• Aucun résultat trouvé

C) « L’avant-garde oubliée du prolétariat »

CHAPITRE 5 : LES GRÈVES DE LA MÉTALLURGIE ET L’AVÈNEMENT DE LA FIGURE DU MÉTALLO

A) Tenir les minorités à distance dans la construction de la classe ouvrière

S’il semble naturel de s’interroger sur la présence ou non des femmes, que l’on trouve en filigrane, on aurait pu au contraire passer totalement à côté de la présence possible des étrangers et des coloniaux, comme nous le relevions. Introuvables dans les sources, leur statut militarisé et leur cantonnement dans des baraquements est une stratégie consciente de la part du gouvernement : le ministre de la Guerre Clemenceau craint, au moment de la démobilisation, « comme le cas s’est déjà produit d’ailleurs, que la plupart de ces indigènes ne soient tentés de revenir sur Paris où il y a déjà pléthore de travailleurs tunisiens sans travail »1. Il demande donc au commandant du Dépôt des

Travailleurs Coloniaux de Marseille d’accélérer et intensifier leur expulsion2. Pourtant, d’après

Tyler Stovall, près de 30 000 sont restés sur les 300 000 arrivés pendant la guerre (d’après les sources de l’armée)3. Cette main-d’œuvre pourrait, jointe aux ouvrier.ère.s français.e.s, menacer

l’ordre social. Mais en 1919, ceux qui sont restés sous encore sous étroite surveillance. Lors de la la grève générale des métaux, ceux-ci « observent avec attention » le déroulement du conflit, ce qui inquiète le Contrôle :

« L’action des syndicats ouvriers n’est pas sans produire sur nos protégés une forte impression, ils sont très attentifs à tout ce qui se passe autour d’eux ; il serait profitable pour les intérêts économiques de notre colonie de consigner sévèrement les camps à l’annonce d’une grève pour ne les déconsigner que longtemps après l’effervescence. Il faudrait aussi interdire les journaux dans les camps. Faute de quoi, les indigènes pourraient trop bien savoir que la cessation du travail chez l’ouvrier est un signe de protestation et surtout un moyen pour avoir gain de cause auprès du patron »4.

La politique coloniale s’accorde donc très mal avec la possibilité de mouvement social chez les sujets coloniaux. En juillet 1919, le Contrôle postal insiste : « L’agitation du monde ouvrier et ses revendications n’ont pas échappé aux Annamites, très observateurs et très attentifs à ce qui se passe

1 SHD, GR 7 NN 1050, le 24 janvier 1919. 2 Ibidem.

3 Tyler Stovall, « Travailleurs de couleur dans la France de l’entre-deux-guerres », in Nicolas Hatzfeld, Michel Pigenet, Xavier Vigna, Travail, travailleurs et ouvriers d’Europe au XXème siècle, Éditions Universitaires de Dijon,

2016, pp.257-270.

4 Archives Nationales des Outres-Mers (ANOM), SLOTFOM I, 8, cité par Mireille Le Van Ho, Vietnamiens dans la

autour d’eux. Ils ont fort bien remarqué que la cessation du travail est une arme dont se sert l’ouvrier européen pour faire pression sur ses employeurs et ils seraient facilement tentés d’en faire eux-mêmes l’expérience »5. Donc, malgré le potentiel gréviste de ces ouvriers, la rencontre ne se

fait pas. Leurs mouvements n’obtiennent pas la légitimité du nom de « grèves », et sont vus comme des ennemis. A Moulins, quelques jours après l’armistice, « un millier de Kabyles employés aux Ateliers de Chargement, ont refusé de se rendre au travail sous prétexte que la soupe, qui leur avait été servie la veille, était mauvaise. Afin de maintenir l’ordre, une centaine de fantassins de la garnison ont été envoyés sur les lieux, et 350 Kabyles, plus turbulents que les autres, ont été incarcérés dans les locaux disciplinaires »6. Les autorités refusent de prendre en compte les

