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II – La réflexion éthique : repères, équilibres, applications

3. Tensions et équilibres

Il existe donc des principes éthiques, des repères, y compris dans la loi, mais le fait de les énoncer ne suffit pas à régler tous les problèmes : des tensions peuvent s’exercer entre ces notions et chacune d’entre elles peut être le lieu d’interprétations et de perceptions différentes. Mais il est nécessaire et possible de trouver des équilibres. On trouvera notamment dans la question de la finalité de la médecine (voir chapitre 1, ainsi que le rapport de synthèse des États généraux de la bioéthique) des exemples de mise en tension de grands principes, débouchant sur de nouveaux équilibres.

69 Qui comprend aussi l’intérêt de l’enfant et le respect de la filiation.

70 Il convient notamment de distinguer la dignité ontologique dont doit bénéficier toute personne humaine de sa naissance à sa mort, et même après celle-ci et le sentiment de dignité (ou d’indignité) ressenti par une personne, en l’occurrence sa dignité personnelle.

71 http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis_105_ccne.pdf

72Rappelons que l’égalité est une donnée culturelle et non pas naturelle, et que s’il est possible d’organiser et de tendre à l’égalité d’accès aux soins, il n’est pas possible d’organiser l’égalité devant la santé.

73 Le principe de l’anonymat du don vient au secours de la gratuité, car il garantit l’absence d’échanges marchands entre donneurs et receveurs.

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L’analyse de la complexité des thèmes abordés, à la lumière de principes et valeurs partagés, bénéficiant de regards croisés, permet d’identifier et d’expliciter les principaux questionnements et certains d’entre eux sont parfois à la source de points de vue contradictoires. La bioéthique, du fait qu’elle porte sur les sciences de la vie et de la santé, vient nous rappeler que l’éthique ou la morale s’enracinent dans des activités très concrètes qui sont au fondement de la vie humaine, de la médecine et du soin : sauver des vies humaines menacées et fragiles, lutter contre la maladie et contre la mort. Toutefois, on ne peut déduire directement toute la bioéthique d’un seul principe simple, appliqué à toutes les techniques de la médecine et du soin et dans toutes les relations sociales des êtres humains, comme si cela allait de soi. Toute l’éthique médicale est née au contraire du conflit, non entre le soin et la négligence ou la violence, mais entre le soin et d’autres principes éthiques aussi universels : par exemple, lorsque certains traitements deviennent abusifs ou déraisonnables.

La bioéthique constitue ainsi, non une éthique appliquée au vivant, mais une éthique appliquée aux conséquences soulevées par les progrès des sciences et techniques de la vie et de la santé. La nature même des problèmes soulevés, qui mettent en cause bien souvent des individus incapables de s’exprimer impose alors l’intervention du législateur qui fixe un certain nombre de règles et de limites. La bioéthique est le domaine privilégié pour penser la relation humaine, dans le soin, l’expérimentation, la recherche clinique, la prévention. Faut-il le rappeler ? L’éthique est aujourd’hui mise au défi de la dimension internationale et de la mondialisation des pratiques et la réflexion éthique nécessite sa prise en compte.

La démarche éthique ne conduit-elle pas par ailleurs à consolider la notion de choix et de consentement libre et éclairé et à faire en sorte que la personne soit en capacité d’élaborer elle-même les décisions qui concernent sa santé, avec l’appui du médecin, renforçant ainsi son autonomie ? Ne faut-il pas aussi respecter le choix de l’individu de ne pas choisir et lui faire prendre conscience de l’incidence de ses choix pour autrui ? Comment garantir la liberté de choix du patient ? Comment favoriser la qualité et l’égalité d’accès aux informations de santé ? Qu’advient-il de l’affirmation des droits de la personne et de ses proches, de son autonomie, de sa liberté, du droit de savoir ou de ne pas savoir, de l’acceptation et du respect de la différence ou encore de l’affirmation de son identité quand la notion même de « personne » ne se limite plus à son corps, mais se démultiplie dans les données numériques de santé la concernant, qui sont échangées, stockées, marchandisées et échappent largement à son contrôle ?

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La tension entre l’intime et le collectif, entre le plus subjectif et le plus général, est centrale et rend complexe le fait de passer à l’échelle des principes. N’y a-t-il d’éthique que du particulier, l’individu pensant la question éthique à partir de sa situation singulière ?

Cette dualité de l’intime et du collectif se retrouve notamment dans les questions sociétales ayant trait à l’origine (procréation) et à la fin de vie (revendication de la possibilité de choisir sa mort en légalisant l’euthanasie et/ou le suicide assisté). La difficulté singulière posée par ces deux thèmes est en particulier liée au fait de traiter collectivement et sur un plan plus général des problématiques inhérentes à l’intimité du sujet. La liberté individuelle et le prisme collectif sont donc dans un état de tension permanent : aussi intimes soient les questions de la procréation (et donc des origines) et de la mort, dès lors qu’elles font appel à un cadre juridique, elles concernent nécessairement le collectif. D’autant qu’en ce qui concerne la procréation, la question de la filiation constitue aussi un point d’intersection entre l’intime (individuel) et le sociétal (collectif). La liberté individuelle est donc positionnée dans une tension permanente exercée par le prisme collectif, ce qui pourrait expliquer en partie l’impossibilité d’arriver à un consensus sur ces deux questions sociétales.

