. 4-7)

Le gérant pense à convoquer les débiteurs de son maître et à les forcer à falsifier leur dette pour qu’ils l’aident éventuellement en retour. Le gérant commet une injustice pour se faire justice.

131 Dénouement (v. 8-13)

C’est la louange de Yahvé, qui est content de la réaction du gérant. 2.3 Essai de lecture

V. 1-2 : Richesse de l’homme

Luc parle de l’homme riche, propriétaire d’un grand nombre de biens. On peut repenser à la parabole de l’enfant prodigue où il est aussi question de biens et de gestion. Le narrateur ne fait pas mention de la manière par laquelle les fonds ont été dilapidés369. Tout ce que l’on

sait, c’est que l’homme riche a fait confiance à son gestionnaire, qui l’a trahi. On pense ici que Luc s’adresserait peut-être aux premières communautés chrétiennes quant au mode de gestion de l’Église370.

La parabole évoque le contexte de l’époque avec ses classes sociales: les riches d’un côté et les pauvres de l’autre371. Les riches employeurs avaient la possibilité d’employer des per-

sonnes à leur guise. Luc s’élève contre cette forme d’exploitation des pauvres par des riches.

There is a widespread belief among scholars in the field that Luke-Acts was written in a city of the Roman Empire, probably in one of its Eastern provinces […]. In spite of this consensus, it appears that no Lucan commentator has ever attempted to relate Luke’s attitudes on riches and poverty in anything like a systematic manner to the realities of life in a Hellenistic city of the roman east towards the end of the first century CE372.

La notion de bonne gestion est ici soulevée dans un contexte de pauvreté générale où tous les moyens sont bons, même le vol.

369 Philippe Bacq et Odile Ribadeau Dumas (dir.), Puissance de la parole. Luc, un Évangile en pastorale.

Luc 4,14-24,53, Bruxelles, Lumen vitae, 2012, p. 179.

370 F. Bovon, L’évangile selon saint Luc…, p. 69-70.

371 Gerd Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif…, p. 283-284.

372 Philip Francis Esler, Community and gospel in Luke-Acts. The social and political motivations of Lucan

V. 3 : Dilemme du gérant

C’est l’étonnement total du gérant, qui est démuni et qui reconnait qu’il n’a pas de moyens de défense face au riche.

V. 4 : Réaction indicative

Le gérant ne se justifie pas et ne se décharge pas de sa responsabilité. Il n’a pas la force de faire d’autres travaux qui nécessitent de l’énergie. C’est par ruse qu’il compte s’attirer une certaine solidarité.

V.5-7 : Tentative de fraude

C’est l’usage du faux en écriture par le gestionnaire des biens. Chacun reconnait sa créance et préfère profiter de la circonstance pour revoir son taux à la baisse. Nous ne connaissons pas l’identité de ces débiteurs; il pourrait s’agir de commerçants ou d’agriculteurs puisqu’on parle de blé373. Ici, une fois de plus, on est dans un contexte rural agricole. Les

clients viennent se procurer de l’huile, du blé, des denrées issues de la terre. La terre est ici l’exploitation des grands propriétaires riches au détriment des pauvres. La misère et la pau- vreté sont des fléaux sociaux de l’époque. La pauvreté infantile et l’insalubrité des maisons étaient monnaie courante dans l’Empire romain. Le fossé entre la classe riche et pauvre était exorbitant374. Les riches ont les moyens de développer leurs terres contrairement à la

classe moyenne sociale qui est pauvre.

It is now necessary to examine a little more closely what it was like to be poor in a Hellenistic city of the Roman east. Then, as now, the urban poor had two basic needs: food and shelter. The most important food at the time was bread baked from wheat, so that the poor had to ensure that they had enough wheat, together with some olive oil for cooking and lighting, to supply themselves and their families375.

373 F. Bovon, L’évangile selon saint Luc…, p. 71.

374 Philip Francis Esler, Community and gospel in Luke-Acts…, p. 179. 375 Ibid., p. 175.

133

Une fois de plus, le manque de moyens de production est à l’origine de la pauvreté de la population. Les riches, quant à eux, s’en sortent. La terre est donc un lieu de diaconie où les riches pourraient aider les pauvres.

V. 8-9 : Notion d’avènement

L’auteur met en contraste le présent et l’avenir. On est tout proche des expressions de Paul et de Matthieu. On assiste à une invitation de Luc sur deux plans, d’une part, il est question de se servir de l’argent plutôt que de servir l’argent. D’autre part, le texte traite de l’argent qui finit avec la mort. Il ne faut pas tellement accorder d’importance à l’argent périssable, mais bien plus aux relations humaines qui ne sont pas périssables car il existe une vie après la mort, un lieu où on pourrait se rencontrer376. L’idée du partage des ressources pour

l’accès au Royaume est aussi sous-jacente dans le texte377. La terre qui est le lieu de re-

cherche de l’argent devrait plutôt être un lieu d’amour où l’argent serait au profit de tous. Mais n’encourage-t-on pas la malhonnêteté ? À ce propos, Daniel Marguerat écrit :

En fait, le procédé n’est pas si amoral qu’il n’y parait. La connaissance du droit romain appliqué dans les grandes métairies des provinces de l’empire nous ap- prend que les intendants prélevaient leur bénéfice sur les marges qu’ils ména- geaient dans les transactions. La pratique correspond à ce que nous nommons, aujourd’hui, surfacturation. Réduire le montant de l’emprunt dû au maître n’est pas le voler, mais renoncer à la marge de l’intermédiaire. Encore une fois, le procédé n’est pas reluisant, mais légal ; c’est pourquoi le maître ne s’offusque pas de l’astuce, qui ne le lèse pas, mais permet au gérant d’empocher le béné- fice moral de l’opération auprès des débiteurs.