véritables revendications de ces hommes déracinés et épuisés. Mais les ouvriers et ouvrières français.e.s non plus : au début de 1918, le syndicat de l’Atelier, qui disait défendre la main-d'œuvre féminine, « protest[ant] contre l’emploi de la main-d’œuvre étrangère notamment des Kabyles qui sont payés fort cher et rendent moins de services que les ouvriers militaires français qui touchent 0fr25 »7, se réjouit du renvoi imminent de ces Kabyles car les ouvrières allaient être amenées à les

remplacer8. S’il y a donc bien, comme le décrit John Barzman au Havre, une tentative des

« autorités de détourner les travailleurs coloniaux des activités syndicales »9, cela se fait en

concordance avec la politique cégétiste et parfois avec l’accord de la base ouvrière (cf. chapitre 1). Or ceux-ci souhaitaient participer : ils sont assignés dans des baraquements le 1er Mai au Havre, ce

qui signifie qu’ils comptaient prendre part à la manifestation10.

Il semble donc qu’à part lorsque les coloniaux déclenchent de manière autonome une grève (ce qui n’arrive plus après 1917), ils ne peuvent pas rejoindre la classe ouvrière en lutte11. Les ouvriers et

les ouvrières se placent bien d’un côté de la color line12. Le rapatriement des coloniaux hors de l’es-

pace blanc se fait avec l’approbation des forces syndicales13. L’internationalisme syndical pointe ses

limites, confiné au monde blanc. Le Parti Communiste, avec ses engagements anti-colonialistes, est né deux ans après la guerre. Toutefois, ses acteurs ne semblent pas avoir individuellement lutté contre l’exclusion des coloniaux en 1918 et 1919. Leur présence n’est pas du tout appréhendée et pensée par les ouvrier.e.s au prisme de l’expérience de ces travailleurs coloniaux déracinés, militari-

5 ANOM, SLOTFOM I, 9, ibid.

6 AN F7 13357, rapport du préfet de l’Allier, 26/11/1918.

7 Ibid, réunion du syndicat des ouvriers et ouvrières de l’Atelier de Chargement de Moulins, 17/02/1918.

8 Ibid, réunion des ouvrières syndiquées des Ateliers de Chargement de Moulins, 24/11/1918.

9 John Barzman, Dockers, métallos… op. cit., p. ?? 10 Ibidem.

11 Jean-Louis Robert, Ouvriers et mouvement ouvrier parisien, thèse d’État, op. cit., p.420.

12 Tyler Stovall, Paris and the Spirit of 1919… op. cit ; Trica Danielle Keaton, T. Denean Sharpley-Whiting, Tyler Stovall (dirs.), Black France : the history and politics of blackness, Londres, Duke University Press, 2012 ; Pap Ndiaye, La condition noire… op. cit., p.99.

sés, mais seulement par le biais de leur rôle de jaune et de main-d'œuvre bon marché pour les pa- trons. C’est bien le patronat que la CGT accuse : « Les employeurs s'accommodent fort bien d'une main d'œuvre aussi docile et mal rétribuée que l'est celle qui nous vient d’Indochine, de Madagascar ou des Antilles », avec des exemples où les français sont lésés : « quai de Javel, une grande firme de caoutchouc conserve 180 indochinois et se refuse à embaucher les soldats Français de retour des ar- mées ou ayant travaillé dans une usine pour la défense nationale »14. La classe ouvrière, le syndicat

comprennent bien le rôle du patronat dans cette manipulation de la main-d'œuvre coloniale, mais la seule solution qu’ils envisagent reste leur expulsion. La CGT semble prendre des précautions dans ses discours : dans l’hôtellerie-restauration, un secteur en tension en termes de main-d'œuvre après la guerre, « le comité de l’hôtellerie et le député M. Honnorat pensent à un recours aux femmes et aux annamites »15. La Confédération s’y oppose, mais précise qu’elle « n'a aucune haine contre les

