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Dons et transplantations d’organes

4. Réflexions et recommandations du CCNE

Les récentes avancées scientifiques dans le domaine des neurosciences suscitent de nombreuses questions éthiques. La neuro-éthique concerne à la fois l’éthique de la pratique des neurosciences dans les domaines de la clinique et de la recherche, ses implications sociétales dans des domaines aussi variés que la justice, l’économie, la publicité, ou l’enseignement et les enjeux éthiques de l'étude des mécanismes cérébraux qui sous-tendent, entre autres, le raisonnement éthique et le jugement moral. La neuro-éthique est un domaine multidisciplinaire qui est essentiellement développé dans les pays anglo-saxons depuis une quinzaine d’années, mais qui reste peu représenté en France, en dépit de l’excellence de la recherche française en neurosciences.

Dans le cadre d’une réflexion éthique, le CCNE a tenté d’examiner, à travers quelques exemples, en quoi les neurosciences, renforcent ou altèrent le concept de dignité humaine, ainsi que les principes d’autonomie, de non-malfaisance et d’équité.

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4.1 L’Imagerie par Résonnance Magnétique fonctionnelle (IRMf)

L’IRM fonctionnelle (IRMf) permet de visualiser l’activation de certaines zones du cerveau lors de l’exécution de diverses tâches motrices, sensorielles, cognitives et émotionnelles. Elle permet ainsi une sorte d’intrusion dans l’intimité même du fonctionnement cérébral de la personne. Lors des tâches effectuées, des images sont obtenues dont le risque est d’exercer un pouvoir de fascination et de simplification qui tend à leur conférer une valeur probante bien supérieure à ce qu’elles offrent réellement. C’est le cas de l’utilisation de l’IRMf comme

« détecteur de mensonge » pour statuer sur la culpabilité ou pour innocenter une personne. Or l’IRMf ne mesure pas directement l’activité des neurones, mais un signal moyen correspondant aux modifications métaboliques locales complexes (au niveau de l’unité neuro-vasculaire) associées à cette activité. L’image obtenue est donc un reflet indirect, une photographie moyenne de variations métaboliques, avec très peu d’informations sur les échanges rapides conduisant à une action ou à un raisonnement. L’information essentielle que l’on obtient est plutôt binaire, activité ou non d’une zone cérébrale d’intérêt. Il en résulte que ce n’est pas parce qu’un comportement est associé à une image que l’image indique un comportement (avis 116 du CCNE). Le CCNE en 2018 demeure donc, comme dans son avis précédent, très défavorable quant à l’utilisation de l’IRMf dans le domaine judiciaire.

Pour les mêmes raisons techniques, en raison de son caractère intrusif, et en l’état actuel des connaissances, le CCNE s’oppose à l’emploi de l’IRMf dans d’autres applications « sociétales » telles que le neuro-marketing (étude des réponses cérébrales lors de la présentation de produits de consommation), la sélection à l’embauche ou la demande de certains assureurs souhaitant disposer de l’IRMf de leurs futurs assurés. Il recommande par ailleurs d’exercer la plus grande vigilance à l’égard des tests dits « de vérité » et d’évaluation de la personnalité et des fonctions mentales par l’IRMf, de s’assurer que les recherches utilisant ces techniques de neuro-imagerie s’inscrivent dans le cadre réglementaire des recherches biomédicales, d’encourager une anonymisation systématique des images stockées dans des banques de données informatisées et d’accompagner l’usage de la neuro-imagerie hors du champ de la recherche médicale d’un encadrement très strict pour qu’en particulier son usage ne donne pas lieu à discrimination.

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4.2. Neurosciences, Cognition et Psychiatrie

Les enjeux éthiques liés aux techniques de modification du fonctionnement cérébral concernent essentiellement leur utilisation chez le sujet non malade (« normal ») en vue de « neuro-amélioration » c’est à dire pour « améliorer » ses capacités fonctionnelles cérébrales (avis 122 du CCNE). Il est toutefois impossible, dans le domaine du fonctionnement cérébral de tracer une ligne de démarcation nette entre le normal et le pathologique, ainsi qu’entre amélioration et restauration. Les frontières entre le normal et le pathologique dans le domaine psycho-cognitif sont donc particulièrement floues et fluctuantes, souvent non référées à des données issues de la recherche, mais enjeux de débats importants déterminés par la pression de groupes d’influence et de démarches de lobbyings.