Le verset 9 montre que l’argent, bien que trompeur, peut aussi servir à se créer des amitiés.

Les tentes éternelles sont ici l’expression figurée du Règne de Dieu. On cons- tate que la formule est vraiment osée : user des richesses pour créer des rela- tions de gratitude, c’est s’assurer d’une reconnaissance qui vaudra jusque dans le Royaume. Ailleurs dans l’Évangile, Jésus parlera du trésor céleste que l’on s’acquiert en utilisant l’argent pour créer de la vie (Matthieu 6,20). L’idée est la même : l’argent, parce qu’il est issu d’un système économique générateur

376 F. Bovon, L’évangile selon saint Luc…, p. 74.

d’injustices, est potentiellement mortifère ; s’il est investi dans le partage et dé- livre le nécessiteux de sa honte, il devient source de vie378.

V. 10-13 : Conclusion argumentative de la péricope

Certains pensent que Luc aurait utilisé le verset 10 comme contre-courant à la parabole de l’intendant maladroit. D’autres pensent plutôt à une insistance propre à l’auteur. D’aucuns pensent à une allusion aux expressions mondaines, d’autres pensent que l’auteur viserait les dirigeants de l’Église sur la gestion publique. L’argent de l’Église devrait être utilisé en bon père de famille. L’argent est périssable, mais la vie en Jésus-Christ est éternelle; un chrétien devrait savoir faire son choix. On peut aussi voir dans ce passage l’allusion faite par Paul concernant les offrandes chrétiennes379.

La richesse n’est pas une mauvaise chose en soi; c’est l’usage de l’argent qui fait problème, si bien que la question de l’éthique de l’argent se pose.

À travers les manœuvres des « grands » qui promulguent des lois injustes pour satisfaire leurs propres intérêts, comme à travers les astuces des petits commer- çants qui falsifient les balances sur les marchés, la richesse apparaît ici comme une source de violence et d’oppression. Et si elle n’est pas critiquée pour elle- même, elle l’est dans ses conséquences sociales, surtout lorsque le riche profite de sa condition pour écraser les pauvres. Volés et exploités, les pauvres n’ont même pas alors la possibilité d’obtenir réparation puisque la justice est elle- même corrompue380.

On peut bien comprendre par la suite que le choix à opérer (suivre Dieu ou l’argent) est important, car le riche n’évite pas la mort. Il est invité au partage. L’argent devrait faire l’objet de partage car en effet, il n’appartient à personne. « En racontant cette histoire, Jésus évoquait vraisemblablement des situations bien connues de son temps, et nous pourrons ajouter de toujours. Car il y a aujourd’hui encore des riches qui festoient tandis que les pauvres gisent à leurs portes à l’insu de tous381. »

378 D. Marguerat, « Entre Dieu et Mamon. Parcours biblique sur l’argent » dans Id. (dir.), Parlons argent,

p. 40.

379 F. Bovon, L’évangile selon saint Luc…, p. 85-86. 380 P. Debergé, L’argent dans la Bible…, p. 32. 381 Ibid., p. 55.

135

En somme, je dirai que l’analyse socio-littéraire de cette péricope nous a permis de com- prendre l’influence du milieu de l’époque, un milieu pauvre essentiellement victime de la pression des riches, de l’inégalité sociale, de la discrimination. Le narrateur caché sous la plume de l’auteur nous conduit à l’éthique de l’argent, à l’injustice de l’époque, à la situa- tion des futures communautés chrétiennes et surtout à l’invitation à un changement so- cial382. Le texte pourrait bien attirer l’attention des populations rurales sur le sens de la terre

qui n’appartient en réalité à personne, mais qui devrait faire l’objet de partage, de vie com- munautaire, d’aide mutuelle, d’assistance et d’amour. Notons les thèmes théologiques du Royaume, du salut à venir, de la fin des temps et de la justification par la foi. Luc enseigne à sa communauté que Jésus est le Seigneur vivant, sur qui les chrétiens peuvent compter sans hésitation et sans peur. Le Seigneur est venu finaliser la loi et est réellement présent. Leurs inquiétudes par rapport aux différents courants du judaïsme doivent s’estomper. Par respect pour Jésus, les chrétiens doivent être des modèles dans la société par leur manière de penser, d’agir et de croire.

3. La terre, objet de communion fraternelle et de modèle pour l’Église. Étude de