Le lieu de l’intime est également celui qui est le plus chargé sur le plan symbolique. Il existe une grande inégalité de ce point de vue sur certains sujets (l’origine, la mort, l’embryon) en fonction de l’appartenance ou non à une confession, mais aussi de croyances parfois moins instituées, ou des expériences professionnelles et personnelles propres à chacun. Évolution relativement récente de notre société, l’individualisation du rapport au symbole, et donc au sacré, pose un défi nouveau pour la collectivité et interroge la fraternité.

Comment respecter la demande d’exercice de liberté de l’autre lorsqu’elle touche à ce qui pour moi est sacré ?

Cette ambivalence entre intime et collectif contribue également à révéler les enjeux éthiques en marge de la loi. Comment aménager, dans la société, des lieux de réflexion éthique continue qui ne s’activent pas seulement sous la pression législative ?

L’enjeu de l’autonomie de la personne ne constitue pas une fin en soi. Il nécessite d’être complété par les principes de solidarité et de responsabilité, au risque de faire émerger des besoins d’autonomie contradictoires, voire une conception dévoyée de l’autonomie, en conflit avec le respect de l’intérêt général.

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Les États généraux de la bioéthique ont d’ailleurs éclairé la notion même d’autonomie, revendiquée à titre personnel, mais ouvrant vers une dimension relationnelle. L’autonomie, mais aussi l’humanité de chacun passe par l’autre.

Ainsi, proposer une approche plus critique de la notion d’autonomie, en recherchant son point d’équilibre avec l’intérêt général, notamment celui qui commande que le progrès soit accessible à tous, constituera l’un des enjeux de la réflexion du CCNE pour répondre aux défis de la « médecine du futur ». La dimension d’ouverture vers l’autre, de réciprocité, est d’ailleurs consubstantielle de la réflexion du CCNE, notamment dans le rapport « Biodiversité et santé : nouvelles relations de l’humanité avec le vivant ? » (rapport 125).

Cette évidence encourage à faire émerger de nouvelles formes de solidarité, à redécouvrir nos interdépendances, à prendre aussi en compte nos vulnérabilités, nos limites. Mais, la réalité est parfois éloignée de cette ambition rappelée dans plusieurs avis du CCNE, notamment quand on constate un sentiment d’indignité qui peut se développer chez certaines personnes ou lorsque de nouvelles normes fleurissent, liées à la performance individuelle, à la rentabilité, laissant de côté ceux qui ne peuvent pas y répondre. La survalorisation de l’action et du travail met ainsi en difficulté ceux qui sont en souffrance du fait de leur incapacité à se situer et à se reconnaître dans cette évolution.

Il existe toujours une mise en jeu de tensions, qui n’interviennent pas seulement entre des principes, mais aussi entre un sujet et un collectif, entre « faire face » et

« programmer » : sa propre mort et la mort de tout le monde, sa propre procréation et la procréation en général, son jardin et l’environnement, l’air que l’on respire et la ville…

La liberté du sujet (invoquée comme libre choix dans les situations d’AMP, de fin de vie et de possibilité de choisir les modalités et le moment de sa mort, de recherche de ses origines ou d’informations sur son génome, de dépistage préimplantatoire ou prénatal) se trouve prise également dans la contradiction entre individu et collectivité. La collectivité a le devoir ici de veiller à ce que les progrès de la liberté des uns n’en viennent pas à réduire la liberté de choix des autres dans un processus de normalisation qu’il est difficile d’anticiper et de maîtriser.

Comment garantir une liberté de choix lorsque les progrès techniques et des processus de normalisation rendent de plus en plus subversif de ne pas tout mettre en œuvre pour éviter la naissance d’un enfant handicapé ?

Cette tension au cœur même de la revendication de liberté révèle celle qui existe entre le choix individuel et la responsabilité collective, qui consiste notamment à

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favoriser une égalité de diversité de choix pour tous. L’exercice de la fraternité/solidarité consiste ici à interroger les impacts de la liberté individuelle sur la valeur d’égalité dans l’exercice de cette liberté.

Sont aussi révélés ici, une fois encore, les enjeux éthiques en marge du cadre législatif.

Plus généralement, la question s’est posée dans le cadre de cet avis du CCNE d’interroger des principes cardinaux de la réflexion éthique, tels que l’anonymat ou la gratuité du don, le respect de la dignité de la personne humaine, l’indisponibilité du corps humain et sa non-patrimonialité, non pour les transgresser, mais pour les décliner dans le contexte de disruptions majeures qui caractérise le monde d’aujourd’hui.

4. Applications et orientations : (re)définition et