De plus, les connaissances récentes sur la plasticité neuronale et l’épigénétique viennent faire éclater le cadre catégoriel classique de la psychopathologie et de la nosologie psychiatrique. En effet, la reconfiguration actuelle de la psychiatrie à partir de l’impact des neurosciences débouche en particulier sur des remaniements de classifications. Plutôt que catégorielles, procédant des grandes entités classiques, les classifications deviennent plus dimensionnelles, avec une centration portant sur des trajectoires individuelles de vulnérabilité, à partir de phénotypes intermédiaires (ou endophénotypes), combinant des items cliniques avec des données génétiques et d’imagerie.

Par ailleurs, les changements induits par l’intelligence artificielle et les « Big data » entraînent de profondes mutations dans le domaine de la psychiatrie.

C’est ainsi qu’une nouvelle classification RDoc (Research Domain Criteria) a été proposée par le National Institute of Mental Health (NIMH), par Thomas Insel.

L’idée centrale du RDoC n’est pas d’être un nouveau guide diagnostic, mais plutôt de concevoir le gradient du normal au pathologique par le prisme de la science et de relier si possible certains circuits neuronaux ou voies biologiques à des dimensions comportementales comme les émotions, la cognition, la motivation, et les comportements sociaux. La recherche passe par des explorations cliniques et biologiques (par exemple, tests cognitifs standardisés, séquençage du génome et imagerie cérébrale) mais aussi par la collecte des données numérisées issues directement des patients ou de la population générale, y compris à partir des smartphones, pour être traitées dans des dispositifs d’analyse de données massives (« Big data »). L’objectif de ces études est de combiner les informations obtenues au niveau populationnel avec les données de l’individu afin de l’orienter vers des traitements prenant en compte ses différences selon les repères de la médecine dite personnalisée.

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Ces changements de conception vers une approche plus dimensionnelle que catégorielle des maladies psychiatriques va influencer la façon de concevoir les dispositifs thérapeutiques et celle de les évaluer : d’oùl’importance de suivre leur évolution quant à leurs conséquences éthiques dans le champ de la santé mentale qui se révèle être en pleine métamorphose.

4.3. Neuro-amélioration biomédicale

La neuro-amélioration « biomédicale » concerne au premier chef les médicaments et les substances illicites.119 Plus récemment, certaines techniques non invasives de stimulation cérébrale transcrânienne (stimulation électrique et neurofeedback), initialement développées pour traiter des états pathologiques, (troubles de conscience, séquelles motrices et aphasiques après accident vasculaire cérébral (AVC), douleurs résistantes) ont été développées sous forme de dispositifs disponibles sur internet à bas coût et sont de plus en plus utilisées en vue de neuro-amélioration. Outre que les effets réels (efficaces et délétères) de ces techniques chez le sujet non malade demeurent très mal connus, leur utilisation soulève la question de leur statut : sont-ils des objets commerciaux que chacun peut utiliser à sa guise ou s’agit-il de dispositifs médicaux devant être encadrés comme tels ? Le recours à une méthode invasive telle que la stimulation cérébrale profonde à des fins de neuro-amélioration paraît inimaginable en raison des risques d’environ 2% d’AVC ou d’infection, mais le caractère très ciblé de son action, la potentielle réversibilité de ses effets et l’explosion actuelle de son spectre d’investigations (boulimie, anorexie, agressivité, troubles de mémoire etc.) rendent cette perspective réaliste et est d’ailleurs envisagée comme probable par plus de la moitié des neurochirurgiens américains spécialistes de cette technique (avis 122 du CCNE). Elle pourrait être supplantée par d’autres techniques moins invasives telles que la lumière proche infra-rouge (NIR, Near Infra Red) qui a montré son efficacité dans des modèles animaux de maladie de Parkinson et va prochainement être étudiée chez l’homme.

Les enjeux éthiques du recours à la neuro-amélioration concernent au premier chef l’autonomie : la personne se croit libre de son choix, mais elle est en réalité sous l’effet d’une injonction à la performance. La justice sociale est également questionnée avec un risque (si la neuro-amélioration est efficace) d’accentuation des inégalités des chances et d’émergence d’une classe sociale « améliorée »

119 Il existe aujourd’hui un véritable enjeu lié à l’utilisation des médicaments stimulants cognitifs comme le Méthylphénidate (Ritaline etc.) en particulier chez l’enfant, et le Modafinil (Modiodal etc.), mais aussi à celle des antidépresseurs, fréquemment réclamés malgré l’absence de dépression authentifiée.

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contribuant à aggraver encore l’écart entre populations riches et pauvres. Le rapport bénéfice/risque et notamment le risque éventuel de dépendance ne sont pas connus et extrêmement difficiles à étudier de façon rigoureuse. Enfin, l’utilisation de techniques biomédicales chez des personnes non malades questionne la place même de la médecine et du médecin (avis 122 du CCNE). Le risque du recours à la neuro-amélioration est de transformer l’image que l’on a de l’individu en « performeur », avec tout ce que cela signifie en termes d’injonction, de normativité, de domination et d’inégalités sociales.