ouvriers venus de l’Annam » et ne voit « pas d’inconvénients évidemment à ce que des femmes tra- vaillent dans des hôtels »16. Ici, la CGT voit vraiment femmes et coloniaux comme deux catégories

spécifiques concurrentes, dont le travail n’est pas habituel et soulève des problèmes. Si la position n’est pas claire en ce qui concerne les femmes, elle est constante pour les coloniaux. De surcroît, les exclusions imposées aux coloniaux et aux femmes semblent « lier » le destin de ces deux catégo- ries, autour du mouvement nataliste « entendant régénérer la population française par des tra- vailleurs de race blanche » renvoyant donc les femmes au foyer pour jouer le rôle de mère et les co- loniaux dans leurs colonies pour laisser place aux soldats démobilisés, qui devaient retrouver leurs femmes au foyer en rentrant17. La question de l’agency pour les coloniaux n’est pas encore réso-

lue18. Les seules mobilisations de travailleurs coloniaux que l’on trouve sont des faits extrêmement

isolés : si ce n’est une mention par la police d’une dizaine d’ouvriers algériens débaucheurs (qui sont arrêtés, on n’en apprend pas plus)19, jamais on ne trouve d’évocation de ces travailleurs, si ce

n’est pour s’assurer qu’ils ne vont pas remplacer les ouvriers français (et pas les ouvrières fran- çaises…), ou même pour demander leur expulsion. Pourtant, la capacité de lutte n’est pas totale- ment effacée : en janvier 1919, aux hauts fourneaux de Maxéville (en Meurthe-et-Moselle), six ou- vriers marocains sabotent un porte-mâchoire, par « paresse de travailler » selon la police20. Ces ma-

rocains sont restés isolés : pas de lutte conjointe avec les ouvrier.ère.s français.e.s, pas même avec les autres coloniaux. Si un mouvement social massif et organisé est donc impossible, les micro-ré-

14 La Bataille, 07/03/1919, pour les deux citations. 15 La Bataille, 22/01/1919.

16 Ibidem.

17 Pap Ndiaye, La condition noire… op. cit., p.77.

18 Laurent Dornel, La Grande Guerre et les migrations… op. cit.

19 APP BA 1407, rapport quotidien du commissaire divisionnaire de la 9ème circonscription de Paris, 07/06/1919. 20 AN F7 13356, tableau relatant les accidents survenus dans les usines de guerre en 1919.

sistances ponctuelles sont possibles. On peut trouver une exception, dans L’Humanité, en 1916, avec l’idée d’une véritable solidarité :

« Problème social d’abord : concurrence éventuelle avec la main-d'œuvre nationale. […] On le résoudra par l’égalité des salaires stipulée dans les contrats officiels et, pour la main-d'œuvre restant en France, en la groupant dans l’organisation syndicale. Sinon, la classe ouvrière se soulèvera contre les indigènes, qui vont être, d’autre part, la proie de toutes les exploitations »21.

Anticipation extrêmement intéressante de la démobilisation d’après-guerre, cet article ne semble pas avoir été suivi d’actions. Après-guerre, les besoins en main-d'œuvre sont réels mais ne sont pas pui- sés parmi la main-d'œuvre coloniale : la CGT se place en tête des négociations des accords bilaté- raux avec la Pologne et l’Italie pour la fourniture de travailleurs européens dont l’égalité de salaire et de traitement est assurée22. En somme, si les discussions existent sur la légitimité des femmes à

faire partie de la classe ouvrière, les coloniaux sont inassimilables pour la CGT. « Indésirables », ils le sont donc également dans le mouvement social, qu’ils doivent déclencher seuls, s’exposant à une répression incroyablement plus importante. Il n’y a pas de proximité militante possible avec ces tra- vailleurs23, pas de tentative sérieuse de la part de la CGT pour les organiser et les syndiquer24. Pour

les femmes, cette proximité est l’objet de discussions conflictuelles, et cherche au contraire à orga- niser activement cette main-d'œuvre qui fait office de militantes à part.