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C) « L’avant-garde oubliée du prolétariat »

CHAPITRE 5 : LES GRÈVES DE LA MÉTALLURGIE ET L’AVÈNEMENT DE LA FIGURE DU MÉTALLO

C) Le contrôle de l’État-major syndical

Notre hypothèse est donc bien qu’il y a domination mais pas exclusion. En effet, les ouvrières ont besoin du syndicat, ne serait-ce que pour traiter avec les patrons et apporter une assistance matérielle et pécuniaire. Et le syndicat a besoin des femmes et de leur nombre et, malgré les discours, de leurs pratiques militantes déterminées. Or, Madeleine Rebérioux montre que « La CGT redoute, derrière Jouhaux, toute autonomisation des femmes à l’intérieur du syndicalisme. Elle met l’accent sur les mesures propres à protéger la maternité ouvrière et à combattre les alertes nées

41 Anne-Sophie Bruno, « Les catégories d’emploi, contrepoint… », in Travailleurs… op. cit, p.191. 42 AN F7 13361, réunion des métallurgistes de Nantes, 14/02/1919.

d’une démographie gelée et vieillissante »44 après la guerre. Il y a donc un désir de contrôle des

actions féminines, et même des corps. Ainsi lors d’une réunion générale de grévistes,

« Montarlié reproche aux ouvrières, femmes ou jeunes filles de ne pas se tenir décemment dans la rue et de laisser parler trop librement leurs… sentiments. Cette façon de faire, dit-il, permet à la presse réactionnaire de saisir une occasion de plus pour salir la classe ouvrière. Il espère que les intéressées tiendront compte de cette observation »45.

Les femmes sont donc un expédient : excuse en cas d’échec, ou bien moyen de faire du nombre. Une pression constante est maintenue dans leur vie quotidienne aussi bien que dans leur pratique militante. Jean-Louis Robert a relevé cette tendance à la culpabilisation des catégories spécifiques, à la « dimension morale, éthique, vue comme fondatrice », cette idée qu’ils et elles « ne font ce mouvement vers le syndicat que pour la satisfaction de leur besoin matériel ». C’est le cas en particulier des minoritaires révolutionnaires, qui ont tendance à systématiquement rejeter la faute sur l’attitude individuelle, le geste de chacun.e46. Les ouvrières ne se rendent donc « utiles » que

quand elles suivent à la lettre les consignes des leaders, qu’ils soient majoritaires (besoin de faire une grève disciplinée, domestiquée par le syndicat etc.) ou minoritaires (faire passer ses revendications après la révolution, discipline derrière les leaders aussi).

De cette manière les femmes sont toujours aidées et sous la protection du syndicat. Mais là est peut-être en partie l’explication du manque de syndicalisation des femmes, comme le dit Francis Million, typographe et secrétaire de l’UD-CGT du Rhône dans les années 1910, dans la Voix du Peuple : « peut-être est-il bon que les hommes acceptent une part de responsabilité dans le caractère fugace du syndicalisme féminin »47. Après la guerre, la volonté de contrôle de la main-d’œuvre

féminine y compris par le syndicat, ce refus d’autonomie a pu les décourager, alors même qu’elles subissaient des débâcles dans les usines. La protection se cantonne, comme l’a dit Madeleine Rebérioux, à leur rôle de mère. Nous souhaitons montrer que les analyses de Françoise Thébaud, Michelle Zancarini-Fournel ou encore Michelle Perrot sur la « force conservatrice » de la guerre, la volonté de retour à l’ordre ancien, s’appliquent parfaitement au mouvement social en 1919. Avec l’autonomie prise notamment en 1917 mais aussi en 1918 (couturières septembre octobre), la réaffirmation de leur pouvoir par les hommes passait par là. Cela concorde avec l’exclusion des coloniaux : leurs grèves, pour les Chinois par exemples, sont « imprévisibles, éruptives » pendant le

44 Madeleine Rebérioux, « Le mouvement syndical et les femmes jusqu’au Front Populaire », op. cit., p.154. 45 APP BA 1386, réunion générale des corporations en grève de Levallois-Perret, 8 juin 1919.

46 Jean-Louis Robert, Ouvriers et mouvement ouvrier…, op. cit., p.2105, conclusion générale.

conflit, les mouvements sont isolés48. Il n’intéresse pas le syndicat de chercher à domestiquer ces

grèves : il ne se sent pas concerné, et n’estime pas pouvoir parvenir à organiser cette main-d'œuvre selon la politique de la CGT.

Poussons encore l’analyse. Dans un contexte militant analysé par Michelle Perrot comme une période de « rationalisation de la grève », le corsetage des mouvements féminins pourrait être un laboratoire pour le syndicat, une première expérience sur des travailleuses (vues comme plus malléables) de la « fonctionnalisation » de la grève décrite par Stéphane Sirot49, par le syndicat

majoritaire en particulier. En effet si cette volonté de maîtriser les mobilisations féminines est issue en partie de la guerre et du désir de reprendre le contrôle sur le mouvement social, elle peut aussi s’inscrire dans le temps long de l’entrée dans l’âge adulte de la grève, pour reprendre la métaphore de Michelle Perrot, et d’une première étape de rationalisation par le syndicat qui contrôle l’entrée en grève, les revendications, la geste (qui devient moins festive), et la reprise du travail. Ainsi, les femmes deviendraient un genre de « réservoir » subordonné de militantes que « l’État-major »50

syndical peut contrôler à sa guise, décidant le déclenchement et le déroulement d’une grève. Le terme « d’état-major » semble parfaitement s’appliquer en cette sortie de guerre, les ouvriers cherchant à remettre en place une hiérarchie qui ne leur profitait pas au front. On retrouve cette idée avant la guerre : Michelle Perrot, dans son ouvrage sur Lucie Baud, décrit que déjà dans les années 1900 « le mouvement des femmes à la recherche des moyens de maintenir la joie des premières heures de la grève, de l’échappée belle, se heurte à une culture masculine, plus rigide, plus politique et parlementaire aussi »51. L’échappée belle de 1917 se heurte ici de plein fouet au retour brutal des

valeurs masculines. Ce qui aurait pu être une brèche pour les ouvrières parvenues à prendre possession de l’espace public et dont les capacités travailleuses comme militantes, anciennes, étaient reconnues, se réduisit finalement à l’opportunité pour les hommes de réimposer leur modèle social et de tenter de renvoyer les femmes à la sphère privée.

48 Yves Tsao, Les travailleurs chinois recrutés… op. cit., p.235.

49 Stéphane Sirot, Le syndicalisme, la politique et la grève, Nancy, Arbre bleu, 2011, p.135.

50 Michelle Perrot, Les ouvriers en grève… op. cit., p.72 : « 1864-1914 marque l’essor et déjà le déclin de la grève. Argument dans une négociation, manœuvre calculée dans une stratégie savante, affaire d’état-major, moyen parmi d’autres dans l’arsenal des contestations possibles, d’une efficacité discutée. Rationalisée, elle a perdu sa

spontanéité, sa fraîcheur, cette fonction d’exutoire, de libération, dans la colère ou dans la fête, qui fait pour l’historien du 19e siècle son incomparable valeur psychanalytique, source jaillissante de mots, d’images, de bruits et de couleurs ».

51 Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, "Je suis entrée comme apprentie, j'avais alors douze ans..." Lucie Baud,