Dans l’hypothèse de la fiabilité de ces techniques, l’enjeu est de déterminer jusqu’où faut-il permettre leur utilisation, en prenant en compte notamment des questions d’ordre politique, relatives au culte de la performance, aux spécificités des sociétés libérales, aux inégalités sociales, voire à la tentation du transhumanisme. Ainsi, la nécessité d’informer la société sur ces enjeux - dans ce domaine comme dans nombre d’autres – apparaît fondamentale : éveiller la prudence de la population générale sur les risques de ces techniques, lui apporter des connaissances tant scientifiques que législatives, afin d’éviter certaines dérives liées notamment aux fantasmes qui entourent ces domaines, l’aider à faire la part entre mythe et réalité.

4.4. Interfaces cerveau/machine

L’interaction cerveau/machine ne constitue-t-elle pas une nouvelle forme de neuro-amélioration ? Une interface cerveau-machine (ICM) est un dispositif permettant d’établir une communication directe entre le cerveau d’un individu et un dispositif électronique. On peut distinguer plusieurs cas : (1) un dispositif électronique dispose de signaux issus de l’environnement, par exemple rétine artificielle, et les transmet sous forme électrique au cerveau. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’une interface machine-cerveau. (2) L’ICM capte des signaux en provenance du cerveau, les analyses et les classe pour produire une sortie vers un dispositif visuel, mécanique (par exemple, les prothèses robotisées contrôlées directement par l’esprit de l’individu), voire un autre humain. (3) Cette ICM peut être contrôlée par un retour vers le sujet qui génère les signaux, en boucle fermée, en vue d’améliorer les performances de l’ensemble de la boucle, sujet inclus. Il s’agit alors d’apprentissage et d’amélioration. Ce n’est qu’une forme d’apprentissage et d’amélioration parmi d’autres.

L’utilisation généralisée des ICM hors indication médicale pose un certain nombre de questions éthiques, qui viennent interpeller notamment le principe d’autonomie, avec des implications en matière de responsabilité, de respect du consentement éclairé et de la vie privée. Du fait de son effet sur la personnalité de

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l’individu, le risque existe par ailleurs que ne soient valorisées que les dimensions performatives. Enfin, à partir de leurs applications médicales (ex : blessés médullaires) et en s’étendant vers le sujet non malade, les ICM reposent les questions de la norme, de la normalité et des injonctions normatives. L’ensemble de ces enjeux éthiques doivent faire l’objet de réflexions par le CCNE.

4.5. Encadrement de la recherche et évaluation éthique des projets de recherche

L’un des points que le CCNE souhaite mettre en avant concerne l’encadrement de la recherche en neurosciences et tout particulièrement en neurosciences de la cognition et du comportement. La majorité de ces travaux sont strictement corrélationnels (ex : tâche cognitive avec enregistrement des réponses comportementales et cérébrales) et donc dépourvus d’intervention directe sur le cerveau des volontaires (exemple : absence de manipulation pharmacologique ou électromagnétique cérébrale). Ils demeurent pourtant encadrés par des procédures assez lourdes conçues pour la recherche biomédicale humaine interventionnelle (ex : tester la tolérance et l’efficacité d’une molécule ou d’un dispositif médical).

Un examen approfondi de ce thème pourrait conduire à assouplir ces procédures administratives afin de ne pas freiner ce champ de recherche crucial et très dynamique, tout en créant de nouvelles responsabilités pour les chercheurs telles qu’une implication plus systématique pour expliciter la portée et les limites de leurs travaux à la société civile, et pour participer à une veille concernant l’exploitation de leurs résultats.

Enfin, le CCNE considère également nécessaire d’aborder la question de l’évaluation éthique des projets de recherche en neurosciences: s’agissant de la recherche clinique, devrait être portée une attention particulière à l’encadrement des techniques de stimulation cérébrale profonde dont l’extension des indications parait soulever des enjeux éthiques importants, notamment ceux du consentement libre et éclairé et de la modification éventuelle du « soi ».

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Principales propositions

1. Le CCNE demeure très défavorable, en l’état actuel des connaissances, à l’utilisation de l’IRM fonctionnelle dans le domaine judiciaire.

2. Le CCNE déconseille l’emploi de l’IRM fonctionnelle dans les applications

« sociétales » telles que le neuro-marketing.

3. Le CCNE s’oppose à l’emploi de l’IRM fonctionnelle dans le cadre de la sélection à l’embauche ou des pratiques assurantielles.

4. Le CCNE souhaite qu’une plus grande information autour des techniques de neuro-amélioration concernant des dispositifs non médicaux, soit délivrée à la population.

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